A. — Le capitalisme prémonopoliste
Chapitre 6 — La phase du machinisme sous le capitalisme
6.1. Le passage de la manufacture à l’industrie mécanique.
Tant que la production avait pour base le travail manuel, comme ce fut le cas dans la phase manufacturière, le capitalisme ne pouvait réaliser une révolution radicale de toute la vie économique de la société. Cette révolution se fit lors du passage de la manufacture à l’industrie mécanique, qui naquit dans le dernier tiers du 18e siècle et se développa dans les pays capitalistes les plus importants de l’Europe et aux États-Unis, au cours du 19e siècle.
La base technique et matérielle de cette révolution fut la machine.
Tout ensemble de machines perfectionné comporte trois parties : 1o le moteur ; 2o le mécanisme de transmission ; 3o la machine d’opération ou machine-outil.
Le moteur donne l’impulsion à tout le mécanisme. Il engendre lui-même la force motrice (par exemple, la machine à vapeur), ou la reçoit du dehors, d’une force naturelle toute prête (par exemple, la roue hydraulique mise en mouvement par la puissance d’une chute d’eau).
Le mécanisme de transmission comporte toutes sortes de dispositifs (transmissions, engrenages, courroies, fils électriques, etc.), qui règlent le mouvement, en modifient en cas de nécessité la forme (par exemple, le changent de rectiligne en circulaire), le distribuent et le transmettent à la machine d’opération. Le moteur comme le mécanisme de transmission mettent en mouvement la machine d’opération.
La machine-outil agit directement sur l’objet du travail et y produit les modifications nécessaires selon le but assigné. Si l’on examine de près la machine-outil, on peut y trouver en général, quoique souvent sous une forme sensiblement modifiée, les mêmes instruments dont on se sert pour le travail manuel. Mais en tout état de cause, ce ne sont plus des instruments de travail manuel, mais des mécanismes, des instruments mécaniques. La machine-outil a été le point de départ d’une révolution qui a amené la substitution de la production mécanique à la manufacture. Après l’invention des instruments mécaniques, des changements radicaux se sont produits dans la structure des moteurs et des mécanismes de transmission.
Dans sa course au profit, le capital a acquis, avec la machine, un puissant moyen pour augmenter la productivité du travail.
Premièrement, l’emploi des machines qui actionnent simultanément une multitude d’outils, a libéré le processus de la production de son cadre étroit déterminé par le caractère limité des organes humains. En second lieu, l’emploi des machines a permis pour la première fois d’utiliser dans le processus de la production d’immenses sources nouvelles d’énergie : la force motrice de la vapeur, du gaz et de l’électricité. Troisièmement l’emploi des machines a permis au capital de mettre au service de la production la science qui étend le pouvoir de l’homme sur la nature et ouvre des possibilités toujours nouvelles d’augmenter la productivité du travail. C’est sur la base de la grande industrie mécanique que s’est affirmée la domination du mode de production capitaliste. Avec la grande industrie mécanique le capitalisme acquiert la base matérielle et technique qui lui correspond.
6.2. La révolution industrielle.
C’est en Angleterre que la grande industrie mécanique a son origine. Il s’est formé dans ce pays des conditions historiques favorables à un prompt développement du mode de production capitaliste : le servage aboli de bonne heure et la liquidation du morcellement féodal, la victoire de la révolution bourgeoise au 17e siècle, le dépouillement du paysan de sa terre, ainsi que l’accumulation de capitaux au moyen d’un commerce très développé et du pillage des colonies.
Au milieu du 18e siècle, l’Angleterre possédait un grand nombre de manufactures. La branche la plus importante de l’industrie était la production textile. C’est à partir de cette branche qu’a commencé la révolution industrielle en Angleterre, au cours du dernier tiers du 18e et du premier quart du 19e siècle.
L’agrandissement du marché et la course aux profits engagée par les capitalistes ont déterminé la nécessité de perfectionner la technique de la production.
Dans l’industrie cotonnière, qui s’est développée plus vite que les autres branches de production, prédominait le travail manuel. Le filage et le tissage sont les principales opérations de l’industrie cotonnière. Le produit du travail des fileurs sert d’objet de travail aux tisseurs. La demande accrue des étoffes de coton s’est fait sentir tout d’abord sur la technique du tissage : en 1733 a été inventée la navette volante, qui a doublé la productivité du travail du tisseur. Cela a déterminé un retard du filage sur le tissage. Dans les manufactures, les métiers à tisser ont eu souvent des arrêts par manque de filés. L’amélioration de la technique du filage devint un besoin urgent.
