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    La bête immonde et les apprentis sorciers
    vendredi, 7 juin 2013 / Charles Hoareau

    Au lendemain de la guerre de 39/45, le peuple se libérait aux cris de « plus jamais ça ! ». Bertolt Brecht avait beau avoir écrit « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde » on se refusait à croire que cela pouvait revenir chez nous. On pensait le fascisme réservé à l’Amérique du Sud où il régnait en maître sur tout le continent. L’éducation, l’histoire devait suffire pensait-on souvent.

    Après plus de 30 ans de luttes, débarrassée de la droite et de sa politique de régression sociale, la France de 1981 pouvait croire que la gauche aller « changer la vie ».

    Hélas, il y eut le « tournant de la rigueur » de 1983 où l’on vit un gouvernement tourner le dos à son anticapitalisme claironné au lendemain de 1968 [1].

    Reprendre les mêmes recettes que le gouvernement précédent, faire payer le travail et non le capital, la différence entre gauche et droite devenait diffuse, il fallait recréer un clivage.

    C’est là que Mitterrand a fait le choix stratégique de ressortir Le Pen des poubelles de l’histoire afin de lui donner visibilité et crédibilité. Invité à de multiples reprises des plateaux de télévision bien que représentant moins d’1% de l’électorat, il put soutenir ses thèses nauséabondes réhabilitées de fait par le pouvoir et les médias obéissantes au nom de la liberté d’expression. Ce fut l’époque où l’on vit fleurir pour la première fois sur les murs des campagnes électorales ce slogan machiavélique : « le PS ou l’extrême droite, c’est vous qui choisissez » .

    La fausse alternance droite gauche, des choix économiques de plus en plus semblables et antisociaux, un pays s’enfonçant dans la crise, une UE de plus en plus totalitaire et niant la souveraineté populaire, ont creusé le lit de la montée du fascisme à laquelle nous sommes confrontés.

    Récemment le discours médiatique sur la montée des « extrêmes » pour qualifier tout refus d’accepter les délocalisations ou les attaques sur la protection sociale, comme si la seule voie « raisonnable » possible était la soumission au capital ont encore aggravé le phénomène.

    La CGT des Bouches du Rhône a bien raison d’écrire « Cette violence entretenue par l’extrême droite, sur un terrain de crise sociale doit être éradiquée et sanctionnée. Les responsables politiques de notre pays ont le devoir d’agir face à l’idéologie de la haine de l’autre.
    Cela passe nécessairement par une politique qui réponde aux exigences sociales du monde du travail.
    En effet, la situation est grave, austérité, chômage, misère ne font qu’enraciner ces discours d’extrême droite qui alimentent les tensions, la xénophobie et le racisme, l’homophobie et les violences pour en arriver à des drames inacceptables… ».

    Ce n’est pas d’aujourd’hui que datent ces groupes fascistes qui s’en prennent régulièrement aux arabes, aux noirs, aux roms, aux travailleurs en lutte… et plus généralement à celles et ceux qui ne pensent pas comme eux, sans que cela ne fasse forcément autant de bruit que cette fois-ci. Dissoudre les groupes d’extrême droite, si tant est que cela serve à quelque chose, ne suffit pas, c’est le terreau sur lequel ils se développent qu’il faut éradiquer. On ne combat pas une idée en l’interdisant mais en la combattant par des idées dont les actes et les faits démontrent la validité.

    L’histoire récente montre assez que la stratégie Mitterrandienne avec laquelle le PS n’a jamais rompu, loin d’affaiblir l’extrême droite l’a renforcée et ses liens avec la droite « décomplexée » se sont affirmés comme jamais sous le quinquennat précédent. On avait bien vu dans les années 80 des alliances électorales droite/FN au nom de l’anticommunisme, mais sous Sarkozy un pas supplémentaire est franchi, c’est sur le terrain des idées que le rapprochement se fait sentir au point de ne plus voir sur certains points (le racisme en particulier) où est la différence entre la droite et son extrême.

    Si ce gouvernement à son arrivée avait augmenté le SMIC de 30% et s’était opposé aux fermetures d’entreprises en les réquisitionnant pour en donner les clefs aux salarié-e-s, les opposants au mariage pour tous auraient-ils pu avec tant de facilité développer leur discours homophobe face à une loi censée représenter à elle seule le retour du clivage gauche/droite ?…Ce qui en plus est faux quand on voit la couleur politique des gouvernements qui de par le monde ont adopté une loi semblable.

    Le fascisme ne se combat pas avec les bons sentiments mais avec une politique de progrès social faite par et pour le monde du travail. Il en va ainsi des quartiers populaires en manifestation le 1er juin, comme des jeunes épris de liberté et d’antiracisme.

    Le capitalisme qui condamne à la mal-vie et au chômage des quartiers entiers, est directement responsable de la mort des jeunes tombés dans les trafics comme il est responsable de la montée des haines fascistes dernier rempart du maintien de son ordre. Celles et ceux qui, ayant le pouvoir, ont cru pouvoir jouer aux apprentis sorciers avec l’extrême droite pour masquer leurs renoncements à attaquer le mal à la racine portent une lourde responsabilité dans la situation actuelle.

    Ce sont leurs renoncements que Clément a payé de sa vie et les larmes hypocrites de leurs auteurs sont encore moins supportables.

    En médaillon, hier la manif marseillaise rassemblait plus de 1000 personnes

    [1] « Celui qui n’est pas anticapitaliste n’a pas sa place au Parti socialiste » François Mitterrand congrès d’Epinay 1971

    http://www.rougemidi.org/spip.php?article7885


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  • Je voudrais écrire aujourd'hui sur le double assassinat d'Echirolles. Deux jeunes sans histoires, Sofiane Tadbirt et Kevin Noubissi, sont morts. Une poignée de jeunes, leurs assassins présumés, sont derrière les verrous et passeront certainement de longues années en prison. Deux vies perdues, une douzaine de vies foutures, et cela sans compter la peine des parents et amis qui ont perdu un être cher ou qui iront pendant de longues années visiter un enfant, un frère en prison. Et tout ça pourquoi ? Pour un "mauvais regard" croisé par hasard et qui déclenche, comme dans une tragédie, la mécanique mortelle.

     

    Qu'avaient-ils dans la tête, cette quinzaine de jeunes qui ont fondu sur les deux victimes pour leur ôter la vie à coups de battes et de couteaux ? Ont-ils seulement imaginé quelle pouvait être la suite de leur équipée sauvage ? Pensaient-ils que Kevin et Sofiane allaient, après avoir reçu plusieurs coups de couteau mortels, se relever et reprendre leur vie comme si de rien n'était ? Croyaient-ils vraiment que dans cet âge de caméras de surveillance, dans un lieu fréquenté où l'agression aurait certainement de témoins, ils ne seraient pas identifiés ? Qu'après leur acte ils pourraient continuer à mener une vie normale comme si rien d'anormal ne s'était passé ?

     

    Certains enquêteurs ont commenté que les jeunes interrogés ne semblent pas réaliser la gravité des faits. Et ce n'est pas nouveau: on avait pu constater le même phénomène dans d'autres affaires récentes, par exemple celle du "gang des Barbares".  Tout se passe comme si une partie de nos jeunes avait perdu contact avec le monde réel. Comme s'ils vivaient dans un de ces films de violence américains où le héros peut dézinguer des dizaines de figurants pendant deux heures au couteau et au révolver pour ensuite coucher avec l'héroïne sans que personne ne songe à lui passer les menottes. Ou dans l'un de ces dessins animés où un personnage peut être criblé de balles, découpé en rondelles et jeté sous un train et se relève dans la scène suivante comme si de rien n'était. On parle de "lynchage". A tort: la loi de Lynch s'enonce par le classique "oeil pour oeil, dent pour dent" qui institue une proportionnalité entre l'offense et la réponse. Le problème, à Echirolles et ailleurs, est qu'une partie de la jeunesse a perdu tout sens des proportions. Une mauvaise note justifie qu'on poignarde un professeur, un "mauvais regard" qu'on assassine deux jeunes. Il n'y a plus aucune hiérarchie entre les offenses qui permette une hiérarchie dans les réponses.

     

    Le sens moral n'est pas inné. Il doit être formé. L'enfant, le jeune ne comprennent que très graduellement cette règle de proportionnalité. Or, comment on forme nos jeunes ? Il suffit de regarder les programmes de télévision, les sorties de cinéma, les derniers jeux vidéo pour constater qu'il y a un point commun à une majorité d'entre eux: la violence aveugle et disproportionnée. Nos petits écrans sont pleins de gens qui flinguent, poignardent, torturent, étranglent pour un oui ou pour un non, en toute impunité et sans le moindre remords. On présente comme des héros des personnages qui se font justice eux mêmes, en dehors de toute règle divine ou humaine; des flics qui exécutent le "méchant" sans autre forme de procès (la loi, c'est bien connu, est trop laxiste...). Peut-on dans ces conditions s'étonner que des jeunes nourris de ce genre de situations finissent par croire qu'il est normal de cribler de balles ou de coups de poignard celui qui vous a offensé ?

     

    Dans cette société de divertissement, la violence et la mort sont désincarnées. On rigole en voyant des figurants  torturés ou tués. On ne nous montre jamais la souffrance de ses parents, de ses amis, de ceux qui l'aiment. Parce que cette souffrance montrée à l'écran rendrait le "divertissement" inopérant et nous obligerait à nous poser des questions morales. La télévision, le cinéma, les jeux vidéo nous construisent un monde où la mort est présente mais la souffrance est bannie.

     

    Il nous faut éduquer nos jeunes dans l'idée, essentielle, que la violence n'est pas un jeu, et que dans une société démocratique il n'existe qu'une seule violence légitime: celle que l'Etat exerce dans le cadre des lois. Toutes les autres, quelqu'elles soient, doivent être dénoncées comme illégitimes. Quelque soient les intentions - nobles ou moins nobles - qui motivent leurs auteurs. Les grévistes qui saccagent une sous-préfecture comme les émeutiers qui mettent le feu aux voitures, aux écoles, aux gymnases reçoivent chez certains une indulgence plenière. C'est une erreur: dès lors qu'on admet qu'un individu ou un groupe d'individus peuvent légitimement user de la violence, tout est permis. Ceux qui, à gauche comme à droite, appellent à des actes violents ou les justifient commettent un crime contre la jeunesse.

     

    Dans une société qui s'ensauvage de plus en plus, il faut se lever pour défendre la civilisation. Au risque de paraître réactionnaire, je vous dirai ma conviction que le temps est venu de révaloriser la règle plutôt que la rébellion, le respect plutôt que l'insolence, la discipline collective plutôt que le chacun pour soi. La violence doit redevenir un tabou social, un "impensable". Le politique qui proposera d'interdire aux jeunes la violence à la télévision, au cinema, dans les jeux vidéo; le politique qui dans son propre discours laissera de côté le langage de guerre civile pour s'adresser avec respect à tous les électeurs aura mon suffrage.

     Descartes


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  •  « Notre priorité est de renverser les discours stigmatisant la précarité, les jeunes et les assistés »

    Alors que le chômage explose en Europe, en particulier chez les jeunes, la notion de précariat, contraction de précarité et de prolétariat, devient de plus en plus d’actualité. Pour le britannique Guy Standing, professeur d’économie et promoteur d’un revenu citoyen pour tous, ce précariat rassemble aussi bien les jeunes diplômés précarisés, les enfants d’ouvriers rongés par l’incertitude que les travailleurs migrants. Il nous livre son analyse sur « cette classe sociale en devenir » et appelle à combattre les discours stigmatisant les « assistés », nouveau terreau de la montée de l’extrême droite.

    Guy Standing est professeur d’économie à l’université de Bath (Royaume-Uni) et membre fondateur du Basic Income Earth Network (Réseau pour un revenu de base universel), une organisation qui promeut un revenu citoyen pour tous. Il a travaillé de nombreuses années à l’Organisation internationale du travail (OIT) et est l’auteur de Précariat - la nouvelle classe dangereuse (2011) et Le travail après la mondialisation : construire une citoyenneté occupationelle (2009).

    Basta ! : La notion de précariat englobe celle de précarité et de prolétariat. Que signifie faire partie du précariat ?

    Guy Standing : Le précariat est un phénomène mondial apparu avec les politiques visant à rendre toujours plus flexible le marché du travail. C’est vivre en situation d’incertitude permanente vis-àvis du travail, du logement, et même de son identité. En plus de ne pas avoir de revenu stable, les personnes faisant partie du précariat n’ont plus le sentiment d’avoir une identité professionnelle, ni de se développer personnellement au travail. Le précariat est en train de devenir anomique dans le sens ou il déstructure, désespère et aliène ceux qui en font partie. Être en situation de précariat, c’est aussi avoir du mal à contrôler son temps. On cherche à l’utiliser rationnellement et de manière productive. Compte tenu des incertitudes dans lequel le précariat est forcé de vivre, cela est très stressant. Les salariés et les élites n’ont souvent aucune idée de la quantité de travail que le précariat accomplit, bien que celui-ci soit souvent inutile, comme par exemple faire la queue pendant des heures, remplir un formulaire, avec l’espoir d’obtenir quelques miettes. Dans le même temps, les riches peuvent s’acheter des conseils et des services.

    La notion de précariat ne recoupe-t-elle pas des réalités et des populations très diverses ?

    Un autre aspect spécifique du précariat est qu’il est actuellement en guerre contre lui-même. Le précariat n’est pas une classe homogène, mais une classe sociale en devenir. Une partie est issue de la classe ouvrière, ou des périphéries urbaines. Pour eux la situation est très frustrante car ils réalisent qu’ils n’auront pas ce que leurs parents ont pu acquérir. Une autre partie du précariat est issue des vagues d’immigration. La troisième population est composée des jeunes éduqués, qui sortent de l’université sans débouchés. Ces derniers souffrent tout particulièrement de la frustration de ne pas avoir de statut. Ces trois groupes ont des consciences sociales très différentes, mais ils sont de plus en plus conscients de partager leur sentiment de précarité avec d’autres groupes, et d’être à part du reste de la société. Ils voient bien que les riches et la bureaucratie vivent sur une autre planète. Pour toutes ces raisons, le précariat est de plus en plus anxieux et se sent en situation d’insécurité croissante. Ce qui est source de colère.

    Pourtant, en Europe, il existe encore un certain niveau de protection sociale ?

    Le cœur du problème est que le précariat n’a pas ou très peu accès aux prestations sociales, si ce n’est les allocations soumises à des conditions de revenus, d’activité ou d’âge. Au bout du compte, ces systèmes n’atteignent que très peu le précariat, qui passe entre les mailles du filet de sécurité. La logique utilitariste du workfare (Travailler en échange d’allocations ou de compléments de revenus, ndlr), qui s’étend en Europe, est de faire payer les coûts d’une certaine protection sociale par ceux là même qui en ont besoin.

    C’est cette même population qui est en permanence qualifiée par la droite d’« assistés » [1]...

    Puisque la politique est un marché qui consiste à dépenser de l’argent pour attirer une majorité de votes, les politiciens jouent sur les préjugés perçus par cette majorité. De même, les médias veulent vendre leurs contenus à une large audience, ce qui les amène à surfer sur les préjugés de leurs lecteurs. À droite comme au centre-gauche, on s’est donc mis à dénoncer une certaine minorité, accusée de se comporter comme des « fainéants » ou des « assistés »... Tant que diaboliser une minorité leur permet de toucher efficacement la majorité, il y aura toujours un politicien pour user de cette stratégie. Au final, c’est toujours l’extrême droite qui en profite le plus, en jouant sur des préjugés grossiers, voire méprisables.

    Quelle alternative à la logique utilitariste du workfare, censée combattre l’assistanat dans lequel se complairait une partie de la population ?

