• La crise grecque : le champ d’une double expérimentation et les enjeux de la démondialisation

    28 avril par Yannis Thanassekos

    De l’économique au politique

    Personne n’est dupe. Depuis le printemps 2010, la Grèce est devenue le laboratoire, le champ terrifiant d’une double expérimentation. De son issue dépendront les grands traits de l’époque à venir - notamment au niveau européen.

    Expérimentation et épreuve de forces tout d’abord sur le plan socioéconomique. Il s’agit de la mise en application des formes les plus radicales, les plus brutales de la politique néolibérale – compression jusqu’à l’asphyxie des coûts salariaux, dérégulation brutale du marché du travail, coupes drastiques dans les dépenses sociales, destruction des services publics, démantèlement de la fonction publique, privatisation en cascades, etc. Au terme de ce processus, appauvrie, saignée à blanc, la société grecque sera livrée aux prédateurs du capital financier européen et international. Vue sous cet angle, la Grèce constitue, pour le néolibéralisme, un laboratoire pour la validation d’un modèle socioéconomique à vocation européenne – et au-delà. Cet aspect de la crise a déjà fait l’objet de nombreuses analyses pour me dispenser d’y revenir ici.

    Expérimentation ensuite et épreuve de forces sur le plan proprement politique. Cet aspect de la crise n’a pas été suffisamment traité jusqu’ici et demande encore à être débattu tant sur le plan de la conceptualité politique que du point de vue de stratégies à adopter face à l’agression néolibérale. Consécutive à la mise en œuvre de deux grands trains de mesures d’austérité et des réformes néolibérales, la crise du système politique grec nous place au seuil d’une nouvelle époque qui nous oblige à repenser la double question classique que la pensée politique se pose et se repose depuis l’antiquité : celle de la souveraineté politique d’une part, celle de qui est le souverain de l’autre.

    Sous ce rapport la Grèce constitue également un laboratoire paradigmatique à vocation européenne. Tous les observateurs s’accordent à le dire : depuis le printemps 2010, c’est-à-dire depuis le début de la crise, l’Etat de droit et, avec lui, les principes élémentaires de la démocratie parlementaire sont mis à rude épreuve en Grèce – c’est le moins qu’on puisse dire. De fait, l’application sans délais de mesures d’austérité et de réformes d’ajustement structurel n’a été rendue possible que par des procédures et des décisions qui foulent littéralement au pied la lettre et l’esprit de la constitution ainsi que par une dévaluation brutale du parlement en tant que lieu de contrôle, de délibération et de décision.

    Le mécanisme juridico-politique qui permet la suspension, voire l’abolition de la démocratie par des moyens propres, c’est-à-dire par des moyens que stipulent les constitutions démocratiques elles-mêmes, est aussi vieux que l’histoire des régimes constitutionnels – ce même mécanisme a existé du reste dans l’antiquité également. C’est la déclaration de l’« état d’exception » qui suspend, en principe temporairement, certaines normes constitutionnelles ainsi que certaines règles et procédures qui président au fonctionnement normal des institutions démocratiques. C’est ce modèle qui s’expérimente à présent en Grèce. De fait, toutes les torsions et les contorsions que subissent en Grèce, depuis le printemps 2010, l’Etat de droit, les normes constitutionnelles et les procédures démocratiques sont justifiées, légitimées voire légalisées par la déclaration de facto d’un « état d’exception », d’un « état d’urgence », voire même d’ « état de guerre » pour reprendre le terme utilisé par le ministre grec de l’Economie, par ailleurs constitutionaliste lui-même. Sauf que pour la Grèce cet « état d’exception » cesse d’être temporaire : non seulement il dure depuis deux ans maintenant, mais il est destiné à perdurer puisque selon les exigences de la « troïka », les engagements de l’actuel gouvernement grec en matière de mesures d’austérité et de réformes, engagent aussi tous les gouvernements grecs à venir jusqu’au remboursement du dernier centime des prêts accordés à la Grèce !

    Parce que son remboursement s’est avéré impossible, plus de la moitié de la dette grecque a été annulée, mais le dernier prêt de quelques 130 milliards accordé à Athènes reste lui à être remboursé dans sa totalité en principe. Dans le dernier train de mesures, les créanciers sont allés jusqu’à imposer au gouvernement grec l’ouverture d’un compte bloqué destiné en toute priorité au remboursement de la dette. Il sera alimenté par les recettes publiques – taxes, impôts et bénéfices des privatisations. Autrement dit, les recettes publiques ne serviront plus à financer les dépenses publiques – sécurité sociale, santé, enseignement etc. – mais à rembourser la dette. C’est une pure et simple confiscation de recettes publiques ! A noter aussi que ce compte bloqué est régit non pas par le droit grec mais par le droit….luxembourgeois !