Le problème fut résolu grâce à l’invention (en 1705-1767) des machines à filer, dont chacune possédait une quinzaine ou une vingtaine de broches. La force motrice des premières machines était l’homme lui-même ou les bêtes de trait ; ensuite, il y eut des machines actionnées parla force hydraulique. Les perfectionnements techniques ultérieurs permirent non seulement d’augmenter la production des filés, mais encore d’en améliorer la qualité. À la fin du 18e siècle existaient déjà des machines à filer comptant 400 broches. Ces inventions ont permis d’augmenter sensiblement la productivité du travail dans le filage.
Une nouvelle disproportion s’est manifestée alors dans l’industrie cotonnière : le filage avait gagné de vitesse le tissage. Disproportion qui fut éliminée grâce à l’invention en 1735 du métier à tisser mécanique. Après une série de perfectionnements, ce métier a pris de l’extension en Angleterre et, vers 1840, il a supplanté entièrement le tissage à la main. Le mode de traitement des tissus — blanchiment, teinture, impression — a lui aussi foncièrement changé. L’application de la chimie a eu pour effet de diminuer la durée de ces opérations et d’améliorer la qualité du produit.
Les premières fabriques textiles ont été implantées le long des cours d’eau, et les machines étaient mises en action au moyen de roues hydrauliques. Ceci limitait notablement les possibilités d’application du machinisme. Il fallait un nouveau moteur, qui ne dépendît ni de la localité ni de la saison. Ce fut la machine à vapeur.
La machine à vapeur sous sa forme primitive fut inventée dès la phase manufacturière du capitalisme et entre 1711 et 1712 commença à être employée dans l’industrie minière anglaise pour actionner les pompes installées dans les mines. La révolution industrielle en Angleterre provoqua le besoin d’un moteur à vapeur universel. Ce problème fut résolu en Angleterre vers 1780 par le perfectionnement de la machine à vapeur.
L’emploi de la machine à vapeur eut une importance énorme. C’est un moteur exempt des nombreux défauts propres au moteur hydraulique. Consommant le combustible et l’eau, la machine à vapeur produit une force motrice entièrement soumise au contrôle de l’homme. Cette machine est mobile ; elle permet à l’industrie de ne plus être tributaire des sources naturelles d’énergie et donne la possibilité de concentrer la production dans n’importe quel endroit.
L’emploi de la machine à vapeur s’est rapidement généralisé non seulement en Angleterre, mais aussi au-delà de ses frontières, créant ainsi les conditions nécessaires à l’apparition de fabriques importantes dotées d’une multitude de machines et comptant un grand nombre d’ouvriers.
Les machines ont révolutionné la production dans toutes les branches de l’industrie. Elles ont été mises en place non seulement dans l’industrie cotonnière, mais aussi dans l’industrie de la laine, du lin et de la soie. On découvrit peu après les procédés d’utilisation de la machine à vapeur dans les transports : en 1807, aux États-Unis, fut créé le premier bateau à vapeur et, en 1825, on construisit en Angleterre la première voie ferrée.
Au début, les machines furent fabriquées dans les manufactures au moyen du travail manuel. Elles revenaient cher et n’étaient pas suffisamment puissantes ni parfaites. Les manufactures ne pouvaient fabriquer la quantité de machines nécessaire au développement rapide de l’industrie. Le problème fut résolu par le passage à la production mécanique des machines. Une nouvelle branche de l’industrie apparut, qui se développa rapidement : les constructions mécaniques. Les premières machines étaient fabriquées surtout en bois. Ensuite, les pièces de bois furent remplacées par des pièces métalliques, ce qui permit d’augmenter la durée et la solidité des machines et de travailler avec une vitesse et une intensité inconnues jusque là. Au début du 19e siècle, on inventa des marteaux-pilons, des presses, des machines-outils pour le travail des métaux : le tour, ensuite la fraiseuse et la perceuse.
La fabrication de machines, locomotives, rails, bateaux nécessita des quantités énormes de fer et d’acier. La métallurgie fit des progrès rapides. Le développement de la métallurgie fut considérablement favorisé par la découverte des procédés de fonte des minerais de fer au combustible minéral au lieu du bois. Les hauts fourneaux se perfectionnèrent sans cesse. À partir de 1830, le soufflage à froid a été remplacé par le soufflage à chaud, ce qui accélérait les opérations dans les hauts fourneaux et fournissait une importante économie de combustible. On découvrit de nouveaux procédés, plus perfectionnés de production de l’acier. L’extension de la machine à vapeur, les progrès de la métallurgie réclamèrent d’importantes quantités de houille, ce qui amena un accroissement rapide de l’industrie houillère.
La révolution industrielle fit de l’Angleterre l’atelier industriel du monde. Après l’Angleterre, la production mécanique se répandit dans les autres pays d’Europe et en Amérique.