    Poursuivre la logique du workfare se traduira par la montée de l’extrême droite, que nous pouvons déjà constater. La seconde option consiste à donner aux gens un véritable droit à une sécurité financière de base, un revenu de base inconditionnel. Ce revenu accordé à tous permettra de couvrir les besoins de base, et de pouvoir vivre dignement (lire notre enquête sur le revenu garanti, ndlr.). L’avantage majeur de cette sécurité est qu’elle constitue un socle sur lequel nous pourrions tous développer notre potentiel et agir de manière plus responsable et plus rationnelle envers nos proches, nos voisins, nos collègues. On le sait : l’insécurité ronge les esprits, et détruit notre sens de l’empathie. C’est cela qu’il faut renverser. Pour le précariat, le revenu de base permettrait notamment de reprendre le contrôle du temps, et de renforcer le pouvoir de négociation vis à vis des employeurs, de l’administration, des grandes entreprises. Et des femmes vis-à-vis de leur mari.

    Dans le dernier chapitre de votre livre, vous lancez un appel aux politiciens pour qu’ils étudient ces alternatives. Pensez-vous que cet appel sera entendu à temps ?

    Je ne crois pas qu’un élu politique plein de sagesse va apparaître et mettre ces alternatives sur la table. Mais la colère doit être canalisée. Et je pense que les jeunes activistes, issus de l’éducation supérieure, soucieux de l’environnement, du respect des biens communs, ont un grand rôle à jouer. Comme une lame de fond. De plus en plus de gens vont réaliser qu’il faut un mouvement actif provenant de la société civile pour que les politiciens s’occupent des vrais problèmes. La colère peut ainsi être utile si elle force le milieu politique à prendre les bonnes décisions. A moins qu’un mouvement se forme pour défendre la sécurité financière comme un droit, je crains une poussée de fièvre du précariat.

    L’augmentation des émeutes, comme au Royaume-Uni en 2011, et les nouveaux mouvement contestant la mainmise de la finance sur leurs vies et les plans d’austérité en sont-ils le signe ?

    Le mouvement Occupy aux États-Unis et les indignés espagnols ne sont que le début. J’ai été invité plusieurs fois à parler auprès des mouvements Occupy. Selon moi, l’année 2011 n’était que l’année du grand réveil. Les gens sont devenus des rebelles « primitifs » : ils savent maintenant ce contre quoi ils sont, mais ne savent pas encore précisément ce qu’ils veulent. Au moins, cette dynamique a permis à un nombre croissant de gens de se reconnaitre mutuellement comme faisant partie du précariat. Cela va encore prendre du temps avant qu’une véritable convergence ne se fasse, mais je crois qu’elle est en train d’arriver. Maintenant, il faut continuer de travailler pour garder le rythme, se rassembler, et surtout, formuler des demandes concrètes.

    Si le précariat se révolte, n’y a-t-il pas un risque que d’autres groupes sociaux s’opposent à lui ?

    Le risque est faible dans la mesure où de plus en plus de gens sont sur le point de tomber dans le précariat, d’une manière ou d’un autre. C’est pourquoi je crois qu’une forme de solidarité va émerger au-delà des champs sociologiques classiques. En dehors des ploutocrates, qui n’a pas un ami ou proche dans le précariat – ou sur le point de le rejoindre ? Le combat du revenu de base, c’est de parvenir à un changement de tendance, de direction. La priorité est donc de renverser les discours stigmatisant la précarité, les jeunes, les « assistés »... Car c’est cette mystification qui fournit des prétextes à l’establishment pour diminuer la protection sociale tout en augmentant la coercition. Or, c’est là dessus que les partisans du revenu de base peuvent aider à gagner la bataille.

    Vous êtes donc optimiste ?

    J’ai été invité à plus de 100 réunions cette année, dans plus de 24 pays différents. Chaque fois, j’ai senti beaucoup d’énergie chez les gens que j’ai rencontrés. Alors oui, je suis optimiste sur le fait que beaucoup de gens à gauche, chez les écologistes, tous ceux qui se soucient des biens communs, de leurs enfants et de leurs proches, ceux qui sont poussés dans le précariat, pensent qu’il y a forcément une alternative au néo-libéralisme, à l’utilitarisme, et aux politiques coercitives que nous subissons. Nous sommes des millions à vouloir un changement de politique. Maintenant, c’est surtout aux jeunes engagés dans la société d’avoir le courage de nous montrer le chemin, de prendre les idées radicales, utopiques et de les pousser jusqu’à ce qu’elles deviennent soudainement réalistes. Nous devons travailler et utiliser nos talents pour diffuser cette énergie, inviter les gens à s’activer. Bien sûr, il y a toujours une sorte de défaitisme, mais cette énergie peut soudainement devenir très positive. Et beaucoup n’attendent que ça !

    Recueilli par Stanislas Jourdan

    http://www.bastamag.net


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  • Lire les Pinçon-Charlot est toujours utile : Ils sont précis, rigoureux, posent les questions utiles et apportent les bonnes réponses. Dans ce dernier ouvrage, ces grands connaisseurs de ceux qu’ils appellent « les riches » expliquent comment l’argent est devenu, par-delà tous les principes moraux ou religieux, et en se jouant des droits des personnes, la valeur suprême de nos existences individuelles et collectives.

    Pour les auteurs, le monde est divisé en trois classes : un prolétariat qui subit des formes d’exploitations de plus en plus brutales, des classes moyennes, précarisées, divisées et déboussolées par la prétendue « crise », et la classes dominante, celle qui a gagné – comme disait Warren Buffet – la « guerre » des classes parce qu’elle est solidaire, organisée, et parce que, selon une approche sartrienne, elle est « la seule classe sociale en soi et pour soi. » Aux États-Unis, tout à commencé avec la fin de l’indexation du dollar sur l’or décidée par Nixon, lorsque la devise devint une monnaie de singe, ouvrant au pays la voie de la domination du monde. À la même époque, en France, une loi de janvier 1973 interdit à la Banque de France de prêter à l’État, ce qui permit aux marchés financiers d’accaparer les intérêts des emprunts publics. Depuis la loi du 4 août 1993, à la fin du second mandat de François Mitterrand, la Banque de France est indépendante. Autrement dit, privée.

    La création de la monnaie, de plus en plus en plus scripturale, fut désormais l’apanage des banques privées, et aussi de la grande distribution. Lorsqu’un client demande à sa banque un crédit de 200 000 euros pour acheter un appartement, cela ne signifie pas que la banque va chercher de l’argent dans ses coffres : elle crée 200 000 euros par une simple écriture comptable. L’argent proliférant, l’argent créé en dehors de toute vraie production de richesses, s’est dès lors émancipé du corps social. Avec les machines qui passent des ordres en quelques microsecondes sans qu’aucun humain n’intervienne, l’argent est devenu asocial au sens où il circule de moins en moins dans le reste du corps social. C’est alors qu’il y eut « sécession » (Thierry Pech) entre les riches et les pauvres (Ces gredins nos maîtres). Les transactions sur les produits dérivés et les autres produits financiers spéculatifs ont été 74 fois plus importants que le PIB mondial en 2008 (15 fois en 1990). Les grandes banques françaises consacrent aujourd’hui 80 % de leur potentiel à la spéculation et seulement 20 % à la gestion des dépôts, salaires et pensions de leurs clients ordinaires. Les « riches » prennent bien soin, cela dit, d’investir aussi dans l’économie réelle. C’est pourquoi, par exemple, ils n’ont pas souffert de la crise des subprimes qui a ruiné les classes moyennes étatsuniennes. Les agences de notation (comme Fitch, la française, qui appartient à Marc Ladreit de Lacharrière) sont utilisées aujourd’hui comme une arme au service de la puissance des marchés financiers, c’est-à-dire de spéculateurs en chair et en os, pour soumettre les politiques et les peuples à leur cupidité.

    La raison pour laquelle les dirigeants des grandes entreprises sont désormais à la fois excellemment bien rémunérés et, en même temps au service étroit des intérêts des actionnaires, c’est que, justement, une bonne partie de leur rémunération est versée sous forme d’actions, pire de stock-options. Leur intérêt n’est pas la santé objective des entreprises qu’ils dirigent – et évidemment pas celle du « capital humain » – mais leur valeur en bourse. Il leur faut donc, sans même nécessairement créer de la richesse, baisser le « coût » du travail, pousser les gouvernants à réduire les déficits et équipements publics. Ces gouvernants, sociaux-démocrates au premier chef (la Bourse ne s’est jamais aussi bien portée que sous le gouvernement Jospin en 2000), font le « sale boulot » en détruisant les protections sociales, en réduisant légalement les droits des travailleurs, en privatisant les biens publics. Ils sont pilotés par des structures plus ou moins formelles comme le Forum de Davos, le groupe de Bilderberg où la Commission trilatérale. Commission fondée en 1972 à l’initiative du banquier et industriel David Rockefeller, elle fut longtemps dirigée par le conseiller de Jimmy Carter Zbigniew Brzezinski, proche de Henry Kissinger. Parmi ses membres français, on compte François Bayrou, Nicolas Beytout, Patrick Devedjan, Laurent Fabius, Henri Proglio, Hubert Védrine (membre du CA de LVMH, comme son « camarade » socialiste Christophe Girard), Élisabeth Guigou (vigiinfos.canalblog.com). Cette dernière retrouve Mario Monti, Michel Barnier ou Pascal Lamy au conseil d’administration du think tank des Amis de l’Europe. On se souvient qu’après la démission de Michèle Alliot-Marie lors de la crise tunisienne, elle fut mise en cause pour son amitié pour Aziz Miled, l’un des financiers de l’Ipemed (Institut de prospective économique du monde méditerranée), dont elle démissionna sans tambour ni trompette.

    La « guerre » des classes est à ce point gagnée par les « riches » que la banque Goldman Sachs peut, sans la moindre vergogne, placer ses hommes à la tête des gouvernements (Mario Monti, Lucas Papademos) et, mieux encore, de la BCE (Mario Draghi). Le triomphe des « riches » est tel qu’un groupe comme LVMH peut posséder 140 filiales dans les paradis fiscaux tandis que les avoirs des familles françaises en Suisse sont actuellement de 80 milliards d’euros. On mettra ce chiffre en regard avec le déficit public de la France en 2011 (91 milliards) ou avec le « trou » de la Sécu (17 milliards), cette construction purement politique et idéologique. Pourquoi les pauvres et les classes moyennes votent-ils à droite ou, au mieux, pour des socialistes complices ? Parce que, selon les auteurs, subissant la violence symbolique, ils ont intériorisé l’idée que les dominants sont à leur place et que le capitalisme libéral est désormais la seule nature possible de l’économie. Un vrai changement présuppose un éveil des consciences et une acceptation de valeurs contraires à celles de l’hyperbourgeoisie au pouvoir. Les choses peuvent rester en l’état pendant encore très longtemps. La classe politique est intimement liée au monde des affaires. Les employés et les ouvriers, qui représentent 52 % de la population active, sont quasiment absents des assemblées parlementaires.

    Cela crée une grande violence symbolique qui explique, pour partie, l’accroissement du vote FN chez les plus défavorisés, dont le nombre a grossi sous Sarkozy : 800 000 enfants français ne peuvent pas prendre un repas protéiné tous les deux jours, ni être chauffés correctement. L’État s’appauvrit par la volonté des politiques, au point que le prochain siège du ministère de la Défense appartiendra à Bouygues. En attendant la suite...

    Michel Pinçon & Monica Pinçon-Charlot, L’argent sans foi ni loi. Conversation avec Régis Meyran, Paris, Textuel, 2012.

    bernard-gensane.over-blog.com


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  • Par Hervé Kempf, Journaliste et écrivain français, auteur de L’Oligarchie ça suffit, vive la démocratie, (Seuil, Paris 2011). Son livre qui aborde les questions sociales et écologiques, a suscité un vif intérêt en France et a été traduit en plusieurs langues, pour la revue "Transform", 

    La grande majorité des analystes et des citoyens des sociétés occidentales  supposent que nous sommes en démocratie. Mais sommes-nous en démocratie – un régime où le peuple gouverne, ses représentants mettant en œuvre la volonté populaire ? Ou vivons-nous dans une oligarchie travestie en démocratie ? Une oligarchie, c’est-à-dire un régime où un petit nombre adopte en son cénacle les décisions qu’il lui paraît nécessaire de prendre.

    Le capitalisme a pris un virage en 1980 : à partir de cette date, l’inégalité a crû de manière constante dans tous les pays occidentaux, après plusieurs décennies durant lesquelles la distribution des revenus était restée stable. Au sein de ce mouvement s’est produit un second phénomène : le groupe des très riches a fait croître sa part des revenus encore plus rapidement que les « simplement » riches 1. Au sommet de la société s’est ainsi détaché un groupe fortement cohérent qui suit une logique propre, en termes de pouvoir comme de mode de vie.

    L’affaissement du système financier qui a commencé à se produire en 2007 a illustré la force nouvelle de la classe oligarchique. La logique aurait voulu que les responsables de la débâcle soient sanctionnés et le système financier réformé. Mais il conserve sa puissance et dicte ses décisions aux responsables politiques. Ceux-ci les appliquent sans broncher car ils ne sont que la face visible d’un mélange systématique entre les fonctions de direction publique et celles des entreprises privées.

    En démocratie, le clivage fondamental sépare le domaine public, qui concerne l’intérêt général, et le domaine privé, relatif aux intérêts privés, au demeurant légitimes dès lors que leur poursuite ne nuit pas au bien commun.

    Mais en oligarchie, la coupure, horizontale, se marque entre les membres du sommet de la pyramide, qui occupent les fonctions de direction dans ses différentes spécificités, et le corps social, conditionné pour considérer ce clivage comme légitime ou inévitable.

    En oligarchie, la réussite signifie notamment la mise en coupe réglée de l’État. Le mot réglé est ici important : il ne s’agit pas de le ruiner, comme dans une dictature africaine où une extraction trop violente des richesses maintient le peuple dans la misère, mais de « régler » le prélèvement sans tuer la bête et sans déclencher une rébellion qui pourrait menacer la pérennité de l’exploitation. L’adéquat niveau de prélèvement et les formes selon lesquelles il s’exerce attestent du savoir-faire de l’oligarchie. Ils varient selon les pays, les cultures nationales, les histoires. Le prélèvement actuel se révèle d’abord dans la corruption, mais surtout par deux courants qui ont orienté le capitalisme des trois dernières décennies : le poids devenu énorme des grandes entreprises financières relativement aux États, et l’idéologie de la privatisation, qui facilite l’acceptation du transfert des bénéfices publics dans les coffres de l’oligarchie.

    La mondialisation économique s’est traduite par un mouvement de concentration continu. Maints domaines industriels sont ainsi devenus le champ clos d’oligopoles. Cependant, il ne faut pas exagérer la puissance globale des firmes : en 2002, les cinquante plus grandes compagnies industrielles et de services représentaient seulement 4,5 % du PIB des cinquante plus grands pays 2.

    Mais un facteur nouveau a modifié en profondeur la scène économique : banques, fonds de pension, et gestionnaires de portefeuilles financiers ont vu ensemble leur taille augmenter et dépasser largement celles des grandes entreprises.

    En 2002, les cent premières firmes du monde représentaient un chiffre d’affaires de 5 600 milliards de dollars ; des nains en comparaison avec les cent premières banques qui géraient 29 600 milliards de dollars d’actifs 3. La puissance du secteur financier est devenue colossale. Les dix plus grandes banques mondiales ont chacune en 2010 des actifs supérieurs à 2 000 milliards d’euros quand la production intérieure d’un pays moyen comme la Grèce est de l’ordre de 200 milliards d’euros 4.

    Les intérêts de la communauté financière se sont imposés aux politiques économiques, notamment par des passages réguliers de responsables des banques aux postes de décision politique, comme en témoignent, de la façon la plus spectaculaire mais certes pas isolée, les nombreux associés de Goldman Sachs investis de charges publiques.

    Le deuxième volet du contrôle oligarchique de la sphère publique est le mouvement général de privatisation lancé dans les années 1980. Après avoir rendu aux intérêts privés les entreprises industrielles, les gouvernements oligarchiques se sont attaqués aux activités de service (transports, électricité, télécommunications, jeux), puis à la santé, l’éducation et l’armée.