    Sous couvert de « nouvelle gouvernance économique » - projet qu’élaborent depuis longtemps les stratèges politiques du néolibéralisme -, le modèle politique qu’on expérimente en Grèce sous la pression de la furie néolibérale, renoue en fait avec les types de régime politique les plus conservateurs et les plus réactionnaires qu’a connus l’Europe au XXe siècle : des démocraties sans démos, des régimes où l’exception devient, progressivement, la règle et où le parlement ne fait plus figure que d’une chambre d’enregistrement… quand il est maintenu ! Plus concrètement, il s’agit de la mise en place d’exécutifs forts, largement extraparlementaires, émancipés de tout contrôle parlementaire et gouvernant au moyen de « pouvoirs spéciaux », de « procédures d’urgence » et de « décrets-lois » : bienvenue à la République de Weimar agonisante de 1928 à 1933. Il n’est pas étonnant dès lors que redeviennent d’actualité des vieux débats et des controverses théoriques qui se réfèrent précisément à l’histoire européenne de ces années noires : les discussions notamment autour de la distinction classique entre des régimes où prédomine l’éthique de la discussion et des régimes où prédomine, au contraire, l’éthique de la décision |1|. Cette thématique s’articule étroitement avec les questions précédemment évoquées de la souveraineté politique et de qui la détient. L’on trouve ici, au cœur de cette problématique, les raisons qui expliquent aussi le retour en force – et de façon parfois quelque peu paradoxale – des théories juridico-politiques ultra conservatrices d’un grand juriste et politologue allemand, nazi et antisémite, Carl Schmitt. Il proposa en effet une réponse toute aussi percutante que simple à la question décisive de « qui est souverain » : « Est souverain, nous dit-il, celui qui décide de l’état d’exception ». Autrement dit, même en démocratie, est souverain, non pas le démos, mais celui, instance ou personne, qui prend la décision de déclarer l’état d’exception – et de suspendre par conséquent la Constitution et le fonctionnement normal des règles et des procédures démocratiques.

    Aussi, qui est aujourd’hui le souverain en Grèce ? Qui a décidé de l’ « état d’exception » qui a mis hors orbite démocratique l’entièreté du système politique grec ? Sûrement pas le démos, ni le parlement, ni les partis politiques de la coalition gouvernementale, ni même le gouvernement lui-même. Le souverain en Grèce n’est autre désormais que la « Troïka », le FMI, la BCE et la CE, c’est-à-dire des instances qui ne disposent d’aucune légitimité démocratique et élective mais qui incarnent parfaitement les intérêts du capital financier transnational, qui lui donnent un visage : en un mot, qui le personnifient. Tous les ministres et les ministères grecs engagés dans les réformes néolibérales sont mis, structurellement, sous la tutelle directe de la troïka et d’une « Task force » composée de dizaines de technocrates et d’experts mandatés par la Commission européenne. Aucune décision ne peut être prise sans leur accord préalable. Mieux même : ils décident de façon souveraine et les ministres grecs ne sont plus là que pour exécuter. Et c’est ainsi que la Grèce est devenue la première colonie en Europe de l’Union Européenne.

    La Grèce : une proie de choix

    Il y a des raisons objectives qui expliquent, en partie tout au moins, le choix de la Grèce comme terrain privilégié pour mener tambour battant cette double expérimentation néolibérale - socioéconomique d’une part, politique de l’autre. Elles renvoient à certaines déformations « pathogènes » chroniques de la société et de l’Etat grecs que nous pouvons résumer en cinq points :

    1/ Une fraude fiscale à grande échelle érigée en système dans toutes les strates de la pyramide sociale.

    2/ Une corruption phénoménale à tous les niveaux de la société, des institutions et du pouvoir.

    3/ Ces deux pathologies alimentant à leur tour une troisième, celle d’une économie souterraine toute puissante où se solidarisent et se rendent complices toutes les fraudes et tous les fraudeurs, des plus petits aux plus grands.