La révolution industrielle se poursuivit en France pendant des dizaines d’années à la suite de la révolution bourgeoise de 1789-1794. La situation dominante dans l’industrie de ce pays n’appartint à la fabrique capitaliste que dans la seconde moitié du 19e siècle.
En Allemagne, par suite du morcellement féodal et du maintien prolongé des rapports féodaux, la révolution industrielle se fit plus tard qu’en Angleterre et en France. La grande industrie ne commença à se développer qu’à partir de 1840 et particulièrement vite après l’unification de l’Allemagne en un seul État, en 1871.
Aux États-Unis, la grande industrie naquit au début du 19e siècle. L’industrie mécanique américaine se développa rapidement au lendemain de la guerre civile de 1861-1865. Et l’on utilisa sur une grande échelle les réalisations techniques de l’industrie anglaise, ainsi que l’afflux des capitaux disponibles et des cadres d’ouvriers qualifiés venus d’Europe.
En Russie, le passage de la manufacture à la phase de la production mécanique commença ayant l’abolition du servage, et prit toute son ampleur dans les premières décennies qui suivirent la réforme paysanne de 1861. Cependant, même après la disparition du servage, de nombreuses survivances de la féodalité retardèrent le passage de la production manuelle au machinisme. Cela se fit sentir surtout dans l’industrie minière de l’Oural.
6.3. L’industrialisation capitaliste.
La révolution industrielle marque le début de l’industrialisation capitaliste. L’industrie lourde, la production des moyens de production forme la base de l’industrialisation.
L’industrialisation capitaliste s’opère spontanément dans la poursuite du profit par les capitalistes. Le développement de la grande industrie capitaliste commence généralement par le développement de l’industrie légère, c’est-à-dire des branches produisant les objets de consommation individuelle. Ces branches demandent moins d’investissements, la rotation du capital y est plus rapide que dans l’industrie lourde, c’est-à-dire dans les branches d’industrie produisant les moyens de production : machines, métaux, combustibles. Le développement de l’industrie lourde ne commence qu’après une période pendant laquelle l’industrie légère accumule des profits. Ceux-ci sont progressivement attirés par l’industrie lourde. Ainsi donc, l’industrialisation capitaliste constitue un processus qui dure des dizaines et des dizaines d’années.
En Angleterre, par exemple, l’industrie textile resta pendant longtemps la principale et la plus développée des branches industrielles. Dans la seconde moitié du 19e siècle, c’est l’industrie lourde qui commence à jouer le rôle dominant. On constate le même type de développement des branches industrielles dans les autres pays capitalistes.
Dans la seconde moitié du 19e siècle, la métallurgie continua à se développer ; la technique de la fonte des métaux s’améliorait, la dimension des hauts fourneaux augmentait. La production de fonte se développait rapidement. En Angleterre, elle passait de 193 000 tonnes en 1800 à 2 285 000 tonnes en 1850, 6 059 000 tonnes en 1870 et 7 873 000 tonnes en 1880 ; aux États-Unis, de 41 000 tonnes en 1800 à 573 000 tonnes en 1850, 1 692 000 tonnes en 1870 et 3 897 000 tonnes en 1880.
Jusqu’au dernier tiers du 19e siècle, la machine à vapeur demeura le seul moteur employé dans la grande industrie et les transports. La vapeur a joué un rôle considérable dans le développement de l’industrie mécanique. Durant tout le 19e siècle se poursuivit le perfectionnement de la machine à vapeur : sa puissance augmentait, de même que le coefficient d’utilisation de l’énergie thermique. Après 1880 on créa la turbine à vapeur. Grâce à ses avantages, elle commença à évincer dans une série d’industries la machine à vapeur.
Mais plus la grande industrie se développait, et plus vite se manifestait l’insuffisance de la vapeur en tant que force motrice. On inventa un nouveau type de moteur, le moteur à combustion interne, d’abord à gaz (1877), puis un moteur fonctionnant au combustible liquide, le diesel (1893). Le dernier tiers du 19e siècle voit paraître, dans la vie économique, une force nouvelle et puissante, qui devait révolutionner encore davantage la production : l’électricité.
Au 19e siècle, le système mécanique gagne une industrie après l’autre. L’industrie minière — minerais, houille, — se développe. À la suite de l’invention du moteur à combustion interne, l’extraction du pétrole augmente. L’industrie chimique prend un large développement. L’accroissement rapide de la grande industrie mécanique s’accompagne d’une construction intense des voies ferrées.
L’industrialisation capitaliste se réalise au prix de l’exploitation des ouvriers salariés et de la ruine de la paysannerie de chaque pays, de même que par la spoliation des travailleurs des autres pays, notamment des colonies. Elle conduit inéluctablement à l’aggravation des contradictions du capitalisme, à l’appauvrissement de millions d’ouvriers, de paysans et d’artisans.