    Le régime oligarchique conserve soigneusement le principe d’assemblées élues. Mais pour éviter que ces assemblées n’orientent dans la mauvaise direction l’usage des prérogatives qui leur restent, on a développé le « lobbying », c’est-à-dire des méthodes discrètes d’influence sur les élus et les décideurs par des organismes ou industries unis par un intérêt particulier.

    Tous les secteurs – finance, pétrole, informatique, électricité, chimie, communications, transports, agro-industrie –, déploient d’impressionnants efforts pour influencer les législateurs de Washington, de Bruxelles et d’ailleurs. Les succès qu’ils obtiennent sont remarquables. L’invasion des organismes génétiquement modifiés aux États-Unis n’aurait pas été si fulgurante sans une relation intime entre cette agro-industrie et les gouvernements successifs. Les projets européens de régulation financière sont confiés à des groupes d’experts composés pour l’essentiel de représentants… du secteur financier 5.

    Le système politique des États-Unis présente une caractéristique supplémentaire : les batailles électorales se gagnent à coups de millions, les candidats ne pouvant l’emporter que s’ils peuvent investir davantage que leurs rivaux en annonces télévisées et en publicités diverses. Dans 93 % des cas, les représentants et les sénateurs élus aux élections de novembre 2008 étaient ceux qui avaient dépensé le plus d’argent pendant leur campagne 6. À la Chambre et au Sénat, les élus défendront les intérêts de leurs donateurs plus que celui de leurs mandants. Les plus riches l’emportent : élections et oligarchie peuvent aller de pair.

    La fabrique de l’opinion publique

    Deux personnages vivant au début du xxème siècle aux États-Unis ont joué un rôle idéologique majeur. Pour le journaliste politique Walter Lippmann, les citoyens ne sont pas capables de comprendre les enjeux essentiels de la politique. « Le rôle du public ne consiste pas vraiment à exprimer ses opinions, mais à s’aligner ou non derrière une opinion. Cela posé, il faut cesser de dire qu’un gouvernement démocratique peut être l’expression directe de la volonté du peuple. » 6 La masse doit donc s’en remettre à des « hommes responsables ». Et l’on peut envisager de gouverner le peuple par la « fabrication du consentement » (the making of common will), en utilisant les méthodes psychologiques de manipulation.

    Cette idée que les citoyens sont incapables de saisir la complexité des problèmes dans une société moderne est le motif fondamental par lequel les oligarques légitiment leur domination.

    Lippmann a fortement influencé Edward Bernays qui a inventé la « communication ». Selon Bernays, « La manipulation consciente et intelligente des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays » 8.

    Le fondement de cette méthode est l’idée que l’individu n’est pas maître de ses choix, parce que son « jugement est un mélange d’impressions gravées en lui par des influences extérieures qui contrôlent ses pensées à son insu ». L’art du maître de la propagande est de combiner « clichés, slogans ou images symbolisant tout un ensemble d’idées et d’expériences » et résonnant « avec les ressorts classiques de l’émotion ».

    Le raisonnement de Bernays et de Lippmann marque une rupture capitale avec la conception de la société politique élaborée par les libéraux au xixe siècle : ceux-ci, dans la foulée du siècle des Lumières, considéraient que l’homme était un individu rationnel, capable de juger lucidement des inconvénients et des avantages d’une transaction ou d’une situation, et d’opérer un choix correspondant à son intérêt véritable. Sur le marché comme en démocratie, la rencontre de ces intérêts individuels divers mais rationnels devait produire la meilleure solution. Le nouveau courant nie la rationalité du citoyen comme celle du consommateur. Émotions et inconscient dominent la formation du choix des individus et, en jouant sur cette gamme, il est possible d’orienter leur décision vers la solution souhaitée par les manipulateurs.

    L’essentiel est que, sous les apparences de la démocratie réduite à l’élection, les « hommes responsables » gouvernent la masse sans que celle-ci ne doute du bon fonctionnement de la démocratie.

    Il manquait à cette logique un instrument qui lui permette de s’épanouir pleinement. Ce serait la télévision. Avec son essor dans les années 1960, le triptyque manipulation-publicité-télévision allait transformer la société politique dans le sens conçu par Bernays et Lippmann : une démocratie des apparences.

    Selon Eurodata TV, les téléspectateurs de 76 pays passent chaque jour 3 heures et 12 minutes devant leur téléviseur. Aujourd’hui, en Europe, une ou deux générations ont vécu avec la télévision dès leur plus jeune âge ; aux États-Unis, trois.

    Le divertissement télévisuel vise à détourner les foules de toute interrogation politique. La surreprésentation des rapports émotionnels entre individus – compétition, frustration, désir, cupidité – évacue tout rapport collectif du champ de la conscience des spectateurs. On encourage de même un intérêt démesuré pour les activités sportives, et l’on peuple feuilletons et téléfilms de policiers, de délinquants, d’hôpitaux.

    La publicité qui parsème et nourrit les programmes est un autre outil essentiel de formatage idéologique. Elle ne cesse de projeter des images de réussite fondée sur un surcroît de consommation. Pour être beau, heureux, en bonne santé, avoir des amis, il faut détenir ce que l’on veut vous faire acheter. Le message est simple, puissant et totalement politique : consommer, c’est bien.

    Faut-il rappeler que les télévisions – et les principaux médias écrits et radio – appartiennent à de grands groupes ? Dans presque tous les pays occidentaux, les médias indépendants de quelque importance se comptent sur les doigts d’une seule main.

    Pourquoi ne se rebelle-t-on pas ?

    La facilité avec laquelle le régime oligarchique a digéré la crise financière ouverte en 2007 est déconcertante. Le sauvetage du système financier a rendu plus visible que jamais, d’une part l’importance vitale de l’intervention publique, démontrant l’inanité du dogme du marché, d’autre part le cynisme et l’impéritie des « champions financiers » et autres « experts » incapables de prévoir la catastrophe. Les peuples d’Occident n’en ont pas moins continué d’accepter sans grands remous la montée du chômage, la multiplication des pauvres, une inégalité stratosphérique, la poursuite implacable de la destruction écologique. Comment l’apathie populaire s’explique-t-elle ? L’une des causes en est le conditionnement mental et politique permis par le contrôle des médias et notamment de la télévision. La jeunesse est la première victime : avoir ingurgité cent mille messages publicitaires depuis sa naissance ne facilite pas l’élaboration d’une vision politique du monde.

    Le prolongement du conditionnement médiatique est le fatalisme. Le « there is no alternative » de Margaret Thatcher s’est durablement incrusté dans les esprits : il n’y a pas d’autre solution que le capitalisme, puisque le communisme a été vaincu ; la croissance est indispensable, sinon le chômage augmentera encore ; on ne peut pas taxer les hyper-riches, puisqu’ils s’enfuiraient ailleurs ; quoi que nous fassions pour l’environnement sera annulé par le poids de la Chine ; etc.

    Le fatalisme est d’autant plus intense qu’il sourd d’une culture devenue massivement individualiste. Le capitalisme depuis 1980 a généralisé à un degré jamais vu le repli sur soi, le déni du collectif, le mépris de la coopération, la concurrence ostentatoire.

    Mais les sociétés oligarchiques ne sont pas des dictatures, régnant sur des ombres craintives. Si les gens ne se rebellent pas, c’est aussi parce qu’ils ne le veulent pas.

    Cornelius Castoriadis observait naguère qu’il y a « une vérité élémentaire qui paraîtra très désagréable à certains : le système tient parce qu’il réussit à créer l’adhésion des gens à ce qui est » 9. La culture capitaliste a mis « au centre de tout les “besoinsˮ économiques », et « ces besoins qu’il crée, le capitalisme, tant-bien-que-mal-et-la-plupart-du-temps, il les satisfait ». De même, Herbert Marcuse avait souligné, dès les années 1960, la disparition de l’opposition entre prolétariat et bourgeoisie à partir du moment où « une classe moyenne relativement satisfaite a remplacé les classes laborieuses pauvres » 10.

    L’ébranlement amorcé en 2007, s’il fragilise de plus en plus nettement les classes moyennes occidentales, n’a ainsi pas encore nourri de sentiment de révolte ou de solidarité avec les plus démunis. La vie reste assez confortable.

    C’est la peur qui domine : la perte du statut guette, alors que le système de valeurs de la société, orienté par la rivalité ostentatoire, stigmatise tout ce qui s’apparente à une déchéance. Les stratégies de repli individuel dominent donc le comportement des classes moyennes.

    Enfin, celles-ci s’imprègnent de la découverte que, malgré leurs difficultés, elles font partie des riches de la planète. L’évidence de l’inégalité planétaire finit par s’imposer au regard de tous, et les habitants des sociétés occidentales, même grugés par l’oligarchie, se savent des privilégiés, ce qui crée une solidarité paradoxale avec la classe dirigeante qui profite cyniquement de la fragilité générale.

    Ce que signifie réellement la mondialisation

    Au total, le système social est aujourd’hui organisé pour attribuer la plus grande part possible du produit de l’activité collective à un petit nombre de membres dirigeant la société. Ceux-ci proclament que la prospérité économique est la clé de tout et que la croissance, assortie de la technologie, résoudra les problèmes – que l’on ne peut pas nier.

    Ceci aurait une importance historique secondaire s’il n’évacuait le phénomène dominant l’époque : une crise écologique qui correspond à un moment décisif de l’histoire de l’humanité, celui où elle rencontre les limites de la biosphère.

    En trente ans, le rythme de la destruction s’est accéléré, et ce qui paraissait relever d’un catastrophisme de marginaux forme le fond d’une conscience collective pessimiste. Ce mouvement des idées traduit un renversement radical de la perspective historique : alors que l’émancipation des Lumières trouvait son énergie dans la promesse d’un avenir meilleur, l’aube du troisième millénaire ne projette qu’une clarté incertaine sur un monde où l’objectif devient de ne pas le détruire.

    Or, depuis une trentaine d’années, nombre de pays du Sud ont connu une croissance très rapide. L’ensemble de ces pays émergents acquiert un poids bientôt dominant dans l’économie mondiale. Cet essor a fait reculer d’un quart en vingt ans le nombre de personnes vivant avec moins d’un dollar par jour. Mais un milliard et demi d’humains sont encore dans le dénuement, tandis que le revenu moyen des pays du Sud de la planète reste très en-deçà de celui des pays riches. Or, la crise écologique, qui s’aggrave d’autant plus que la croissance de ces pays est intense, constitue un mur dressé sur leur route.

    L’éventualité qu’ils rejoignent le niveau actuel de prospérité des habitants du Nord est très improbable. Cette inégalité ne paraît pas justifiable ni durable. Ce qui est en jeu, en réalité, c’est la fin de l’exception occidentale. La révolution industrielle démarrée en Europe, puis élargie aux États-Unis et au Japon, a ouvert une parenthèse durant laquelle les pays occidentaux se sont écartés sensiblement, en termes de richesse et de puissance, du reste du monde. Cet écart a atteint son apogée au début du xxie siècle. Nous commençons à vivre le resserrement de cet écart.

    Ce resserrement ne pourra pas se faire seulement par un relèvement du bas. En raison des limites écologiques, tous les habitants de la planète ne pourront pas vivre comme un États-Unien, ni comme un Européen ou un Japonais. La réduction de l’écart des richesses devra donc s’opérer par un abaissement important du haut. La politique de la biosphère indique une direction à contrecourant de tout le discours dominant : les Occidentaux doivent réduire leur consommation matérielle et leur consommation d’énergie, afin de laisser une marge d’augmentation à leurs compagnons de planète. L’appauvrissement matériel des Occidentaux est le nouvel horizon de la politique mondiale.

    Ainsi, il nous faut reconquérir la démocratie dans un contexte mental radicalement différent de celui dans lequel elle s’est développée. Durant les xixe et xxe siècles, elle a grandi et convaincu parce qu’elle était une promesse d’amélioration du sort du plus grand nombre, promesse qu’elle a accomplie, en association avec le capitalisme. Aujourd’hui, le capitalisme délaisse la démocratie, et il nous faut revigorer celle-ci en annonçant un bien-être, un « bien vivre », fondamentalement autre que celui que fait aujourd’hui briller la publicité. Qui, d’abord, évitera la dégradation chaotique de la société. Qui, ensuite, ne sera plus fondé sur les séductions de l’objet, mais sur la modération illuminée par un lien social renouvelé. Il nous faut inventer une démocratie sans croissance.

    La question n’implique pas seulement les sociétés occidentales. Quelle ligne de fracture caractérise le monde actuel ? Celle qui oppose le « nord » et le « sud », ou bien le fossé qui sépare l’oligarchie mondiale des peuples sujets ?

    Les pays du Sud sont beaucoup moins homogènes que l’image qu’en donnent des médias fascinés par les performances économiques : ils vivent des conflits majeurs, portant sur la répartition de la richesse produite, dont profite surtout une oligarchie avide, et sur un mode de développement qui fait bon compte de la question agricole et de l’environnement. On y retrouve fréquemment l’opposition entre une classe dirigeante, qui s’appuie sur celles des classes urbaines dont le niveau de vie augmente, et les paysans, les prolétaires et les habitants des bidonvilles. De plus, les oligarchies de tous les pays du monde se conduisent solidairement : elles forment une classe transfrontière partageant une idéologie et des intérêts communs. 

    Il ne faut pas considérer les pays du Sud comme un bloc. Dans les pays dits émergents, les classes moyennes et riches jouissent d’un niveau de vie qui induit un impact écologique aussi conséquent que le mode de vie occidental.

    L’inégalité mondiale reste bien sûr un phénomène essentiel au regard du rééquilibrage entre les parties du monde qu’impose la contrainte écologique. Mais elle recouvre une inégalité majeure au sein de toutes les sociétés. Le rééquilibrage ne pourra se réaliser que si l’inégalité est corrigée dans chaque pays. Pour résumer l’enjeu de façon lapidaire, le petit employé européen n’acceptera pas une réduction de son niveau de vie si cela profite aux millionnaires chinois.

    Pour résoudre le défi écologique et éviter le repliement nationaliste auquel conduirait une approche pays par pays ou bloc contre bloc, il est vital de susciter les solidarités internationales entre peuples pour imposer, partout, la réduction des inégalités. Cela signifie que l’enjeu démocratique est planétaire : les droits de l’homme, la liberté du débat public, la participation de tous aux décisions ne sont pas des valeurs occidentales, mais les moyens par lesquels les peuples s’émancipent de leurs oppresseurs.

     

    Notes

    1) Voir pour les États-Unis : Piketty, Thomas et Saez, Emmanuel, « The Evolution of Top Incomes : a Historical and International Perspective», AEA 2006, session: Measuring and Interpreting Trends in Economic Inequality, janvier 2006.

    2) De Grauwe, Paul, et Camerman, Filip, How Big are the Big Multinational Companies?, janvier 2002.

    3) Morin, François, Le Mur de l’argent, Paris, Seuil, 2006, p. 40.

    4) Piketty, Thomas, « Non, les Grecs ne sont pas des paresseux », Libération, 23 mars 2010.

    5) « Financing Warmongers Set EU Agenda », Corporate Europe Observatory, avril 2010.

    6) Center for Responsive Politics, « Money Wins Presidency and 9 of 10 Congressional Races in Priciest U.S. Elections Ever », 5 novembre 2008.

    7) Lippmann, Walter, Public Opinion, New York, BN Publishing, 2008, p. 161.

    8) Bernays, Edward, Propaganda, Paris, Zones-La Découverte, 2007, p. 31.

    9) Castoriadis, Cornelius, et Cohn-Bendit, Daniel, et le public de Louvain-la-Neuve, De l’écologie à l’autonomie, Paris, Seuil, 1981, p. 26-27 et 32-33.

    10) Cité par Brown, Wendy, « Néo-libéralisme et fin de la démocratie », Vacarme, n° 29, automne 2004. 
     

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  • Nous reproduisons un article de Gérard Filoche extrait de son blog sur les classes moyennes et qui fait écho à un article précédent sur "le mythe des classes moyennes" que nous avons diffusé.