    4/ Un Etat hydrocéphale fondé sur un clientélisme massif et sur une prolifération d’emplois et de fonctions fictifs.

    5/ Et enfin, une société et un Etat pris en otage par des puissants intérêts corporatifs, syndicaux compris, alimentés par les quatre pathologies qui précèdent.

    Ces « pathologies », nous le savons, n’ont rien d’exclusivement grec ! Elles affectent, à des degrés variables, toutes les sociétés capitalistes, aussi bien du centre que de la périphérie – nombre d’ « affaires » qui défraient la chronique l’attestent. Ce n’est qu’une question d’échelle qui renvoie aux spécificités locales, régionales et nationales du développement capitaliste et du processus de formation des Etats-nations. Nous aborderons par la suite cette question ramenée à l’histoire de la société et de l’Etat grecs. Limitons nous pour le moment au double « argument » de la troïka et des gouvernements grecs à son service qui s’appuient sur les constats précédents. Le premier argument formule, sous forme de postulat, le diagnostic suivant : ces pathologies seraient, à ne pas en douter, la cause première et exclusive de l’explosion du déficit public et de la dette souveraine du pays. Le second argument formule, lui, le protocole thérapeutique : les mesures d’austérité et les réformes d’ajustements seraient nécessaires, justifiées et légitimes dans la mesure où elles viseraient, nous dit-on, à « guérir », à « réduire » voire à « extirper » les dites pathologies précisément |2|. Ce double argument est outrageusement unilatéral et cyniquement faux. Sur le plan du diagnostic, il occulte scandaleusement les effets désastreux sur les recettes publiques de l’extraordinaire asile fiscal dont sont bénéficiaires les détenteurs des capitaux - entreprises, sociétés, institutions financières, grandes fortunes, grands patrimoines, ceux de l’Eglise compris |3|. Quant au « protocole thérapeutique », on voit mal en quoi les mesures imposées - compression des coûts salariaux, dérégulation du marché du travail, coupes dans les dépenses sociales, privatisations etc., - seraient de nature à combattre ou à réduire lesdites pathologies – fraude fiscale, corruption, clientélisme etc. Il y a même à parier que la « thérapie » en question produira l’effet contraire.

    Il n’empêche que c’est avec ce type de discours politique qu’on brutalise depuis deux ans maintenant, jour et nuit, la société grecque. Amplifiés à dégoût par les médias grecs et étrangers, les effets culpabilisateurs de cette campagne punitive sont faciles à deviner. Sous ce rapport, on ne peut qu’être étonné de l’extraordinaire performativité du discours néolibéral. Conscients de l’étendue de ces « pathologies » qui taraudent effectivement depuis trop longtemps la société et l’Etat grecs, hantés aussi par le spectre d’une faillite posée comme inévitable, certains secteurs de l’opinion finissent en effet, bon gré mal gré, par intégrer ce type de discours au point de percevoir les durs sacrifices exigés comme autant de malheurs et d’autopunitions nécessaires pour rectifier – sinon pour expier – les fautes du passé. On comprend que dans ces conditions, le peuple grec, sonné comme il est par la cascade de mesures d’austérité qui le frappe, bascule de la colère à la déprime collective, de la résignation à la révolte, de l’impuissance au désespoir.