L’histoire fait apparaître différents moyens d’industrialisation capitaliste. Le premier est la mainmise sur les colonies et leur pillage. C’est ainsi que s’est développée l’industrie anglaise. Après s’être emparée de colonies dans toutes les parties du monde, l’Angleterre en a tiré, durant deux siècles, d’énormes profits qu’elle investissait dans son industrie. Le deuxième moyen est la guerre et les contributions prélevées par les pays vainqueurs sur les pays vaincus. Ainsi l’Allemagne, après avoir écrasé la France dans la guerre de 1870, la contraignit à payer cinq milliards de francs de contributions, qu’elle investit dans son industrie. Le troisième moyen, ce sont les concessions et les emprunts de servitude, qui mettent les pays arriérés sous la dépendance économique et politique des pays capitalistes développés. La Russie tsariste, par exemple, a accordé des concessions et s’est fait consentir des emprunts par les puissances occidentales à des conditions asservissantes, cherchant ainsi à s’engager progressivement dans la voie de l’industrialisation.
Dans l’histoire des différents pays, ces moyens d’industrialisation capitaliste se sont souvent enchevêtrés pour se compléter les uns les autres. L’histoire du développement économique des États-Unis en est un exemple. La grande industrie des États-Unis a été créée au moyen d’emprunts extérieurs et de crédits à long terme, et aussi par un pillage effréné de la population autochtone de l’Amérique.
Malgré les progrès de l’industrie mécanique dans les pays bourgeois, une grande partie de la population du monde capitaliste continue à vivre et à travailler avec la technique primitive du travail à la main.
6.4. Le développement des villes et des centres industriels. La formation de la classe des prolétaires.
L’industrialisation capitaliste a déterminé la croissance rapide des villes et des centres industriels. Au cours du 19e siècle, le nombre des grandes villes d’Europe (avec une population de plus de 100 000 habitants) a été multiplié par 7. La part de la population urbaine s’est constamment accrue aux dépens de la population rurale. En Angleterre, dès le milieu du 19e siècle, et en Allemagne au début du 20e siècle, plus de la moitié de la population se trouvait concentrée dans les villes.
Dans la phase manufacturière du capitalisme, les masses d’ouvriers salariés ne formaient pas encore une classe de prolétaires bien constituée. Les ouvriers des manufactures étaient relativement peu nombreux, liés pour une bonne part à l’agriculture, disséminés dans une multitude de petits ateliers et divisés par toutes sortes d’intérêts corporatifs étroits.
La révolution industrielle et le développement de l’industrie mécanique donnèrent naissance dans les pays capitalistes au prolétariat industriel. La classe ouvrière, dont les rangs grossissaient sans cesse par l’afflux de paysans et artisans en train de se ruiner, vit ses effectifs se multiplier rapidement. L’essor de la grande industrie mécanique fit disparaître peu à peu les intérêts et les préjugés locaux, corporatifs et de caste, des premières générations d’ouvriers, leurs espoirs utopiques de reconquérir la condition de petit artisan du Moyen âge. Les masses ouvrières se fondaient en une seule classe, le prolétariat. Définissant la formation du prolétariat en tant que classe, Engels écrivait :
Seul le développement de la production capitaliste, de l’industrie et de l’agriculture modernes dans de grandes proportions, a pu conférer un caractère de constance à son existence, l’a numériquement augmenté et formé en tant que classe particulière, avec ses intérêts particuliers et sa mission historique particulière.
( F. Engels, « Le mouvement ouvrier en Amérique », dans K. Marx et F. Engels, Œuvres, t. 16, 1re partie, p. 287 (éd. russe). )
En Angleterre, le nombre des ouvriers dans l’industrie et les transports dans la seconde décennie du 19e siècle s’élevait à près de 2 millions d’individus ; au cours des cent années suivantes, il a plus que triplé.
En France, il y avait deux millions d’ouvriers dans l’industrie et les transports vers 1860, et au début du 20e siècle leur nombre atteignait environ 3 800 000 hommes.
Aux États-Unis, le nombre des ouvriers dans l’industrie et les transports était de 1 800 000 en 1859 et 6 800 000 en 1899.
En Allemagne, le nombre des ouvriers occupés dans l’industrie et les transports passe de 700 000 en 1848 à 5 millions en 1895.
En Russie, après l’abolition du servage, le processus de formation de la classe ouvrière se développe rapidement. En 1865, les grandes fabriques et usines, l’industrie minière et les chemins de fer occupent 700 000 ouvriers ; en 1890, 1 433 000. En 25 ans, le nombre des ouvriers dans les grandes entreprises capitalistes a donc plus que doublé. Vers 1900, dans les cinquante provinces de la Russie d’Europe, le nombre des ouvriers des grandes fabriques et usines, de l’industrie minière et des chemins de fer s’élève à 2 207 000 et dans toute la Russie, à 2 792 000.