    UPAC

    Il n’y a pas de classe moyenne ni « des » classes moyennes, ni « des » classes populaires… deux camps sociaux et politiques gauche/droite

    Nous reproduisons un article paru dans le numéro de janvier de la revue Démocratie & Socialisme. Sans cesse, cette question théorique revient à l’ordre du jour : pour analyser les élections, pourquoi il n’y a pas de « centre », ou pour discuter des impôts… ou encore débattre des rapports de force sociaux, car, après tout, si le salariat est fort, 93 % des actifs, la France est plus facilement de gauche… (une question qui a son importance quand la gauche, pour la première fois de l’histoire, a fait le grand chelem et dirige tout, l’Elysée, les DEUX assemblées, 20 régions sur 22, 61 dpts sur 100, 2 villes sur 3…)

     

    SALARIES, SI VOUS SAVIEZ….

     

    Il est intéressant d’écouter dans l’immense buzz médiatique toutes les imprécisions de vocabulaire de celles et ceux, qui parlent en permanence et à tort et à travers « des classes moyennes ». Parfois ils parlent aussi de « couches » moyennes. Ce n’est pas très nouveau, en fait : Marx était à peine mort que toutes les théories voyaient proliférer une énorme « nouvelle petite bourgeoisie » (sic) de fonctionnaires, d’employés, de cadres, d’ingénieurs, de techniciens et de nouvelles professions libérales au sein d’un secteur « tertiaire » hypertrophié qu’elles rejetaient du prolétariat puisqu’elles réduisaient celui-ci aux seuls ouvriers. Mais ces bonimenteurs sont totalement incapables de vous les décrire aujourd’hui et de vous dire de quoi il s’agit. Pourquoi ? Parce qu’elles n’existent pas. Concept impossible. Vouloir les définir, c’est la chasse au dahu. C’est facile à prouver : commencez par leur demander pourquoi ils mettent toujours « les classes moyennes » au pluriel. Il y en a donc plusieurs ? Lesquelles ? Enumérez-les ! Dites lesquelles sont plus ou moins « moyennes » ? Qu’est ce qui les distingue ? Vous n’aurez jamais de réponse claire.

    « Classes moyennes » contre « classes populaires » ?

    Pourquoi les mêmes qui parlent des « classes moyennes » parlent-ils de « classes populaires » au pluriel ? Y a-t-il plusieurs « classes populaires » ? Cette dernière notion apparaît aussi imprécise que l’autre. Que les bonimenteurs essaient, pour une fois, de nous dire combien il y en a et comment ils décrivent « LES » classes populaires ?  Qu’est ce qui distingue les « classes populaires » des « classes moyennes » ? Est-ce que « les » classes populaires sont les pauvres et les classes moyennes moins populaires ?

    Le salariat représente 93 % de la population active.

    Parmi les salariés, il faut compter les jeunes qui sont des salariés en formation, les chômeurs qui sont des salariés privés d’emploi, les retraités qui vivent en direct des cotisations des salariés occupés. C’est le salariat qui règne, qui domine sociologiquement dans ce pays : la caractéristique est claire, unique, c’est la grande masse de tous ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre. Les salariés vendent, certes, cette force de travail plus ou moins cher, selon leur âge, qualification, carrière, selon le rapport de force social. Est-ce que cela les différencie en classes ? Alors doit-on chercher à distinguer une « classe moyenne » au sein du salariat ? Les salaires, dans leur quasi totalité, sont compris entre 900 euros et 3 200 euros, avec un salaire médian à 1 580 euros. 97 % des salaires sont en dessous de 3 200 euros. Comment cerner, caractériser, à ce niveau, une « catégorie », une « couche », une « classe » moyenne… dont le salaire, le statut bouge et bougera tout au long de la vie et de la carrière ?

    Il est assez facile de distinguer la classe supérieure, celle des capitalistes :

    5 % de la population possède environ 50 % du patrimoine. Elle possède l’essentiel de la rente, des actions, elle est maîtresse de la finance et de la propriété des moyens de production, des biens immobiliers et mobiliers. C’est une toute petite partie de la population. Elle vit de l’exploitation du travail des autres et ses intérêts communs sont puissants : augmenter les profits du capital, baisser le coût du travail. Certains y adjoignent les « cadres supérieurs » (appelés parfois à tort « bobos ») mais cela ne rajoute que très peu d‘éléments : les cadres dits « supérieurs » (assimilables aux employeurs, échappant au droit commun du travail) sont moins de 0,2 % des cadres.

    Il est assez facile de distinguer les « pauvres », encore que… :

    Là, les instituts prennent, sans s’encombrer, un concept clair, celui du montant du salaire : un chiffre de revenu actuellement inférieur à 900 euros. C’est le « seuil » dit « de pauvreté ». Il y a aujourd’hui, en 2012, plus de 8 millions de personnes concernées.  Ce sont 10 % de la population qui possèdent moins de 1 % du patrimoine. Mais ces pauvres peuvent devenir salariés à temps plein, ou rester pauvres à temps partiel,  rester smicards pauvres, puis le chômage n’épargnant aucune catégorie,  à nouveau pauvres.  Ce n’est donc pas une catégorie isolée, séparée du salariat. Jacques Rigaudiat concluait justement, dès 2005 : « Entre chômage, sous-emploi, incertitude de l’activité et précarité financière des “travailleurs pauvres”, c’est très vraisemblablement entre le quart et le tiers de la population, entre 15 et 20 millions de personnes – 7 millions de pauvres et 8 à 12 millions de précaires – qui ont, de façon durable, des conditions de vie marquées du sceau de l’extrême difficulté. »

    Mais entre riches et pauvres où sont les classes moyennes ?

    Donc 5 % possèdent 50 % des richesses, et 10 % possèdent moins de 1 %. Il reste 85 % de la population qui se partage 49 % des richesses. Est-ce cela la « classe moyenne » ?  85 % de la population ?  Qu’est ce qu’elle fait, que gagne-t-elle, comment vit-elle ?  Qu’a-t-elle de commun et de différent pour la « classer » ?

    Sont-ce les « indépendants » ?

    Les actifs « indépendants », les « libéraux », les artisans, les commerçants, les petits et moyens agriculteurs, les petits patrons ne sont plus que 6 % des actifs dans ce pays. 6 % ! Est-ce là UNE classe moyenne ? ou DES classes moyennes ? Peu convaincant, car ces actifs sont hétérogènes… Bien des artisans s’apparentent à des ouvriers du rang, y compris du point de vue du revenu salaire, ou alternent entre travail indépendant et travail salarié. De même pour les petits exploitants en agriculture ou les petits commerçants. Ces 6 % d’actifs qui ne sont pas salariés sont extrêmement « étirés » socialement, entre le million de petits patrons divers de TPE, le médecin installé à l’acte à honoraire libre, le plombier débordé et l’auto-entrepreneur isolé sans le sou, qui est moins protégé qu’un salarié et qu’il serait abusif de placer dans « les classes moyennes ». Toutes les tentatives pour recréer des transformer les travailleurs salariés en travailleurs indépendants (lois Madelin, Dutreil, Novelli…), pour réduire leurs protections sociales, ont jusqu’à présent échoué. Il semble bien difficile de voir dans ces actifs une « catégorie » encore moins une « classe » ou des « classes moyennes ». comme concept pertinent.

    Le salariat représente 93 % de la population active occupée.

    Et en plus, il faut rajouter les jeunes qui sont des salariés en formation, les chômeurs qui sont des salariés privés d’emploi, les retraités qui vivent en direct des cotisations des salariés. C’est le salariat qui règne, qui domine sociologiquement dans ce pays : la caractéristique est claire, unique, c’est la grande masse de tous ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre. Les salariés vendent, certes, cette force de travail plus ou moins cher, selon leur âge, qualification, carrière, selon le rapport de force social. Est-ce que cela les différencie en classes ? Alors doit-on chercher à distinguer une « classe moyenne » au sein du salariat ? Les salaires sont compris entre 900 euros et 3 200 euros, avec un salaire médian à 1 580 euros. 97 % des salaires sont en dessous de 3 200 euros. L’écart entre la moyenne des salaires des cadres et la moyenne des salaires des ouvriers et employés est réduit à 2,3. Comment cerner, caractériser, à ce niveau, une « catégorie », une « couche », une « classe » moyenne… dont le salaire, le statut bouge et bougera tout au long de la vie et de la carrière ?

    Sont-ce les cadres ?

    Il y en a 3,5 millions. Les cadres sont des salariés comme les autres : avec une dégradation de leur statut et de leurs conditions de travail, ils n’échappent pas au lot commun. Les « grilles de notations » et les « paramètres personnalisés » aboutissent à un barème à la « tête du salarié », et à un système des « primes individuelles », qui finit par toucher les cadres assimilés au reste du salariat au plan de la rémunération. Ils ont aussi des horaires légaux communs au reste du salariat, même si les lois les concernant sont plus souvent violées, contournées. Plus de 40 % d’entre eux sont ainsi passés en dessous du plafond de la Sécurité sociale. L’écart Le rapport entre la moyenne des salaires des cadres avec celle des employés et ouvriers a été abaissé progressivement de 3,9 en 1955 à 2,3 en 1998. Alors que les employeurs se targuent, par tous moyens, d’individualiser les salaires, en fait, par leur obsession de réduire les salaires pour augmenter leurs profits, ils les ont « compactés » !

    S’il convient de suivre, avec l’Insee, le rapprochement du « bas des cadres » et du « haut des employés et ouvriers », par contre, les cadres ne sont pas correctement catégorisés par la statistique publique comme ils devraient l’être, c’est-à-dire, séparés entre « cadres » et « cadres supérieurs ». Ce serait pourtant une clarification parmi les plus nécessaires car elle porte sur les critères de définition du statut : le contrat, le salaire et la relation de subordination. Les cadres supérieurs sont assimilables au patronat. Mais ils sont peu nombreux et ne renvoient pas plus que le « patronat » à une réalité homogène. Avec le développement de la sous-traitance et une soumission à des donneurs d’ordre résolument du côté du CAC 40 les petits patrons sont loin d’être tous du niveau « cadres supérieurs » et subissent un sort aléatoire proche du salariat. Il existe en France, une pyramide d’entreprises avec une base très large : en haut, mille entreprises de plus de mille salariés (3,4 millions de travailleurs) produisent près de 50 % du PIB ; en bas, un million d’entreprises de moins de dix salariés (3,4 millions de travailleurs également) ont une existence précaire et la moitié d’entre elles dépendent d’un seul donneur d’ordre.

    Les fonctions d’encadrement ont diminué considérablement au profit des tâches de production. Il n’y a plus de coupure entre les « cols blancs » et les « cols bleus » comme dans le passé. L’emploi non qualifié augmente sans que l’emploi des moins diplômés reprenne : le paradoxe renvoie à un « déclassement » des diplômés, qui, à un niveau de diplôme donné, occupent des emplois de moins en moins qualifiés. Quant aux cadres, ils connaissent eux aussi des périodes plus importantes de chômage, l’épée de Damoclès du Pôle emploi règne sur eux comme sur les autres. Le chantage à l’emploi est répandu du haut en bas du salariat. « La dégradation des conditions de travail est générale, l’urgence réduit la prévisibilité des tâches et les marges de manœuvre pour les réaliser. La charge mentale s’accroît et la pénibilité du travail ». Pour une majorité croissante des salariés, les pressions s’accroissent : augmentation du rythme de travail, multiplication des contraintes, mécanisation plus forte, rapidité d’exécution, demandes multiples, vigilance accrue, contrôle hiérarchique permanent, stress…

    Sont-ce les « catégories intermédiaires » ?

    L’INSEE utilise depuis des lustres une catégorie très contestée : celle dite des « catégories intermédiaires ». Mais qu’est ce qu’une « catégorie intermédiaire » ? Le haut du salariat ? Il commence où ? Aux contremaîtres ou ETAM ? Le bas des cadres ? À quel niveau les distingue-t-on ? Tous les cadres ? L’INSEE y classe tous les enseignants, la plupart des fonctionnaires à partir des catégories « B ». Pourquoi les catégories « B » seraient-elles des « classes moyennes » ? Les instituteurs, les infirmiers, les contrôleurs des impôts, du travail, ne sont pourtant pas plus « classes moyennes » que les maîtres d’hôtel, les agents de maîtrise, les VRP, ou les techniciens… Sont-ce des employés par opposition aux ouvriers ? Sûrement pas puisque même l’INSEE les décompte en dehors des « catégories intermédiaires » !

    Lesdites « catégories intermédiaires » avaient une telle disparité interne que depuis fort longtemps les experts contestaient ce classement incertain de l’INSEE. En même temps, ces catégories  ont gagné une homogénéité avec les autres salariés qui pousse à ne pas les traiter séparément. Ainsi dans la fonction publique, dans le passé, il y avait quatre catégories A, B, C, D.  On analysait ainsi les missions : les « A » cadres concevaient une lettre, les « B » moyens cadres rédigeaient la lettre, les « C » agents exécutants frappaient la lettre, les « D » manœuvres, l’expédiaient. Cela a été bousculé puisque les « A » frappent la lettre à l’ordinateur et appuient sur la touche du clavier pour l’expédier. La catégorie « D » a été supprimée un peu comme ont disparu les troisièmes classes dans les trains. Mais toutes les catégories forment le même train, la différence est souvent devenue de niveau salaire. Non seulement le salariat s’est imposé numériquement et proportionnellement au travers du siècle écoulé, mais il s’est homogénéisé, de façon encore relative mais réelle.

    70 % ou 10 % de la population ?

    Certains disent parfois sans bien réfléchir : « Le nouveau prolétariat, ce sont les femmes ». Ou bien encore : « Ce sont les immigrés ». Ou bien « Ce sont les précaires ». Mais cela n’a pas de sens théorique sérieux, global de découper des catégories, sexes ou générations. C’est du point de vue commun et supérieur de la place dans le procès de production et du niveau de vie qu’il faut raisonner.

    Bien qu’il s’obstine dans la recherche d’une hypothétique « classe moyenne » finalement aussi introuvable que le centre en politique [2], Louis Chauvel pose une question cruciale : « Le portrait social d’une classe moyenne heureuse correspond-t-il aujourd’hui à 70 % de la population, ou plutôt à 10 % ? Tout semble indiquer que ce noyau central, idéalement situé aux environs de 2 000 euros de salaire mensuel, doit faire face à un vrai malaise et connaît, comme par capillarité, la remontée de difficultés qui, jusqu’à présent, ne concernaient que les sans-diplôme, les non-qualifiés, les classes populaires. À la manière d’un sucre dressé au fond d’une tasse, la partie supérieure semble toujours indemne, mais l’érosion continue de la partie immergée la promet à une déliquescence prochaine [3]. »

    Un « précariat » a t il remplacé le salariat ?

    Non. Ni par la création manquée d’indépendants non-salariés dont le nombre régresse malgré les lois qui les poussent à exister (auto-entrepreneurs, etc..). Ni par les 3 millions de précaires (CDD, intérimaires, saisonniers…). Ni par les 3 millions de temps partiels. Ni par les 5 millions de chômeurs. Evidemment, c’est énorme actuellement.  Cela frappe surtout les jeunes, les femmes, les immigrés : c’est donc imposé politiquement, en tout cas, ça ne vient pas des nécessités de la production. Le « précariat » c’est comme les termites, ça creuse les pieds du meuble du CDI, mais il reste un meuble. 85 % des contrats restent des CDI. Entre 29 ans et 54 ans, 97 % des contrats sont des CDI. Le CDI reste majoritaire de façon écrasante avec le Code du travail, statut et/ou conventions collectives. En 25 ans, la durée moyenne du CDI s’est allongée de 9, 6 ans à 11, 6 ans.

    Les classes moyennes, sont-ce les « employés » et « ouvriers » ?