    Une modernité tardive

    Cette vulnérabilité de la Grèce face à l’agression néolibérale plonge ses racines au plus profond des sédimentations successives de la formation de l’Etat-nation grec, de 1820-1830 à nos jours. Impossible d’aborder ici cette vaste question. Je me limiterai à dire de façon très elliptique que la Grèce n’a rencontré la modernité économique et politique que très tardivement - trop tardivement -, plus exactement dans les décennies 1980-1990 et ce, précisément sous la forme d’une modernité qui avait déjà acquis et consolidé les traits caractéristiques du néolibéralisme. Autrement dit, la société et l’Etat grecs ont dû parcourir à peine en trois décennies - et alors même que déferlait en Europe l’agression néolibérale -, les étapes et les phases de développement que d’autres pays ont parcouru, eux, en deux, voire en trois siècles. Pris dans ce long processus de modernisation, complexe et éminemment contradictoire, les vieux pays du capitalisme ont pu rejeter par la voie normale pour ainsi dire, tout ce que leur organisme social et politique refusa de digérer. Pour la Grèce en revanche, ce fut l’indigestion, tout ce qui n’a pas été digéré et évacué par la voie normale, l’a pris à la gorge dans ces même décennies 1980-1990 et a fini par rejaillir de sa bouche dans les deux décennies suivantes. Cette surcompression explosive du processus historique de modernisation n’a pas été sans affecter en profondeur la morphologie et les structures de la société et de l’Etat grecs. L’étendue et la gravité de pathologies et de déformations que nous venons d’évoquer et qui ont fragilisé la Grèce face à l’agression néolibérale, s’expliquent, en grande partie tout au moins, par cette contraction du temps historique, par cette surcompression des processus socioéconomiques et politiques. Le spectacle qu’offrait la Grèce au tournant de ce siècle, n’était point réjouissant : un mélange grimaçant et explosif d’éléments hypermodernes et archaïques à la fois au niveau des structures, des comportements et des mentalités. A noter ceci toutefois : les gouvernements grecs qui dénoncent aujourd’hui ces « pathologies » comme étant la cause exclusive de la crise, ont été eux-mêmes et leur prédécesseurs, les principaux responsables, voire même les artisans et les initiateurs de ces dérives de la société et de l’Etat grecs : complices des dictats des institutions financières qui faisaient déjà la loi en Europe et dans le monde, ils ont abondamment ouvert les robinets du crédit, poussé à l’endettement les ménages, transformé les aides européennes en prébendes pour toute sorte d’affairistes, transformé le paysan en rentier de la politique agricole commune, entretenu et protégé la corruption et la fraude à tous les niveaux de la société, des institutions et de l’Etat, appâté enfin le Grec moyen avec l’argent facile de la spéculation boursière – « Enrichissez-vous à la bourse ! », tel fut le mot d’ordre de la « modernisation » de l’économie grecque durant la décennie 1990 – lorsque la Grèce faisait figure du meilleur élève de l’Union européenne. De très nombreux Grecs, dans toutes les strates de la société, avaient pris conscience depuis longtemps que cet état de choses ne pouvait plus perdurer et que des réformes profondes s’imposaient pour délivrer la société et l’Etat de ces inerties du passé, de ces pesanteurs et de ces déformations qui nourrissaient, surtout les trois dernières décennies, une fragmentation sociale sans précédent, des nouvelles et criantes inégalités, des vies à crédit, des existences factices, un consumérisme effréné, l’enrichissement insolent et corrupteur de certaines catégories sociales ainsi qu’un parasitisme social à grande échelle.

    C’est dans ce contexte spécifique que se sont déclenchées en Grèce la crise et l’offensive néolibérale. Prenant prétexte de cet héritage pathogène de la société et de l’Etat grecs et feignant de le combattre, la politique néolibérale – qui vise tout autre chose – se déploie ainsi sur un terrain déjà bien balisé et au sein d’une société dont les ressorts, les défenses et les résistances étaient déjà fortement entamés. Et cela d’autant plus que, frappant de façon assez inégale les différentes catégories sociales, les mesures d’austérité qui accablent le pays, accentuent à l’extrême la fragmentation sociale, déchirent ce qui restait encore du tissu social, pulvérisent des anciennes solidarités, bloquent la construction de nouvelles, toutes choses qui alimentent à profusion, ici des peurs, ailleurs des angoisses, partout l’incertitude et surtout un manque de confiance en soi aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif. Nombre de groupes sociaux si ce n’est la société elle-même, sont à bout de souffle.

    Pourtant les mobilisations de masse n’ont pas manqué – des centaines de milliers de manifestants à deux ou trois reprises dans les grandes villes du pays ainsi qu’un nombre impressionnant de grèves générales et sectorielles. De même, des initiatives et des dynamiques spécifiques de luttes voient le jour un peu partout, dans les villes, les villages et les quartiers : occupations des espaces publics, des institutions, des lieux de pouvoir, de lieux du travail, ainsi que diverses autres formes de protestation militante et d’auto-organisation sur le terrain. Toutes choses qui laissent à espérer et qui n’excluent pas le déclenchement de mobilisations et de radicalisations plus vastes encore. Il n’empêche que, pour le moment, le contraste reste problématique : au vu de l’étendue et de la gravité du désastre social qu’a provoqué l’application brutale de la politique néolibérale – véritable séisme social, plus d’un million de chômeurs, des salaires et des pensions de misère, des pans entiers de la société à la limite du seuil de pauvreté, dérégulation sauvage du marché du travail, fermetures en cascade des petites et moyennes entreprises, etc. –, on se serait attendu à davantage de mobilisations collectives, à davantage de manifestations de masse susceptibles de paralyser le pays et avec lui l’action gouvernementale dictée par les décisions européennes. Ce contraste est d’autant plus préoccupant que les partis qui, à des degrés variables, s’opposent à la politique néolibérale d’austérité, peinent à unifier la protestation sociale et encore moins à constituer un front commun de luttes. Si l’initiative demeure entre les mains de la troïka et du gouvernement grec à son service, la situation risque hélas de s’enliser avec comme résultat une défaite qui ne manquera pas d’affecter la combativité non seulement des peuples voisins eux aussi en lutte contre ces mêmes mesures (en Italie, en Espagne, au Portugal), mais aussi des peuples de l’Europe du Nord qui ne tarderont pas à être confrontés eux aussi à l’agression néolibérale. Les fameux « effet domino » jouent dans les deux sens.