6.5. La fabrique capitaliste. La machine comme moyen d’exploitation du travail salarié par le capital.
La fabrique capitaliste est une grande entreprise industrielle, fondée sur l’exploitation des ouvriers salariés et faisant usage d’un système de machines pour la production de marchandises.
Un système de machines est un ensemble de machines-outils accomplissant simultanément les mêmes opérations (par exemple, les métiers à tisser de même espèce), ou un ensemble de machines-outils d’espèces différentes, mais complémentaires les unes des autres. Le système de machines d’espèces différentes est une combinaison de machines-outils parcellaires, fondée sur la division des opérations entre elles. Chaque machine parcellaire fournit du travail à une autre machine. Comme toutes ces machines fonctionnent simultanément, le produit se trouve sans cesse à des degrés divers du processus de production, passant d’une phase à l’autre.
L’emploi des machines assure un accroissement considérable de la productivité du travail et un abaissement de la valeur de la marchandise. La machine permet de produire la même quantité de marchandises avec une dépense de travail beaucoup moindre, ou de produire avec la même dépense de travail une quantité sensiblement plus grande de marchandises.
Au 19e siècle, pour transformer une même quantité de coton en filés au moyen d’une machine, il fallait 180 fois moins de temps de travail qu’avec un rouet. Au moyen de la machine, un ouvrier adulte ou un adolescent imprimait par heure autant de cotonnade à quatre couleurs que 200 ouvriers adultes, autrefois, travaillant à la main. Au 18e siècle, avec la division manufacturière du travail, un ouvrier produisait par jour 4 800 aiguilles ; au 19e siècle un ouvrier, travaillant simultanément sur 4 machines, fabriquait jusqu’à 600 000 aiguilles par jour.
Avec le mode de production capitaliste, tous les avantages que procure l’emploi des machines deviennent la propriété des possesseurs de ces machines, les capitalistes, dont les profits augmentent.
La fabrique est la forme supérieure de la coopération capitaliste. La coopération capitaliste étant un travail accompli en commun à une échelle relativement importante, rend nécessaires les fonctions particulières d’administration, de surveillance, de coordination des différents travaux. Dans l’entreprise capitaliste, la fonction d’administration est réalisée par le capitaliste ; elle possède des traits spécifiques, s’affirmant en même temps comme fonction d’exploitation des ouvriers salariés par le capital. Le capitaliste n’est pas capitaliste parce qu’il administre une entreprise industrielle ; au contraire, il devient dirigeant d’une entreprise parce qu’il est capitaliste.
Déjà avec la coopération simple, le capitaliste se libère du travail physique. La coopération du travail étant réalisée à une plus grande échelle, il se libère aussi de la fonction de surveillance directe et constante des ouvriers. Ces fonctions sont confiées à une catégorie particulière de travailleurs salariés, administrateurs et contremaîtres, qui commandent dans l’entreprise au nom du capitaliste. Par son caractère, l’administration capitaliste est despotique.
Avec le passage à la fabrique s’achève la création par le capital d’une discipline particulière, la discipline capitaliste du travail. C’est la discipline de la faim. Avec elle l’ouvrier, constamment menacé de renvoi, vit dans la crainte de se retrouver dans les rangs des chômeurs. Une discipline de caserne est le propre de la fabrique capitaliste. Les ouvriers sont frappés d’amendes et de retenues sur le salaire.
La machine est par elle-même un puissant moyen pour alléger le travail et en augmenter le rendement. Mais en régime capitaliste, la machine sert à renforcer l’exploitation du travail salarié.
Dès son introduction, la machine devient le concurrent de l’ouvrier. L’emploi capitaliste des machines prive tout d’abord de moyens de subsistance, des dizaines et des centaines de milliers d’ouvriers manuels, devenus inutiles. Ainsi, avec l’introduction en grand des métiers à tisser à vapeur, 800 000 tisserands anglais ont été jetés à la rue. Des millions de tisserands de l’Inde ont été voués à la famine et à la mort, car les tissus indiens faits à la main ne pouvaient résister à la concurrence des tissus anglais de fabrication mécanique. L’emploi accru des machines et leur perfectionnement évincent une quantité toujours plus grande d’ouvriers salariés, les mettent à la porte de la fabrique capitaliste et ils viennent grossir l’armée toujours plus nombreuse des chômeurs.
La machine simplifie le processus de production, rend inutile l’emploi d’une grande force musculaire. Aussi, avec Je passage au machinisme le capital fait-il participer largement à la production femmes et enfants. Le capitaliste les fait travailler dans de dures conditions pour un salaire de misère. Cela entraîne une mortalité infantile élevée dans les familles ouvrières, la mutilation physique et morale des femmes et des enfants.