    La distinction entre ouvriers et employés, fondamentale au début du XXe siècle, s’est estompée. Tout comme celle qui les opposait à la majorité des cadres. Le « col bleu » avait les mains dans le cambouis, en bas, à l’atelier ; le « col blanc » avait des manches de lustrine, en haut, dans les bureaux : le premier semblait défavorisé par rapport au second. Ce clivage si net tout au long du siècle précédent dans l’imagerie populaire, syndicale et politique, a laissé place à un brassage des conditions de travail, de l’hygiène et de la sécurité, des conventions collectives, des salaires et des statuts : aujourd’hui, l’ouvrier peut encore porter des bleus de travail mais œuvrer dans un environnement aseptisé de machines informatisées dont la maîtrise exige un haut niveau de qualification, tandis que l’employé peut effectuer des services sales, déqualifiés et mal payés, notamment dans l’entretien ou l’aide aux personnes.

    Il y a environ 9 millions d’employés, et 6 millions d’ouvriers dont 2 millions d’ouvriers d’industrie. Ils sont l’essentiel du salariat selon l’INSEE. Mais des ouvriers d‘industrie qualifiés gagnent plus que des enseignants débutants. Des employés de restauration rapide gagnent nettement moins que des ouvriers. Et en fait,  il est impossible de les séparer des autres « catégories intermédiaires » de l’INSEE.

    L’ensemble du salariat est une sorte de toile tissée avec des mailles qui vont bas en haut et de haut en bas. Il y a plus de points communs que de différenciations. On ne vit pas de la même façon à 900 euros, 1 800 euros ou 3 200 euros, mais on est placé devant les mêmes problèmes fondamentaux d’emploi, de droit, de salaire. Et c’est l’existence qui détermine la conscience et qui fait le lien « objectif ». Reste à ce qu’il soit perçu subjectivement : cela ne peut se faire qu’avec une vision claire de la réalité pleine et entière du salariat. Qui la développe ?

    Il reste encore une drôle de théorie : ce seraient les salariés qui seraient la « classe moyenne »

    Ce serait là une « grande couche moyenne centrale » qui, en travaillant normalement, retirerait les bienfaits du système (capitaliste) et n’aspirerait qu’à en bénéficier davantage. Ce serait les 24 millions d’actifs qui composeraient  la classe moyenne, par opposition à ceux qui ne le sont pas comme les pauvres et les chômeurs. Parfaitement intégrés au marché, les salariés n’y seraient pas hostiles et le voudraient au contraire plus efficace, plus rentable. L’horizon du système capitaliste étant indépassable, il suffirait donc de s’efforcer de mieux faire marcher l’industrie, le commerce, les échanges, l’innovation, la production, la compétition, afin de satisfaire les souhaits fondamentaux de cette « grande couche moyenne » salariée qui ne demande que cela.

    La fonction politique de cette analyse est évidente : elle revient à marginaliser tout projet socialiste de gauche, à le réduire à la charité compassionnelle d’une part, à une recherche de rentabilité rationalisée d’autre part, saupoudrée d’une légère redistribution des richesses en « constatant » qu’il n’y a plus de force sociale désireuse d’un vrai changement. Finie la révolution et vive la classe moyenne et ses aspirations sacrées !

    Les cris, aussi imprécis que pervers, abondent : pas touche aux classes moyennes (sic) !

    Et les commentateurs se répandent en assimilant dans la confusion celles-ci à la fois aux riches, à la fois aux salariés du haut de l’échelle. Appeler le « salariat » « classe moyenne » n’a plus aucune autre fonction conceptuelle et descriptive, c’est une manipulation idéologique. C’est contribuer à l’empêcher de prendre conscience de son immense force collective et de ses revendications légitimes communes.

    Cette « théorie » a un immense « hic » : « masquer ce nouveau nom de prolétariat que je ne saurais voir »… elle n’explique pas les mouvements sociaux d’ensemble du salariat de Mai 68 à Nov-Déc 95, de 2003 à 2006 ou 2010… Cela n’explique pas les revendications sociales communes pour les salaires, retraites, durée du travail… ni l’acharnement des employeurs à ne plus vouloir de durée légale commune du travail, ni de Smic, à préférer des « retraites à la carte » et des « contrats » plus que des « lois ».

    Car si le Medef veut diviser, atomiser, rendre invisible le puissant et hégémonique salariat c’est qu’ils ont bien peur de cette force sociale, la plus importante la plus décisive du pays, qui  est  la classe qui produit de façon dominante les richesses et qui n’en reçoit pas la part qu’elle mérite.

    En vérité donc, non, il n’y a pas de couche moyenne avec ou sans « s ».  Il y a deux classes fondamentales, celle minoritaire et dominante de l’actionnariat et du patronat, et celle majoritaire et dominée du salariat. Les conséquences politiques de cette analyse sont évidemment énormes.

    Lire « Salariés si vous saviez… », éd. La Découverte, de Gérard Filoche, 2006 (et de nombreux autres articles depuis 20 ans dans la revue mensuelle D&S).


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  • La diplomatie française à l’épreuve des défis mondiaux

    ou l’apprentissage de la France à la Guerre


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    Michel Rocard, ancien Premier ministre, « Libération » 12 mars 2012… tout se passe « comme s’il s’agissait de préparer une situation de tolérance rendant acceptable une frappe israélienne. Dans cette hypothèse, la guerre devient une guerre irano-syrienne soutenue par la Chine et la Russie... Et l’Europe se tait. C’est une affaire à millions de morts, l’hypothèse étant que ça commence nucléaire ».

     

    La diplomatie française à l’épreuve des défis mondiaux
     
    Samedi 19 mai « Radio France Internationale » – la voix de la République à l’extérieur – titrait : « Iran, Syrie, Afghanistan, sécurité alimentaire au programme du G8 » réunissant les 19 et 20 mai, à Camp David, les chefs d’États et de gouvernements des huit pays les plus industrialisés de la planète, à savoir États-Unis, Japon, Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni, Russie, Canada et Union européenne…

    Un titre résumant tout ! En effet, contredisant les grands médias, lesquels donnaient la crise de l’Euro pour sujet central du Sommet, thème assorti du choix cornélien qui se poserait au couple dominant européen Merkel-Hollande entre « austérité et croissance », le contenu des entretiens portait en réalité sur des dossiers beaucoup moins publiquement avouables.

    L’information est biface, l’une réaliste pour « les grands », et l’autre fantaisiste pour amuser et apaiser l’opinion… Autrement dit rassurer le « petit peuple » des citoyens, votants et contribuables ordinaires, qu’il convient de cajoler autant que faire se peut et de dorloter avant de l’envoyer, le cas échéant, à l’abattoir. Les sujets sérieux, les vrais enjeux n’ayant pas à être portés à la connaissance du public, cela inquiéterait et brouillerait le jugement, et la confiance que le vulgum pecus est censé placer dans ses dirigeants. Bref, sous le halo de brume irisée que vaporise les médias, se trouvent diverses strates de réalité de plus en plus dures qu’ignorent les veaux à la pâture… les bovidés démocrates savent-ils seulement – peut-être quelque part dans leur subconscient - ce qui les attend en fin de parcours ?

    Si donc, comme Rfi le soulignait dans le corps de son article, le président américain s’est montré impatient d’entamer les discussions relatives à ce qu’il présente comme « une approche responsable du retour à la croissance », insistant sur la nécessité de sortir de la simple logique comptable des plans de rigueur, montrant par-là même une certaine convergence avec le président français, mais cependant sans remettre en cause le « Pacte budgétaire » imposé par l’Allemagne à l’Eurozone, tel n’était pas en vérité le thème principal au cœur des discussions… Précisons ici que celui de la « sécurité alimentaire » avait été placé en tête des préoccupations du G8 essentiellement pour la « déco ».

    Un bouclier coûtant la peau des fesses… et le reste

    Revenons de cette manière à plus de sens des réalités réelles… car parallèlement, le sujet de fond du Sommet de l’Otan, n’était pas le retrait français d’Afghanistan « non négociable » 1 comme le serine M. Babar (nous parlons évidemment de l’éléphant du Ps parvenu aux manettes), mais le « bouclier » anti-missile que les É-U entendent installer en Europe, prétendument pour contrer « les missiles nucléaires iraniens » (sic) 2 , lesquels n’existent évidemment que dans l’ignorance abyssale et le j’menfichisisme radical d’une certaine presse idéologisée et fonctionnarisée, tant du public que du privé. Ces gens se moquent de leur public et s’autorisent à dire n’importe quoi : sur « i>télé », un expert est allé jusqu’à parler d’un « bouclier nucléaire »… toute chose donnant la mesure de l’extrême compétence de ces grands professionnels vedettes incontestées des lucarnes… Un sujet au demeurant d’une authentique gravité puisque fin novembre 2011 le président Medvedev annonçait de sérieuses mesures de rétorsion, jusqu’à l’éventualité de frappes nucléaires comme aux plus beaux jours de la Guerre froide 3 , pour le cas où le bouclier antimissile serait finalisé en Europe orientale et en Mer Baltique… mais comme à leur très mauvaise habitude les médias et hommes politiques européens restèrent cois. Seuls deux ou trois magazines évoquèrent dans leurs titres une certaine « menace » russe sans autre précisions 4 .

    De conception entièrement américaine, le bouclier coûtera cher à la France, certains avancent le chiffre de 3 milliards d’€uros, évidemment sans retombée aucune pour les industries françaises (parce qu’il s’agit d’un « monopole technique » du complexe militaro-industriel yankee), cela tout en minorant l’intérêt et le rôle de notre force de dissuasion dont l’utilité à l’heure actuelle est déjà fort contestée. En un mot, cela nous ferait passer définitivement et totalement sous la dépendance, autrement dit sous la tutelle des É-U, tout en nous aliénant la Russie comme partenaire alors que nous sommes ses clients pour nos approvisionnements de gaz, l’énergie de substitution au pétrole dans les décennies à venir. Inutile d’être grand clerc pour s’apercevoir que le bouclier anti-missile destiné à contrer des missiles iraniens imaginaires n’offre que des désavantages pour la Nation… par conséquent soyez convaincus que M. Hollande - entre autres pour sortir au plus vite ses biffins de la Kapisa - va sûrement y adhérer sans réserves et sans barguigner. La décision est d’ailleurs déjà certainement prise !

    Effet d’annonce, coût, opportunité, faisabilité

    On mesurera cependant la pusillanimité du « premier magistrat » hexagonal à l’aune du ridicule de celui qui n’a pas cru bon, avant d’annoncer un retrait unilatéral, de commander une sérieuse étude d’opportunité, de faisabilité et de coût. Heureusement la presse serve est là pour arrondir les angles et alléger les balourdises d’un personnages qui n’est visiblement pas à sa place, non préparé qu’il est à l’exercice d’une fonction présidentielle où il s’est trouvé propulsé par la grâce délétère de la dynamique partisane. Combien de temps fera illusion cette politique tape-à-l’œil faisant l’impasse d’un chiffrage précis des mesures envisagées ? Longtemps, parce que personne – l’opposition ayant d’autres chats à fouetter, entre autres conserver ses prébendes et ses avantages en nature - ne viendra finalement lui demander de rendre compte des deniers publics gaspillés notamment dans un départ précipité et à contretemps… Ou il ne fallait pas y aller, ou alors il fallait savoir jouer le jeu jusqu’au bout !

    Parce que l’évacuation de 3400 hommes avec armes et bagages, 900 véhicules – chars d’assaut, véhicules de l’avant blindés, artillerie, 1400 conteneurs d’impedimenta, 3 aéronefs Mirage 2000, 14 hélicoptères, si elle n’est pas accomplie dans le bon ordre, n’a qu’une seule alternative : l’abandon des matériels en tout ou en partie. Évacuation rendue d’autant difficile à l’Est, la voie terrestre étant fermée depuis décembre 2011 après qu’une bavure américaine eut envoyé au tapis deux douzaines de militaires pakistanais. Décidé à mettre fin au blocus, l’Otan négocie son retour dans les bonnes grâce d’Islamabad en offrant de payer un droit de péage d’un million d’€uros/jour pour le seul transit de ses convois vers les ports de l’Océan Indien. L’armée française joue de son côté au marchand de tapis en négociant le passage de ses conteneurs à 5000 $ l’unité. Une paille !

    Mais l’argent n’est pas tout, et l’exécution extrajudiciaire du pseudo Ben Laden en totale violation de la souveraineté pakistanaise, reste sur l’estomac de leurs Services spéciaux et de la nomenklatura militaire locale. D’ailleurs les alliés chinois seraient bien sots de ne pas en faire baver un peu à l’Otan, notamment en manière de réponse aux harcèlements droidelhommistes des Occidentaux  5 . Quant à la route du Nord par le rail, via le Tadjikistan et la Russie, elle serait deux fois plus onéreuse, dit-on, que la première (reste que les chiffrages sont introuvables) et trois fois plus si s’agit d’un pont aérien établi entre Kaboul et le Kazakhstan par exemple (ne parlons pas de transport direct vers la Métropole) grâce à des gros porteurs Antonov russes ou ukrainiens loués au modeste prix de 35 000 € l’heure.

    Après le départ de ses « forces combattantes », la France continuera à payer son écot

    …Comme si toutes les forces présentes sur le terrain n’étaient pas « combattantes » !? Se retirant les occidentaux ont contracté l’engagement de financer l’armée afghane plusieurs années après leur départ définitif fin 2014… une facture d’environ 4 mds/$ l’an dont un tiers à la charge des Européens (initiateurs de la guerre comme chacun sait), soit une charge de 200 millions pour les seuls Français que M. Hollande semble mesquinement rechigner à honorer. Peu de chose cependant au regard de onze années d’exactions en tous genres. Une charge viendra s’ajouter à l’entretien de nos forces résiduelles « non combattantes » - en vertu de l’élégant euphémisme présidentiel - vraisemblablement 1400 hommes… sachant que les économies réalisées par notre départ se feront sur la base d’un coût annuel global du front afghan estimé en 2010 à quelque 470 millions d’€uros 6 … Soit une dépense d’environ 1,3 million d’euros par jour, à l’exclusion d’une foule de dépenses annexes telles la revalorisation des soldes, les transports, équipements, munitions et cætera, on voit que ni le gain politique, ni les économies budgétaires ne sont pas a priori au rendez-vous.

    Partir, que cela plaise ou nom, c’est dénoncer nos engagements sans raison très valable autre qu’idéologique et démagogique… Parce qu’en définitive, il est bien certain qu’il n’eut jamais fallu y aller. Ce pourquoi maintenant il ne devrait pas être question d’en partir comme des malpropres, « bannière au vent » 7  ! Or, plutôt que de jouer les Tartuffe - « cachez ce sein que je ne saurais voir » - en retirant précipitamment et on ne sait comment le contingent français de la vallée de la Kapisa, l’on eût plutôt attendu de M. Babar, cet exemplaire démocrate de progrès, une ferme condamnation des guerres cruelles et inutiles, passées et à venir, au lieu de quoi nous savons avec certitude que Lou Berdin 8 se déclare prêt à participer à une intervention en Syrie pour peu que « l’Onu donne son feu vert ».

    La France vient apparemment de troquer un chef d’État fauteur de guerre contre un autre bien décidé à la faire. Qui pourtant peut encore ignorer qu’il s’agit de « guerre scélérates » se couvrant des valeurs irréfragables de la Démocratie universelle comme celle de « Justice » avec un J très majuscule ! On a en effet oublié depuis longtemps que l’Opération Liberté immuable, « Endurig Freedom » – celle que l’Amérique conduit toujours en Afghanistan et pour son propre compte, conjointement avec celle de l’Otan - avait commencé par s’appeler, tout juste deux semaines après le 11 Septembre, « Justice sans limites », Infinite Justice

    Doux nom pour une croisade pétrogazière sur le Toit du Monde, sous couvert de lutte anti-terroriste ! Mais en décembre 2001 M Hollande n’a non seulement pas condamné la décision du gouvernement Jospin d’intervenir en Afghanistan, mais il voté l’envoi de troupes françaises comme la majorité de Gauche à l’Assemblée Nationale. M. Hollande, digne représentant de la sociale-ultralibérale-démocratie n’est, on le voit bien, en rien opposé à la guerre ! Un peu coincé aujourd’hui par ses annonces intempestives, il continuera malgré cela de participer aux conflits voulus et conduits par la Maison-Blanche et le Pentagone, avec la bénédiction et la complicité de la classe politique quasi unanime – opposition comprise évidemment - et bien sûr, celle des grands médias dont l’intime raison d’exister est de maquiller et de maquignonner !

    On eut apprécié que la France fût restée fidèle aux engagements pris

    Au-delà des considérations personnelles suivant lesquelles l’on est pour ou contre l’engagement en Afghanistan, il y va pour la Nation de son crédit et la valeur de sa « parole ». Tant qu’à faire, tant qu’à claquer la porte afghane, ne fallait-il pas réitérer le coup d’éclat de De Gaulle et ressortir illico presto du commandement intégré de l’Otan ? Cela eut du panache et eut montré une volonté de rupture franche avec les dérives atlantistes de ces deux dernières décennies. Mais tel n’est pas le propos de la nouvelle équipe, laquelle montre bien là ce qu’elle est : la version internationaliste et tiers-mondiste de l’anarcho-capitalisme dont les foyers et les sources vives se situent à la Cité, Manhattan et Francfort.

    Quant à ceux qui croient encore « qu’il ne faudra pas s’étonner si de petites filles sont assassinées ou qu’elles aient les mains coupées parce qu’elles vont à l’école en raison du retrait anticipé de nos troupes sans s’être assuré de la capacité de l’armée Afghane à maintenir l’ordre », nous ne pouvons à notre tour que nous ébahir que de tels arguments puissent encore avoir cours un siècle après 1914, époque où chacun sait les Allemands ces monstres, comme à présent les Taliban, tranchaient ras les mains des fillettes à l’instar des démocrates ougandais ou burkinabe. Un tel irénisme, une telle convergence consensuelle avec les menteurs professionnels du quatrième - et peut-être au XXIe siècle, premier pouvoir ? - en dit finalement long sur l’inépuisable capacité des foules à croire les plus éhontés et meurtriers bobards.

    Reste que chacun d’entre nous a maintenant bien saisi – car il nous faut repasser la leçon chaque jour que Dieu fait – que pendant que les nations européennes se laissent convaincre et endormir par leurs médias en croyant que les puissants de ce monde se concentrent sur les voies et moyens d’une sortie de crise, d’une limitation de la casse sociale et de la relance des économies occidentales de part et d’autre de l’Atlantique, leurs gouvernants, visibles et invisibles, cherchent en vérité une issue au marasme et à la faillite rampante qui accablent nos économies, mais dans et par la guerre… cette grande stimulatrice d’industries en tout genre et grande régulatrice sociale. C’est que l’écrivain Georges Bataille avait judicieusement décrit en 1949 dans « La part maudite »… explorant la succession d’accumulations et de destructions qui rythment la vie des sociétés et accompagnent la fatalité non maitrisée des cycles économiques désormais ponctués de bulles spéculatives de plus en plus dévastatrices, celles qui scandent de nos jours la vie et la mort des hommes, des peuples et des Nations.

    Guerre nucléaire au Proche-Orient : mythe ou réalité ?

    Dans cette perspective, ce ne sont pas les états d’âmes de M. Hollande et ses esbroufes politiciennes qui ont retenu l’attention des Sommets de Camp David et de Chicago mais bel et bien l’activation du bouclier anti-missile, lequel, répétons-le constitue une sorte de casus belli pour la Russie… mais également, la mise en discussion d’éventuelles actions militaires en Syrie et en Iran.

    Le 17 mai 2012 à Saint-Pétersbourg, l’avant veille du Sommet de Camp David, à l’occasion d’un symposium de juristes et en présence du Secrétaire américain à la Justice, l’ancien président et actuel Premier ministre russe, Dimitri Medvedev, se plaçant au strict point de vue de la légalité internationale, mettait à ce propos, et à nouveau, les puissances occidentales solennellement en garde contre un risque d’affrontement nucléaire régional au cas où une ou des interventions extérieures seraient envisagées au cours du Sommet du G8… auquel M. Medvedev lui-même participait 9 . En fait M. Medvedev en s’adressant devant le Secrétaire (ministre) américain, envoyait un message sans équivoque à Washington et à ses alliés, contre l’implication mécanique des puissances nucléaires régionales : Israël, l’Inde et le Pakistan… Tout en avertissant les Occidentaux de son intention de bloquer toute initiative du G8 visant à un « changement de régime » à Damas et Téhéran… Objectif avoué dans un cas, implicite dans l’autre.

    Après de notables divergences de vue entre Medvedev, alors président, et son Premier ministre Poutine au printemps 2011, juste après l’abstention de la Russie pour le vote au Conseil de Sécurité de la Résolution 1973 (17 mars) autorisant l’Otan à intervenir pour raisons humanitaires en Libye (protection des populations civiles), l’intervention de M. Medvedev à Saint-Pétersbourg montre s’il en était besoin que les leçons ont été tirées du renversement de la Jamahiriya libyenne… et que l’unité de vue - et partant, d’action - est à présent rétablie au sommet d’un État russe qui a fait du réarmement l’une des ses priorités.

    Paradoxalement (!) le président Obama, prenant le contre-pied des concurrents républicains, multiplie les avances en vue de relancer voire de consolider les relations russo-américaines, résumant son approche en ces termes : « Nous coopérons avec la Russie et déclarons ouvertement notre désaccord sur tel ou tel problème. Nous œuvrons à la résolution des litiges, comme par exemple le bouclier antimissile mais continuons parallèlement à coopérer dans d’autres domaines » 10 . Cela ne change cependant rien sur le fond.

    Ainsi, comme prévu, la situation en Syrie a évidemment été au centre des discussions du G8… tout comme le nucléaire iranien. Question sur laquelle, sans réelle surprise donc, Barack Obama a adopté – campagne présidentielle oblige - une position temporisatrice ménageant Moscou « Nous sommes unis dans notre approche de l’Iran. Je pense que nous sommes tous d’accord sur le fait que l’Iran a le droit à un (programme) nucléaire pacifique, mais que ses violations continuelles des règles internationales et son incapacité à prouver jusqu’ici qu’il n’essaie pas de le militariser constituent un grave motif d’inquiétude pour nous tous ». Le président américain parvient de cette façon à maintenir un consensus de façade, fort utile à la veille de la reprise à Bagdad, ce 23 mai, des discussions du Groupe des Cinq+1 (États-Unis, France, Russie, Grande-Bretagne, Chine et Allemagne) avec la république islamique d’Iran. Discussions sur lesquelles, M. Obama, nous assure que lui et ses partenaires, fondent de vrais « espoirs ».

    Obama joue la carte du compromis avec l’Iran… Israël renâcle

    Sans doute le président américain est-il sincère (mais en ce cas, s’il l’était entièrement, il n’aurait rien compris à la pièce dont il est l’un des acteurs !), mais il est pressé par le calendrier électoral. Et sans doute à quelques mois de l’échéance, est-il plus désireux de donner des gages à sa base électorale plutôt que de satisfaire aux desiderata tonitruants du lobby israélite ? Ce qui alimente les rumeurs à Tel-Aviv où l’on feint de croire qu’un accord pourrait intervenir en défaveur de l’État hébreu, c’est-à-dire en désaveu de son intransigeance ce qui pourrait alors se traduire par un certain isolement sur la scène internationale ?

    Une intransigeance sioniste qui ne laisse aucune place à un quelconque compromis… Quoique le ministre israélien de la Défense, Éhoud Barak, semble être disposé à concéder à l’Iran un enrichissement à 3,5% de l’uranium nécessaire au fonctionnement de ses réacteurs atomiques. Loin cependant de l’Administration Obama prête à accorder, à savoir un enrichissement à 20% (Figaro 22 mai). Contradictions qui éclairent la mauvaise foi des uns et des autres quant au traitement du dossier iranien et au procès d’intention subséquent !

    Reste que l’Iran est l’ennemi indispensable sur lequel M. Nétanyahou, depuis son retour au poste de Premier ministre en mars 2009, assoit son autorité et sa légitimité. Le spectre de frappes israéliennes sur l’Iran est en sorte loin d’avoir disparu, même si depuis quelque mois il s’est placé en embuscade… Certes, depuis des années l’État hébreu menace de frapper les installations nucléaires iraniennes, sans être jusqu’ici passé à l’acte. Vaines rodomontades, gesticulations, bluff ? Non, le gouvernement israélien eut voulu que les É-U fassent « le travail » à leur place, or il estime à présent qu’un « seuil d’irréversibilité » pourrait être atteint d’ici la fin de l’année… argument hypothétique, mais qui a permis de relancer plus fort que jamais les bruits et les annonces mezzo voce d’une attaque préventive sur les sites iraniens au cours de l’été prochain. Resterait à savoir si Israël possède la capacité d’attaquer seul, sans le soutien logistique, tactique et stratégique (satellites) des É-U ? Peut-être bien qu’oui !
    Osirak trente années plus tard
    Trente ans après avoir détruit la centrale irakienne d’Osirak au sud de Bagdad, le 7 juin 1981, la majorité gouvernementale, le Likoud et le Cabinet israélien semblent unanimement favorables à une attaque contre les installations nucléaires iraniennes… au grand dam des militaires plus réalistes et moins enthousiastes ! L’on sait toujours où une guerre commence, jamais où elle s’achève ni jusqu’où elle s’étend. Mais parce que la guerre est « quelque chose de trop sérieux pour la confier aux militaires » (Clémenceau), il conviendrait de notre part, de ne pas prendre pour un simple bluff l’éventualité d’un accès de démence belliciste de la part des dirigeants israéliens et de prendre ainsi au sérieux la possibilité que l’Iran soit rayé de la carte… la Shoah servant d’excuse absolutoire a priori, et de moyen de sidération général.

    « Il y a désormais 80 % de chances qu’Israël attaque l’Iran avant la fin de l’année » déclarait Emmanuel Navon, universitaire proche de M. Nétanyahou 11 . Dans ces conditions, il s’agirait dans les mois précédent l’élection de mettre le réticent Obama devant le fait accompli ? Dans ce cas, la seule alternative pour la Maison-Blanche serait de parvenir à convaincre Nétanyahou d’attendre que l’élection soit passée pour frapper Téhéran. Pour Obama, cela signifie gagner du temps pour amener Téhéran à résipiscence. Pour Tel-Aviv, pour les Likoudistes va-t’en-guerre, cela signifie attendre en rongeant leur frein, mais à l’arrivée, quel que soit le résultat de l’élection américaine, Républicains ou Démocrates, dans tous les cas de figures les sionistes ultras sont assurés d’avoir gain de cause.

    Conférences de presse

    Après son arrivée à Washington et une première rencontre avec M. Obama, François Hollande a tenu une conférence de presse à l’ambassade de France préambule à sa participation le lendemain au sommet du G8. L’occasion d’afficher ses maigres dons de chef d’État… répondant à une question qui eut été particulièrement inhabituelle sous les lambris (dorés) parisien… Question : « Vous avez parlé de l’Iran et de la réunion de Bagdad du 23 mai prochain. Avez-vous senti vous-même, les Français et les Américains, inquiets d’une possible attaque israélienne sur l’Iran au cas où les négociations avec l’Iran ne marchent pas ? ». On appréciera au passage la syntaxe indigente de la journaliste accréditée et de son interlocuteur. Réponse : « Nous, nous avons surtout parlé de la préparation de cette réunion de Bagdad et de la chance que nous voulons donner à la négociation. Et d’ailleurs, la France depuis mon élection fait tout pour que nous arrivions en cohérence [sic] à cette négociation pour être en position de force et faire que les Iraniens renoncent définitivement à chercher à accéder à la technologie nucléaire à des fins militaires. Donc nous ne nous sommes pas posés la question de ce qui se passerait en cas d’échec de la négociation, nous voulons donner à cette négociation toute sa place et toute sa chance. Et les Iraniens doivent bien le comprendre » 12 .

    Commentaire

    La question aurait pu paraître presque incongrue dans le contexte hexagonal. Nul ne s’est jamais laissé aller au cours de la campagne à évoquer un seul instant l’éventualité d’un conflit majeur déclenché à l’initiative des dirigeants israéliens. Surtout pas le « challenger » de M. Hollande qui s’est bien gardé de demander à son vis-à-vis - singulièrement le soir du grand « dialogue » – quelles dispositions il prendrait afin de prévenir une telle catastrophe, ou quelle pourrait être son attitude au cas où celle-ci adviendrait ? Ces deux personnages s’entendaient - ce soir-là - comme larrons en foire, bien décidés l’un et l’autre à ne pas franchir les imites imparties au-delà des quelles les Français eussent pu entre-apercevoir la mer des ténèbres… soit le puits sans fond dans lequel s’enfoncent nos sociétés… Le Parti bleu outre-mer s’est également bien gardé de mettre les pieds dans le plat. Or l’arbre se juge à ses fruits et les politiques à leur capacité à sortir des chemins convenus et du politiquement correct…Mais l’espèce des grands politiques s’est apparemment perdue !

    Notons qu’à Washington M. Hollande ne s’est pas cabré devant la question. Il l’a même visiblement trouvée aussi opportune que normale. Question normale pour président « normal » ! À bien y regarder cependant la question n’est pas aussi « normale » qu’il y semble de prime abord : d’abord elle n’a pas étrangement choqué le président. Comme si la question était banale, ordinaire. Cela signifie que la possibilité d’un assaut – le cas échéant nucléaire – d’Israël contre les infrastructures atomiques iraniennes constitue un scénario qui lui serait parfaitement familier.

    Dans ce cas, pourquoi cet homme de la transparence, de la véridicité n’a-t-il pas abordé cette question lancinante devant les Français au cours de la campagne pour leur dire ce qu’il entreprendrait en vue de calmer le jeu au Proche-Orient, afin de désamorcer une crise virtuellement dévastatrice ? Pourquoi par ailleurs une telle entente consensuelle dans le silence de la part de la classe politique ? Cheminade excepté. Rendons à César ce qui lui appartient ! Les trois candidats prétendument anticapitalistes, Arthaud, Poutou, Mélenchon n’ont pas eux n’ont plus soufflé mot de cette question. Ni les verts ! Tous sans exception révolutionnaires en peau de lapin et braillards encartés… L’homoparentalité est sujet bateau de moindre risque ! Personne in fine pour dénoncer les complicités existantes avec un système et des politiques criminelles dont la dénonciation est pourtant – disent-ils – leur raison d’être… en réalité, leur juteux fonds de commerce.

    Que conclure de la réponse mollassonne et convenue du président tout frais émoulu ? Que celui n’est rien, ou tout cas qu’une sorte de « petit chose » 13 , tout sauf un chef d’État, lequel sans se mouiller outre mesure, aurait pu reprendre la balle au bond et répondre en substance « La France fera tout, absolument tout, pour faire aboutir un règlement négocié du contentieux nucléaire iranien. La sécurité de l’État d’Israël étant garantie par la Communauté internationale, tout sera mis en œuvre pour empêcher l’État hébreu de céder à la tentation sortir de la légalité internationale et de commettre l’irréparable. Cela au risque d’entraîner d’autres pays dans le gouffre. Tout doit être fait pour contrecarrer, voire interdire toute velléité de montée aux extrêmes… ». Existe-t-il des cours du soir ou de rattrapage pour président défaillant. En s’exprimant comme il l’a fait M. Hollande, s’est par avance rendu complice d’un crime prémédité. Il s’y associe volens nolens, et le plus terrible c’est que massivement les Français veulent croire en la compétence du bonhomme et en son intrinsèque « honnêteté ».

    Finalement

    Un homme a pourtant déjà dit tout ce qui, ici, vient d’être écrit, mais nul n’y a pris garde. Les alertes se perdent dans le bruit de fond, dans le vacarme médiatique ambiant… car la presse accomplit dans l’excellence sa fonction de brouillage… à tel point que, bien habile celui qui parvient à s’y retrouver dans le fatras contradictoire d’une information aussi torrentielle que vaine.