La machine crée de grandes possibilités pour réduire le temps de travail nécessaire à la production d’une marchandise, créant ainsi les conditions favorables à la réduction de la journée de travail. Cependant en régime capitaliste elle est un moyen de prolonger la durée de la journée de travail. Dans sa course aux profits, le capitaliste cherche à utiliser au maximum la machine. En premier lieu, plus l’action utile de la machine est longue dans le courant de la journée de travail, et plus vite elle s’amortit. En second lieu, plus longue est la journée de travail et plus complète est l’utilisation de la machine, moins on risque de la voir vieillir au point de vue technique et de voir d’autres capitalistes réussir à introduire chez eux des machines plus perfectionnées ou moins coûteuses, ce qui les ferait bénéficier de conditions plus avantageuses de fabrication. Aussi bien le capitaliste cherche-t-il à prolonger au maximum la journée de travail.
La machine aux mains du capitaliste est utilisée pour tirer de l’ouvrier plus de travail dans un temps donné. L’intensité excessive du travail, l’exiguïté des locaux industriels, le manque d’air et de lumière, l’absence des mesures nécessaires à la protection du travail entraînent l’apparition massive de maladies professionnelles, ruinent la santé et raccourcissent la vie des ouvriers.
Le machinisme ouvre un large champ à l’utilisation de la science, dans le cours de la production ; il permet d’utiliser davantage dans le travail les facultés intellectuelles et créatrices. Mais l’emploi capitaliste des machines fait de l’ouvrier un appendice de la machine. Il ne lui reste qu’un travail physique uniforme et exténuant. Le travail intellectuel devient le privilège de travailleurs spécialisés : ingénieurs, techniciens, savants. La science passe au service du capital. En régime capitaliste l’opposition entre le travail manuel et le travail intellectuel devient de plus en plus profonde.
La machine marque le pouvoir accru de l’homme sur les forces de la nature. En augmentant la productivité du travail, la machine augmente la richesse de la société. Mais cette richesse va aux capitalistes, tandis que la condition de la classe ouvrière — principale force productive de la société — s’aggrave sans cesse.
Marx a prouvé dans son Capital que ce ne sont pas les machines par elles-mêmes qui sont l’ennemi de la classe ouvrière, mais le régime capitaliste sous lequel elles sont employées. Il disait que
la machine… moyen infaillible pour raccourcir le travail quotidien… le prolonge entre les mains capitalistes… ; triomphe de l’homme sur les forces naturelles, elle devient entre les mains capitalistes l’instrument de l’asservissement de l’homme à ces mêmes forces… ; baguette magique pour augmenter la richesse du producteur, elle l’appauvrit entre les mains capitalistes.
( K. Marx, Le Capital, livre 1, t. 2, p. 122. )
Dès l’apparition des rapports capitalistes, commence la lutte de classes entre ouvriers salariés et capitalistes. Elle se poursuit durant toute la période manufacturière, et lorsque apparaît la production mécanique elle prend une grande ampleur et une acuité sans précédent.
La première expression de la protestation du mouvement ouvrier à ses débuts contre les conséquences néfastes de l’emploi capitaliste de la technique mécanique, a été la tentative de détruire les machines. Inventée en 1758, la première tondeuse a été brûlée par les ouvriers qui, avec l’introduction de cette machine, étaient restés sans travail. Au début du 19e siècle, dans les comtés industriels d’Angleterre, s’est développé un vaste mouvement de «briseurs de machines», dirigé tout d’abord contre le métier à tisser à vapeur. Il fallut à la classe ouvrière un certain temps et une certaine expérience pour se rendre compte que l’oppression et la misère ne provenaient pas des machines, mais de leur usage capitaliste.
Les capitalistes ont largement utilisé la machine comme instrument de répression des soulèvements périodiques des ouvriers, des grèves, etc., dirigés contre l’arbitraire du capital. Après 1830, un nombre important d’inventions en Angleterre n’ont dû leur apparition qu’aux intérêts de la lutte de classe des capitalistes contre les ouvriers, aux efforts des capitalistes pour briser la résistance opposée par les ouvriers à l’oppression du capital, en réduisant le nombre des ouvriers qu’ils employaient et en utilisant une main-d’œuvre moins qualifiée.
Ainsi l’usage capitaliste des machines aggrave la situation des ouvriers, ainsi que les contradictions de classes entre le travail et le capital.