    N’est-ce pas en effet l’ancien Premier ministre socialiste, Michel Rocard qui, sous le titre « On est dans l’imbécillité politique collective », confessait au quotidien Libération le 2 mars 2012 : « Le programme du prochain président risque d’être disqualifié par les faits. Et je crains que les candidats n’en soient pas conscients... quand on part pour la tempête, l’essentiel se joue en amont des programmes, dans la manière de définir l’absolu prioritaire et, bien sûr, le cap global. Après, on fait ce qu’on peut… cette fois, c’est plus grave… Aujourd’hui, les menaces sont d’une gravité inhabituelle. Nous ne nous sommes jamais trouvés dans une situation aussi dangereuse depuis bien des décennies… Lord Mervyn King, gouverneur de la Banque d’Angleterre, un homme qui n’a jamais un mot de trop, a expliqué il y a peu qu’il fallait s’attendre à une récession sans doute plus grave que celle de 1930. C’est le gouverneur de la banque d’Angleterre qui nous prédit plus grave, pas un prophète chevelu, un écolo ravageur ou Jean-Luc Mélenchon ! Un autre : Jean-Pierre Jouyet, président de l’Autorité des marchés financiers. Lui, dont le rôle est d’empêcher la casse et de rassurer les opérateurs de marché, a déclaré qu’il fallait craindre une explosion du système économique et financier mondial. On n’en parle pas beaucoup de tout ça dans la campagne et on s’amuse… Personne ne regarde le grand Moyen-Orient. Nous avons une stratégie américano-anglaise, acceptée par les autres, et notamment par nous, de torpiller toute possibilité de discuter sérieusement avec les Iraniens. Et même de faire un peu de provoc de temps en temps. Comme s’il s’agissait de préparer une situation de tolérance rendant acceptable une frappe israélienne. Dans cette hypothèse, la guerre devient une guerre irano-syrienne soutenue par la Chine et la Russie, comme on le voit à l’Onu, contre en gros l’Occident et ses clients. Et l’Europe se tait. C’est une affaire à millions de morts, l’hypothèse étant que ça commence nucléaire. Je connais bien ces dossiers et je n’ai jamais eu aussi peur. Nos diplomates ont perdu l’habitude de traiter des situations de cette ampleur et tous nos politiques jouent à se faire plaisir avec des satisfactions de campagne électorale. Ce qui est nouveau, c’est l’intensité des dangers par rapport à un état d’esprit futile. Autre nouveauté, ces dangers sont extérieurs, résolument mondiaux. Il n’y a que l’Amérique latine et l’Australie pour avoir une chance d’y échapper ».

    Cette « imbécillité politique collective » que dénonce le vieux cheval de retour de la politique, n’est-il pas le résultat ou l’aboutissement d’un système ? Celui qui par le truchement de la démocratie représentative, la tréflière des partis, les mandats non impératifs, les découpages et les mille mécanismes électoraux plus vicieux les uns que les autres, élimine les meilleurs ou les moins corrompus ? Alors comment s’étonner que l’Occident crève du règne sans partage des médiocres, de la dictature des sectaires, des ignorants encyclopédiques et de l’usage immodéré de la Novlangue de bois politiquement correcte assortie de tous les fanatismes idéologiques, des plus débiles aux plus meurtriers … La coupe est profonde et nous n’en avons pas encore épuisé la lie !

    Léon Camus

    Notes

    (1 ) Effectivement « non négociable », les Américains faisant l’aumône à M. Hollande de ne pas contredire ses piteux effets d’annonce uniquement destinés à l’origine se concilier les bonnes grâces d’un M. Mélenchon aujourd’hui s’exprimant ainsi : « Je suis très heureux de l’avoir convaincu au fil du temps, car quand j’étais au Parti socialiste, il n’était pas partisan de ce retrait » [France 2 et AFP - 21 mai 2012]. Quant à l’Otan, son calendrier reste inchangé, départ en 2014, pour le reste les Français devront casquer et déménager pour la frime selon les moyens du bord, laissant directement aux Américains, et non plus à l’Otan, la libre disposition de leurs forces spéciales.
    (2 ) France Inter 19 mai
    (3 ) 17 novembre 2011 Ria Novosti – « La Russie pourrait se voir impliquée dans un conflit dans lequel des armes de destruction massive seraient utilisées » a déclaré ce jeudi à Moscou le chef d’état-major général Nikolaï Makarov devant la Chambre civile russe (organe consultatif auprès du Kremlin), se référant explicitement à l’expansion de l’Otan à l’Est de l’Union européenne (Ukraine/Géorgie) et plus encore au projet américain de Bouclier antimissile…[Or] dans le contexte post-Libye de pression sur la Syrie et l’Iran ces remarques sont un message sans aucune ambiguïté.
    (4 ) Voix de la Russie 24 nov. 2011
    (5 ) Le Tibet est bien entendu resté en travers de la gorge du Pcc, mais le dernier épisode en date a été une pilule tout aussi amère. En effet, la rocambolesque évasion du dissident chinois aveugle « anti-avortement » (opposition à la politique de contrôle démographique dite de « l’enfant unique »), Chen Guangcheng réfugié à l’ambassade des États-Unis à Pékin dont le départ vers États-Unis s’est effectué au cours d’une visite officielle du Secrétaire d’État H. Clinton, a, peu ou prou, fait « perdre la face » aux Autorités communistes. Des coups de stylets diplomatiques qui en Asie généralement se font payer cher.
    (6 ) 29/09/2010 « Secret défense » Libération
    (7 ) En chemise, le cul à l’air. « Comme j’étais ce qu’on appelle en petite tenue de dragon, c’est-à-dire le paniau volant ou la bannière au vent, je me retirai bien vite »[1828]. Sous l’ancien régime, le 4e régiment de hussards avait pour fière devise « Saxe-conflans, bannière au vent ! »… Devise qui à Valmy en 1792 prit un relief tout particulier, l’armée prussienne n’ayant pour ainsi dire pas combattu ses rangs étant décimés par… la dysenterie !
    (8 ) Berdin ou bredin, terme berrichon désignant l’idiot du village. L’académicien et ancien associé de l’abolitionniste Badinter, Jean-Denis Hirsch pris pour patronyme Bredin par décret du 16 mars 1950, rendant ainsi célèbre ce sobriquet folklorique fleurant bon le terroir d’antan.
    (9 ) Moscou 17 mai Reuters - « La Russie estime qu’une action contre la Syrie et l’Iran peut conduire à un conflit nucléaire. Le Premier ministre russe Dmitri Medvedev a prévenu jeudi qu’une action militaire contre des États souverains pourrait conduire à une guerre nucléaire régionale, exprimant nettement l’opposition de Moscou à toute intervention occidentale contre la Syrie et l’Iran qui pourrait faire l’objet d’un débat au cours du sommet du G8  ».
    (10 ) Ria Novosti 18 mai
    (11 ) Médiapart 11 février 2012
    (12 ) Cf. site de la présidence
    (13 ) « Le Petit Chose » roman d’Alphonse Daudet écrit en 1868.

    Géopolintel
     

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  • Je me souviens (d’un certain quinquennat)

    Bernard GENSANE

    Rue 89, qui a souvent de bonnes initiatives, a demandé à ses lecteurs de twitter sur le souvenir le plus marquant du quinquennat du kleiner Mann. Le cahier des charges étant le suivant : « vous vous projetez mentalement en 2032 : vous vous souvenez alors de cette période lointaine et ses étrangetés ; vous racontez un souvenir oublié du quinquennat de Nicolas Sarkozy en commençant par« Je me souviens » ; vous gardez le même ton que Perec (pas de vomissements rageurs donc). » On a déjà eu droit à quelques gazouillis savoureux :

    - Je me souviens de cette phrase pleine de panache, prononcée au Fouquet’s, le 6 mai 2007 : « Vous avez aimé Jackie Kennedy, vous adorerez Cécilia Sarkozy. » Cette bravade était tout un poème. Cécilia l’avait larguée et n’était même pas allée voter pour lui lors du second tour. Et puis y eut-il au monde femme plus cocufiée que l’excellente Jackie ?

    - Je me souviens de la lettre de Guy Môquet..., une lettre à faire lire aux enfants des écoles, qui commençait par « je vais mourir ». Le 30 avril 2008, écœuré par cette initiative, je publiai un texte rageur sur un site de gauche (voir en bas de cette note).

    - Je me souviens du stylo roumain... convoité et empoché. Ce stylo, genre Mont Blanc ne fut pas le seul objet de prix que le kleiner Mann subtilisa.

    - Je me souviens des bons de vaccination contre la grippe A. Un des scandales du quinquennat qui coûta beaucoup d’argent et flanqua des frayeurs à des centaines de milliers de gosses qu’il fallut piquer dans des salles des fêtes glaciales.

    - Je me souviens de l’amusant « ministre de la Relance »… Il s’agissait du châtelain Devedjan.

    - Je me souviens des T-shirts NYPD… et du « malaise vagal ». Le pire, c’était le malheureux Kouchner, transfuge lèche-cutant du camp socialiste, obligé de courir avec son boss, alors qu’il avait tout de même 68 ans.

    Avant de commencer, je voudrais signaler ceci : tout le monde s’est esbaudi, s’est pâmé devant l’attitude "républicaine" de Sarkozy, qui a organisé une transmission apaisée des pouvoirs. Ceci était une posture. Tout comme les siens, le kleiner Mann a parfaitement compris que ce n’est pas la droite qui a été battue, mais lui. D’où ce profil tout en retenue et modestie. Cet homme ment toujours. Souvenons-nous que sa carrière politique a commencé par un extraordinaire mensonge originel quand il a feinté Pasqua pour lui subtiliser la mairie de Neuilly. Mon hypothèse est que le mensonge chez lui provient de secrets de famille, lorsqu’il a découvert sur le tard que sa mère – donc lui – était d’origine juive et que sa famille paternelle n’était pas aussi reluisante qu’il le croyait.

    Je vais proposer deux « Je me souviens ». La sélection est pire que drastique. J’élimine la privatisation, au profit de ses bons copains, de Gaz de France alors qu’il avait promis que l’entreprise ne serait jamais dénationalisée. J’élimine les insultes de cet élève médiocre adressées à la culture (l’épisode de La Princesse de Clèves parmi tant d’autres). J’élimine la LRU, contre laquelle je me bats avec acharnement depuis 5 ans et dont je crains que cette lutte ne s’achèvera pas avec Hollande. J’élimine la nomination du casinotier Laporte dans un ministère, la nomination d’une arriviste sans foi ni loi au ministère régalien de la Justice. J’en élimine bien d’autres encore.

    De cet homme qui ne contrôle pas son corps, je retiendrai deux gestes (je laisse tomber les « casse-toi, pauv’con » et autres emportements). Le premier fut inaugural. Quelques minutes avant le raout du Fouquet’s, Sarkozy traverse Paris dans sa voiture, une horde de motocyclistes de presse à ses trousses. Il veut imiter le geste de Chirac en 2002 quand celui-ci ouvrit la fenêtre arrière droite de la voiture pour saluer de son long bras droit. Seulement le kleiner Mann ne va pas au bout de cette offrande. Il baisse légèrement la vitre et laisse simplement dépasser son avant-bras droit. La signification de ce geste avortée est toute simple : de la peur et du mépris. Mépris pour les passants et les millions de téléspectateurs. Peur de se faire flinguer.

    Le second geste est à mes yeux le moment le plus abject de son quinquennat. On lui a organisé une visite bidon (elles le sont toutes) dans une ferme laitière du Pays basque. S’il connaissait un peu ses dossiers, il saurait que les conditions de vie d’un éleveur laitier d’Itxassou ont peu à voir avec l’opulence d’un céréalier de la Beauce. Il engage le dialogue :

    — Ça va ?

    — Non, ça ne va pas, lui répond le couple d’agriculteurs.

    Il est décontenancé : sa question étant de pure forme, il attendait une réponse de pure forme puisque, quoiqu’il advienne, les paysans que le parti gaulliste a ruinés pendant quarante ans votent quand même à droite. Il insiste lourdement :

    — Ça va ?

    — Non, non, ça ne va pas.

    — Vous êtes bien sûrs que ça ne va pas ?

    — Non, ça ne va pas.

    — Mais enfin, vous êtes propriétaires. Combien d’hectares ?

    — Quarante.

    C’est alors que survient le geste abject. Pour enfoncer son autorité dans le corps et l’esprit de ces braves gens que des dizaines de photographes et de cadreurs mitraillent, il appuie à plusieurs reprises avec son index sur le poitrail du paysan.

    — Vous voyez bien ? Vous avez quarante hectares. Moi, je n’ai pas un seul hectare.

    Il fait semblant d’oublier que ces quarante hectares ne valent rien en dehors de leur fonction d’outil de travail. Lui qui a triplé son salaire. Lui dont les avoirs personnels ont considérablement augmenté en cinq ans. Lui qui dispose à Paris de la résidence privée la plus huppée de la capitale et, sur la Côte d’Azur, d’une petite merveille digne des nouveaux magnats russes.

    Un échange inoubliable.

    À propos de la lettre de Guy Môquet. Je n’aurai donc pas attendu la défaite du kleiner Mann pour publier ce texte :

    Voilà plusieurs semaines que je tourne autour d’un mot terrible, d’un concept qu’on ne saurait manipuler à la légère. J’ai testé ce vocable, oralement, sur quelques proches qui n’ont pas paru scandalisés. Mais, jusqu’à ce jour, je n’avais osé l’utiliser dans un écrit.

    Je me lance : je considère que nous vivons aujourd’hui, en France, en dictature. Il ne s’agit pas d’un régime à la Pinochet, à la Kim Il Sung ou, plus proche de nous, à la Franco, avec son armée, sa Guardia Civil et ses curés. Non, il s’agit d’une dictature de l’argent. Dans le monde entier, les puissances d’argent, les milieux financiers exercent un pouvoir sans partage. Ils tiennent tout, y compris, bien évidemment, les grands médias.

    Chez nous, la droite et la gauche institutionnelles cautionnent, depuis bientôt trente ans, un état de fait où la parole démocratique ne peut pratiquement plus se faire entendre et où les pratiques démocratiques ne sont que des simulacres. Ce qui se passe avec Sarkozy n’est pas fondamentalement différent de ce qui se passait sous Chirac ou Mitterrand. Disons que nous avons opéré un saut quantitatif et qualitatif, au sens où tous les espaces publics et privés sont désormais rembougés, farcis par le discours dominant.

    C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’initiative de la lecture de la lettre de Guy Môquet. Pour qu’une idéologie dominante domine parfaitement, il faut qu’elle éradique, qu’elle tue ce qu’il reste de l’idéologie dominée et qu’elle se fasse oublier en tant qu’idéologie. Comme il n’est pas question, dans une démocratie formelle, de censurer au sens propre du terme, de violenter physiquement les citoyens, il suffit à la classe dominante de déplacer tous les débats politiques ou, mieux encore, de les vider de leur substance.

    C’est ici qu’intervient la communication. Il y a bien longtemps que les entreprises, les stars, mais aussi les administrations, les pouvoirs publics et, bien souvent, les médias, n’informent plus : ils communiquent. La différence entre l’information et la communication est que cette dernière substitue la forme au fond. En outre, celui qui informe travaille pour les autres. Celui qui communique travaille pour lui. C’est pourquoi la communication, qu’il s’agisse de publicité ou de tout autre message, est mensonge. Ainsi, lorsqu’il y a une grève dans les transports publics, l’accent est mis sur le spectaculaire, l’immédiat, c’est-à-dire la « grogne des usagers ». À noter que, dans ce cas précis, la classe dominante redécouvre des usagers qu’elle avait perdus de vue depuis qu’elle a privatisé à tour de bras et qu’elle considère tous les citoyens comme des clients. À noter également que les usagers, tout comme les travailleurs en lutte d’ailleurs, « grognent ». En d’autres termes, ils n’expriment pas une parole, un dit, mais un bruit de gorge, le contraire d’un discours élaboré.