6.6. La grande industrie et l’agriculture.
Le développement de la grande industrie entraîna aussi remploi des machines dans l’agriculture. La possibilité de faire usage des machines est un des avantages les plus importants de la grande production agricole. Les machines élèvent énormément la productivité du travail dans l’agriculture. Mais elles ne sont pas à la portée de la petite exploitation paysanne, car pour en faire l’achat, il faut disposer de sommes considérables. L’emploi de la machine peut être efficace dans les grandes exploitations possédant de grandes surfaces emblavées, introduisant, dans la production, les cultures industrielles, etc. Dans les grandes exploitations, fondées sur l’utilisation des machines, les dépenses de travail par unité de production sont sensiblement inférieures à celles des petites exploitations paysannes, fondées sur une technique arriérée et le travail manuel. Il s’ensuit que la petite exploitation paysanne ne peut soutenir la concurrence de la grande exploitation capitaliste. L’emploi des machines agricoles accélère, dans le cadre du capitalisme, le processus de différenciation de la paysannerie.
L’emploi systématique des machines dans l’agriculture élimine le paysan « moyen » patriarcal aussi inexorablement que le métier à vapeur élimine le tisseur-artisan travaillant sur son métier à main.
( V. Lénine, « Le développement du capitalisme en Russie », Œuvres, t. 3, p. 240. )
Le capitalisme, en faisant progresser la technique agricole, ruine la masse des petits producteurs. De plus, la main-d’œuvre salariée dans l’agriculture est tellement bon marché que beaucoup de grandes exploitations n’emploient pas de machines ; elles préfèrent se servir de la main-d’œuvre manuelle. Cela retarde le développement du machinisme dans la production agricole.
L’usage capitaliste des machines dans l’agriculture s’accompagne nécessairement d’une exploitation accrue du prolétariat agricole par l’intensification du travail. Par exemple, une espèce de moissonneuse largement répandue à un moment donné a reçu en russe le nom de « lobogreïka » (chauffe-front), parce qu’il fallait un gros effort physique pour la faire fonctionner.
Dans la période du machinisme capitaliste s’achève la séparation de l’industrie et de l’agriculture, s’approfondit et s’aggrave l’opposition entre la ville et la campagne. En régime capitaliste, l’agriculture retarde de plus en plus dans son développement sur l’industrie. Lénine disait que l’agriculture des pays capitalistes au début du 20e siècle par son niveau technique et économique, était plutôt voisine de la phase manufacturière.
L’introduction du machinisme dans la production agricole en régime capitaliste s’opère avec beaucoup plus de lenteur que dans l’industrie. Si le moteur à vapeur a permis des transformations techniques fondamentales dans l’industrie, il n’a pu être utilisé dans l’agriculture que sous forme de batteuse à vapeur. Plus tard la batteuse mécanique complexe mènera de front les opérations de battage, de nettoyage et de triage du grain. Ce n’est que dans le dernier quart du 19e siècle qu’apparaissent les machines à récolter le blé à traction hippomobile : les moissonneuses-lieuses. Le tracteur à chenilles a été inventé après 1880, et le tracteur à roues, au début du 20e siècle, mais les grandes exploitations capitalistes n’ont commencé à faire un usage plus ou moins étendu du tracteur qu’à partir de 1920, principalement aux États-Unis.
Cependant, dans l’agriculture de la plupart des pays du monde capitaliste, la force motrice fondamentale est jusqu’à nos jours la bête de trait, et pour le travail du sol on emploie la charrue, la herse, le cultivateur à cheval.
6.7. La socialisation capitaliste du travail et de la production. Les limites de l’usage des machines en régime capitaliste.
Sur la base du machinisme, en régime capitaliste, un grand progrès a été réalisé dans le développement des forces productives de la société par rapport au mode de production féodal. La machine a été la force révolutionnaire qui a transformé la société.
Le passage de la manufacture à la fabrique constitue une révolution technique complète qui réduit à néant toute l’habileté manuelle acquise au cours des siècles par les maîtres-artisans, révolution suivie de la démolition la plus brutale des rapports sociaux de production, d’une scission définitive entre les différents groupes participant à la production, d’une rupture totale avec la tradition, de l’aggravation et de l’extension de tous les côtés sombres du capitalisme, et en même temps de la socialisation en masse du travail par le capitalisme. On voit donc que la grande industrie mécanique est le dernier mot du capitalisme, le dernier mot de ses facteurs négatifs et de ses « éléments positifs ».
( V. Lénine, « Le développement du capitalisme en Russie », Œuvres, t. 3, p. 480-481. )
Sur la base de la grande industrie mécanique s’opère un processus spontané de vaste socialisation du travail par le capital.
Premièrement, grâce à l’emploi des machines la production industrielle se concentre de plus en plus dans les grandes entreprises. La machine exige par elle-même le travail collectif de nombreux ouvriers.
En second lieu, avec le capitalisme se développe de façon continue la division sociale du travail. Le nombre des branches industrielles et agricoles augmente. En même temps, l’interdépendance des branches et des entreprises devient de plus en plus étroite. Avec la haute spécialisation des branches d’industrie, le fabricant qui produit, par exemple, des tissus, dépend directement du fabricant qui produit les filés ; ce dernier, du capitaliste produisant le coton, du propriétaire de l’usine de constructions mécaniques, des houillères, etc.
Troisièmement, le morcellement des petites unités économiques propre à l’ disparaît, et les petits marchés locaux se fondent en un immense marché national et mondial.
Quatrièmement, le capitalisme avec son industrie mécanique refoule les diverses formes de dépendance personnelle du travailleur. Le travail salarié devient la base de la production. Il se crée une grande mobilité de la population, ce qui assure un afflux constant de main-d’œuvre dans les branches ascendantes de l’industrie.
Cinquièmement, avec l’expansion de la production mécanique, on voit apparaître une multitude de centres industriels et de grandes villes. La société se scinde de plus en plus en deux classes antagonistes fondamentales : la classe des capitalistes et la classe des ouvriers salariés.
La socialisation du travail et de la production, réalisée sur la base du machinisme, constitue un grand pas en avant dans le développement progressif de la société. Mais le bas égoïsme des capitalistes, âpres au gain, met des limites au développement des forces productives.
Du point de vue social, l’emploi de la machine est avantageux si le travail que nécessite la fabrication de la machine est inférieur à celui que son emploi permet d’économiser, et aussi si la machine allège le travail. Mais ce qui importe pour le capitaliste, ce n’est pas l’économie du travail social ni l’allègement du travail de l’ouvrier, mais l’économie réalisée sur le salaire. Les limites de l’emploi des machines pour le capitaliste sont donc plus étroites. Elles sont déterminées par la différence entre le prix de la machine et le salaire des ouvriers qu’elle élimine. Plus le salaire est bas, plus faible est la tendance du capitaliste à introduire des machines. Aussi le travail manuel est-il encore jusqu’à présent largement utilisé dans l’industrie des pays capitalistes même les plus développés.
La grande industrie mécanique a aggravé la concurrence entre les capitalistes, renforcé le caractère spontané, l’anarchie de toute la production sociale. L’usage capitaliste des machines a contribué non seulement au développement rapide des forces productives de la société, mais aussi à l’oppression du travail par le capital, à l’aggravation de toutes les contradictions inhérentes au mode de production capitaliste.
Résumé du chapitre 6
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Le passage de la manufacture à la grande industrie mécanique a constitué la révolution industrielle. Particulièrement importante pour le passage à l’industrie mécanique furent l’invention de la machine à vapeur, l’amélioration des procédés de fabrication du métal et la création de machines produisant des machines, La machine a conquis, les unes après les autres, les branches de la production.
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Avec le développement du capitalisme s’opère le processus d’industrialisation capitaliste des pays les plus importants de l’Europe et de l’Amérique. L’industrialisation capitaliste commence généralement par le développement de l’industrie légère. Le pillage des colonies et des pays vaincus et l’obtention d’emprunts asservissants jouent un grand rôle dans l’industrialisation des pays capitalistes. Celle-ci est fondée sur l’exploitation du travail salarié et elle accentue la ruine des grandes masses de la paysannerie et de l’artisanat. Elle conduit à de nouveaux progrès de la division sociale du travail, achève la séparation de l’industrie et de l’agriculture, aggrave l’opposition entre la ville et la campagne.
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La fabrique capitaliste est une grande entreprise fondée sur l’exploitation des ouvriers salariés et qui fait usage d’un système de machines pour la production des marchandises. L’administration de la fabrique capitaliste revêt un caractère despotique. Dans la société capitaliste l’emploi des machines augmente le fardeau du travail salarié, renforce l’exploitation de l’ouvrier, entraîne à l’usine des femmes et des enfants qui touchent un salaire de misère. Le machinisme capitaliste achève la séparation du travail intellectuel et du travail manuel et aggrave leur opposition.
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Le développement de la grande industrie mécanique contribue à l’agrandissement des villes, à l’accroissement de la population urbaine aux dépens de la population rurale, à la formation de la classe des ouvriers salariés — le prolétariat —, à l’augmentation de ses effectifs. L’emploi des machines dans l’agriculture est un avantage de la grande production, il entraîne l’élévation de la productivité du travail et accélère le processus de différenciation de la paysannerie. En régime capitaliste, l’agriculture retarde de plus en plus sur l’industrie, ce qui aggrave l’opposition de la ville et de la campagne.
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La grande industrie mécanique joue dans l’histoire un rôle progressif, elle mène à l’accroissement de la productivité du travail et à la socialisation du travail par le capital. Les limites de l’emploi capitaliste des machines sont déterminées par le fait que les capitalistes n’introduisent la machine que lorsque son prix est inférieur à la masse des salaires des ouvriers qu’elle élimine.