    Pour prendre un autre exemple, très révélateur du simulacre de la vie politique, lorsque le président de la République se rend dans une usine pour exprimer sa sympathie aux travailleurs (dans le meilleur des cas), il se contrefiche des accidents du travail, de l’amiante, des horaires insupportables, des données qu’on ne peut traiter que dans la durée, et politiquement. Il fait semblant, pour un instant fugace, d’être proche des travailleurs. Il n’est intéressé que par l’image que l’on retiendra, tout aussi fugacement, de sa démarche. Gouverner, pour Sarkozy, c’est imposer l’omniprésence d’une forme. La boîte à images doit être alimentée une ou deux fois par jour. D’où la création, la mise en scène de pseudo-événements, l’insistance sur la psychologie, l’émotion aux dépens des structures et des superstructures. Pourquoi, aujourd’hui, le public est-il extrêmement maigrelet autour du tombeau de Lady Di ? Parce que, quelle qu’ait pu être la valeur personnelle de la princesse, elle ne fut qu’image. Et une image disparaît avec son support.

    Si Nicolas et Cécilia Sarkozy [ce texte fut écrit avant l’apparition de Carlita] ont voulu, pendant des années, vivre dans la lumière, ce n’est pas par narcissisme personnel, mais bien parce que, pour eux et les leurs, il fallait créer en permanence du simulacre. « Gouverner, c’est faire croire », disait Hobbes. Le sarkozysme est une théorie de l’apparaître, puis du paraître. Le sarkozysme, c’est le déplacement de l’idée hors du temple pour que la frontière entre l’intime et le public soit éradiquée afin que la dépossession soit confondue avec les passions secrètes des victimes du simulacre et du système. Le sarkozysme, c’est la mécanisation par la simplification de la pensée des individus et des groupes. La victoire de Sarkozy doit beaucoup à vingt ans de privatisation de TF1, la plus grande entreprise de crétinisation d’Europe, selon l’aveu même de ses dirigeants. Le sarkozysme, c’est un pouvoir qui existe avant tout par la représentation que l’on en a, quand son héros et sa propre fiction ne font plus qu’un. Le sarkozysme, c’est la perte des repères, avec pour seul motif le discours clos de sa propre prédication. Sarkozy sur le yacht de Bolloré ou faisant semblant de faire du vélo avec Virenque (il fait semblant, c’est un vrai cycliste qui vous l’affirme), c’est comme du divin qui serait redescendu sur terre. Le sarkozysme, c’est un ensemble de signes flottants qui, en surface, ne dénotent aucune réalité.

    La geste sarkozyenne (courir en compagnie de Kouchner dans un maillot de la police new-yorkaise) est épuisée par son autosuffisance. Lorsque je regarde courir Sarkozy, je regarde - à proprement parler - rien. L’image du coureur est son propre référent. Nous sommes alors dans un monde dénaturé qui a pris sa revanche contre la Renaissance ou l’esprit des Lumières, là où les sentiments et les instincts (la chasse aux immigrés) l’emportent sur la raison, là où l’intuition et une présentation des choses binaire, manichéenne remplacent l’argumentaire (« je vais vous débarrasser des racailles », « Fadela Amara est remarquable »), là où la prédication remplace la dialectique (« pour moi, il n’y a pas de tabous »).

    Quid, me direz-vous, de Guy Môquet ?

    Pourquoi ce fusillé en particulier ? Pourquoi le choix de la jeunesse et de la pureté (Môquet n’a tué personne, contrairement aux cinq du Lycée Buffon, beaucoup plus "populaires" dans les années cinquante et soixante) ? Parce que lorsqu’on n’a jamais esquissé le moindre geste de manifestation soi-même (sauf contre des étudiants grévistes), parce que lorsqu’on appartient à une classe qui a collaboré et s’est enrichie outrageusement au contact intime de l’occupant, quand on a une flopée d’amis venant de l’extrême droite et qu’on défend depuis dix ans les idées de Le Pen, on a bien des choses à se faire pardonner.

    Il existe, depuis des années, des compilations de lettres de fusillés. (Voir, par exemple, La vie à en mourir, Lettres de fusillés 1941-1944, ouvrage paru aux éditions Tallandier. Lettres choisies et présentées par Guy Krivopissko, conservateur du Musée de la Résistance nationale). Même si le Parti Communiste a pu exagérer en se proclamant le « Parti des fusillés » avec ses 75000 victimes, il n’en est pas moins vrai que la grande majorité des fusillés, des résistants qui ont pris les armes appartenaient à la classe ouvrière et étaient communistes. Ce qui signifie que, dans une France encore très rurale, les paysans, les fonctionnaires, les artisans, les commerçants ont bien plus fait le dos rond que les ouvriers. Sarkozy ne le dit pas, Guy Môquet ne le disait pas non plus.

    Mettre en avant la lettre du jeune supplicié sert tout bonnement à masquer la politique de la classe dirigeante d’aujourd’hui, décrite la bave aux lèvres le 4 octobre dans le magazine économique Challenges par Denis Kessler, ancien bras droit du baron Sellières à la tête du MEDEF, ami de toujours de Dominique Strauss-Kahn (tout se tient), ce "socialiste" qui pense et déclare que les gens mal informés, les gens qui souffrent ont trop de pouvoir dans la représentation démocratique.

    « À y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. Les réformes à faire ? », demande Kessler. « C’est simple. Prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952 [c’est-à-dire à une époque où la classe dirigeante et les ancêtres de l’UMP ont dû payer le prix de leur collaboration économique et politique avec l’occupant], sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance. » Et Kessler d’évoquer : « la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif et la consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d’être nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc. » Bref, tout ce qui a rendu la vie à peu près supportable pour 90% de Français pendant cinquante ans.

    Sarkozy, comme son très proche collaborateur Guaino, se traînent des valises névrotiques qui pèsent des tonnes. Le premier, dans sa famille paternelle, a un passé qui ne passe pas, et il n’a découvert qu’adolescent, les origines juives de sa mère. Le second, comme dit pudiquement Wikipédia, n’a pas connu son père. Tout deux ont toujours eu une revanche à prendre sur la vie. Exalter les mythes fondateurs de la vraie gauche (Jaurès, anticapitaliste et pacifiste, Môquet, résistant magnifique) permet de faire oublier que, dans les faits, on n’aime les gens de gauche que morts ou traîtres. Faire lire une lettre d’un jeune militant communiste sans référence au contexte, sans allusion à ses propres engagements, bref une lettre purement humaine, familiale, une lettre d’émotion, quelle belle manœuvre !

    Une lettre qui exalte l’abnégation, le sens du sacrifice, le courage, des valeurs que la classe dominante peut faire siennes sans problèmes dans une perspective de politique-spectacle, d’iconisation, et de pipolisation de l’école. La lettre d’un fils extraordinairement ému mais pas d’un jeune communiste qui veut organiser la résistance à la base. Pour le ministre Xavier Darcos, l’école doit « renforcer la cohésion nationale autour d’une histoire ». Il est urgent, en effet, de raconter des histoires (après Môquet, à qui le tour ?) à une société disloquée par la brutalité de sa classe dirigeante.

    Faites le compte, vous verrez que, depuis 2002, il ne s’est pas passé une journée sans que les dirigeants n’aient pris une mesure hostile au monde du travail, aux salariés. On en revient à Pétain – n’est-ce pas Kessler ?, quand l’école du Maréchal était mobilisée pour construire une unité nationale de façade, mais obligatoire, à coups de mythes simplistes (Jeanne d’Arc, Bara, Bugeaud). Une récupération au profit d’une identité nationale (comme le ministère du même nom) serait censée faire oublier les attaques contre la Sécurité sociale, les services publics, les retraites.

    Non, Môquet n’appartient pas à tout le monde, mais à ceux qui luttent, qui n’acceptent pas le fait accompli, le principe de réalité. La France rêvée par Guy Môquet est le contraire de la France de Sarkozy, cette France d’avant le 4 Août, d’avant les Lumières, la France du fric étalé sans honte, la France des casinotiers, la France des beaufs à Rolex©, la France qui se pâme devant Bush.

    La mythologie que veut forger Sarkozy, pour le moment du moins (ça lui passera avant que ça nous reprenne), évacue de grandes figures chéries de la droite, comme Jeanne d’Arc ou Napoléon. C’est donc une mythologie sans mauvaise conscience, sans squelettes dans le placard, sans torture en Algérie, sans Mai 68 (en 68, Môquet aurait pendu le père de Sarkozy avec les tripes du père de Kessler !), sans le moindre faux-pas, sans regret ni repentance. Une mythologie unidimensionnelle, celle d’un pays totalitaire.

    Bernard Gensane

    http://bernard-gensane.over-blog.com/

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  • Dominique Cantien, productrice de télévision emblématique des années 80-90 sur TF1 et France 2, est invitée sur France Info dans le cadre de sa tournée de promotion pour son autobiographie, intitulée Avec eux... [1]. Elle laisse entrevoir au détour d’une phrase sa vision du monde social...

    « Tout et son contraire » est une chronique de France Info que le site Internet de la radio présente ainsi : « Philippe Vandel reçoit une personnalité qui a marqué l’année : politique, spectacle, médias, littérature, sport : chaque jour, un entretien en trois épisodes ». Il s’agit en fait surtout d’une émission de bavardage promotionnel, où des personnalités viennent vendre leur « actualité ». Le 26 avril 2012, Philippe Vandel reçoit Dominique Cantien [2], la célèbre productrice de télévision, papesse des programmes de divertissement dans les années 80-90 (principalement sur TF1), qui vient de sortir son autobiographie.

    Après avoir assuré (le 14 avril) la promotion de son livre dans l’émission « On n’est pas couché » sur France 2, Dominique Cantien avait fait de même sur deux antennes de Radio France : le 18 avril dans « Le RenDez-Vous » sur France Culture et le 19 avril dans « Les Affranchis » sur France Inter, émission présentée par Isabelle Giordano. Ce qui fait trois invitations en moins de dix jours sur les radios du « service public »...

    Dominique Cantien se plaît à répéter que dans la vie, « si on veut, on peut » ; à ses yeux, comme dans les pires productions hollywoodiennes, seules l’envie et la détermination conditionnent la réussite professionnelle : « quand on va au bout de ses rêves, on y arrive. Rien dans mon expérience de petite fille du nord de la France ne me prédisposait à avoir ce destin. Je me suis battue pour en arriver là [3]. » Un fabuleux « destin » tout de même plus accessible – en supposant qu’il soit enviable – quand on est issu de la bourgeoisie [4]. Et quand la productrice s’adonne (modestement) à la modestie, Philippe Vandel bondit : « à un moment donné, vous dirigiez 70 % des variétés de TF1 ; si ça c’est pas réussir, qu’est-ce que réussir ? » Même s’il entretient avec abnégation la flamme de « l’esprit Canal » [5], Philippe Vandel, ici, n’est pas sarcastique.

    Dans la première des trois parties de l’entretien, Dominique Cantien raconte comment elle a lancé le Sidaction, qui devait être diffusé sur six chaînes en même temps, ce qui impliquait notamment que celles-ci renoncent le temps d’une émission à leurs espaces publicitaires et à leurs rivalités. Philippe Vandel mentionne alors un épisode évoqué dans le livre : deux des patrons de ces chaînes en sont venus aux mains lors d’une réunion. Dominique Cantien commente :

    « Ces grands patrons n’étaient pas tous des amis, c’est le moins qu’on puisse dire ; dont deux en particulier. Donc, dans bon nombre de réunions, c’était brûlant. On n’était pas en bas de l’immeuble d’une cité racaille [d’après le ton de sa voix, elle sourit], mais les bagarres étaient peut-être du même ordre, avec l’intelligence en plus.  »

    Dérapage révélateur. Pourtant, ces propos imbibés de mépris, voire de racisme social, laissent Philippe Vandel sans réaction. Grâce au « service public de l’information », on ne connaîtra pas l’identité des deux bagarreurs en question, mais on aura appris que si la violence traverse les classes sociales, l’intelligence est l’apanage des grands patrons. C’est pourquoi nous espérons que Patrick Le Lay, l’ancien PDG de TF1, écrira lui aussi son autobiographie en laissant libre court à son célèbre franc-parler [6].

    Notes

    [1] Éditions de La Martinière, 2011. La maison d’édition présente ainsi son auteur : « Célèbre productrice de télévision, directrice de la création pour TF1, puis sur France 2, puis directrice des programmes de RMC, Dominique Cantien revient cet automne à la télévision en tant que consultante rattachée à la direction de France Télévisions. Elle a été durant 9 ans la compagne de Nicolas Hulot, puis l’épouse du ministre des Affaires étrangères Philippe Douste-Blazy. Elle vit actuellement avec l’ex-boxeur Stéphane Ferrara. »

    [2] L’émission peut être écoutée ici.

    [3] Interview dans 20minutes.fr, 17 avril 2012. On peut également lire plus loin : « J’ai rencontré quatre hommes magnifiques : Michel Drucker, Jean Drucker, qui est là-haut, Pierre Lescure et Francis Bouygues. C’est mon papa de la télé, que j’ai rencontré au moment où j’ai perdu mon propre père. Quand on est protégés et aidés, le chemin est plus facile. Mais il n’y a pas de hasard, on ne rencontre que les gens qu’on veut rencontrer. La chance, c’est aussi un talent. »

    [4] Dominique Cantien écrit dans son autobiographie (p. 10) : « Je vivais dans une maison bourgeoise provinciale, je fréquentais des écoles privées, comme toutes les petites bourgeoises, toute mignonne dans mon uniforme de rigueur. J’ai ensuite fréquenté le lycée Fénelon de Dunkerque qui avait eu la bonne idée de devenir mixte quelques années avant que je l’intègre. Mon univers était un monde assez sévère. Mon père était un industriel, ma mère, selon la tradition de ce monde-là, une "mère au foyer". »

    [5] Philippe Vandel a été chroniqueur et présentateur sur Canal+ au moment où la chaîne promouvait son « impertinence » et son ton « décalé », le fameux « esprit Canal ».

    [6] Lors du passage de Dominique Cantien dans l’émission « On n’est pas couché », alors qu’elle est interrogée sur les mémorables propos de Patrick Le Lay au sujet du « métier de TF1 », qui est « d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit », et donc de vendre aux annonceurs « du temps de cerveau humain disponible », Dominique Cantien réagit ainsi : « C’est vrai que la phrase de Patrick Le Lay est d’une violence absolue, telle quelle, mais en fait elle est le reflet, avec ses mots à lui, de ce que nous devions faire. » Et lorsque Audrey Pulvar lui fait remarquer qu’elle ne semble pas prendre de distance avec la « philosophie » de Patrick Le Lay, elle répond immédiatement : « J’en prends pas de distance parce qu’en fait c’est la réalité. »

    http://www.acrimed.org/article3819.html


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  • L’EXTREME-DROITE EST UN PRODUIT DU CAPITALISME !

    Il en est qui feignent de s’étonner, ou sont véritablement surpris par les résultats de l’extrême-droite en France, voire dans d’autres pays d’Europe...

    J’ai déjà abordé ce débat en publiant un article de Larry Portis : « Qu’est-ce que le fascisme ? ».

    Et j’ai mis en exergue la phrase que je considérais comme essentielle : « Quant à moi, dit Larry Portis, je propose une définition simple et « générique » comme point de départ : le fascisme est un mode de contrôle politique autoritaire et totalitaire qui émerge dans les sociétés industrielles capitalistes en réponse à une crise économique. »

    Si je dis que je partage ce point de vue, je me répète.

    Dès lors, il convient de bien saisir que l’alternative, en France et ailleurs, ne peut être : capitalisme ou fascisme, puisque extrême-droite et/ou fascisme s’inscrivent dans les évolutions du capitalisme lui-même, sont une des formes du capitalisme, et notamment du capitalisme en crise.

    En réalité, il ne peut y avoir une alternative que dans la sortie du capitalisme lui-même ! Lire la suite


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