    Alternatives de sortie de la crise et stratégies de confrontation avec le néolibéralisme

    Le bilan des quatre dernières décennies scandées par la déferlante de réformes néolibérales nous oblige à un constat dont il est difficile de contester la pertinence : nous ne pouvons pas avoir les trois à la fois : et le néolibéralisme et l’Etat-nation et la démocratie. Partant de ce constat, le débat sur la « démondialisation » – qui ne date pas d’hier – cesse d’être théorique pour devenir d’une brûlante actualité. Il s’impose à toutes les discussions relatives aux alternatives possibles de sortie de crise et aux stratégies de confrontation avec l’offensive néolibérale. Derrière les différentes alternatives et stratégies qui se font jour et qui se discutent aujourd’hui – pour faire bref : audit de la dette souveraine, annulation de sa part odieuse et/ou illégale, décote de la dette, moratoire et renégociation de sa structure et des termes de son remboursement, annulation unilatérale de la dette, sortie de la zone euro, sortie de l’Union européenne – ce qui n’est pas la même chose –, retour à une monnaie nationale ou à une double monnaie –, se profile toutefois une série d’autres questions qui constituent, me semble-t-il, leur préalable.

    Il s’agit à nouveau des questions précédemment évoquées, celles de la souveraineté politique et de qui l’exerce. Nous savons qu’historiquement cette question a été résolue dans le cadre de la formation tortueuse des Etats-nations souverains lesquels, en Occident tout au moins, se stabilisèrent sous la forme de l’Etat moderne de droit dont les fondements constitutionnels consacrent les régimes parlementaires, pluralistes et représentatifs. On sait que ce processus séculaire a été à la fois complexe et tortueux, scandé de contradictions, de luttes, de régressions et d’avancées, de guerres, de guerres civiles et de violences sans nom, il n’empêche qu’au terme de ce parcours, la souveraineté politique était l’attribut exclusif de l’Etat-nation de droit sous sa forme démocratique. C’est dans ce cadre historique que le démos a fait ses premières expériences démocratiques, qu’il s’est approprié pour son propre compte l’espace public, c’est dans ce même cadre qu’il a appris à construire ses défenses et ses résistances face aux abus du pouvoir économique et politique et c’est aussi dans ce même cadre qu’il a pris conscience des limites de cette démocratie et des illusions qu’elle pouvait nourrir.

    Qu’en est-il aujourd’hui du statut de la souveraineté politique ? Nous savons que depuis les années 1950 et en vertu de toute une série de traités, les Etats-nations d’Europe occidentale engagés dans la construction de l’Union européenne ont cédé progressivement des pans entiers de leur souveraineté politique – avec les prérogatives et les procédures de délibération qui leur sont associées – à des instances disposant des souverainetés politiques supranationales, en l’occurrence la souveraineté supranationale des institutions européennes. Avec le tout dernier traité dit « budgétaire » |4|, signé début mars 2012 au sommet de Bruxelles par les vingt-cinq Etats-membres – à l’exclusion du Royaume-Uni et de la République tchèque –, on vient de franchir une nouvelle étape décisive dans ce transfert de souveraineté politique de l’étatico-national au supranational. En effet, avec ce traité, on retire à l’Etat-nation et à ses procédures de contrôle parlementaire sa dernière compétence exclusive, l’élaboration et le vote de son budget – des budgets qui, par ailleurs, cessent d’être annuels pour devenir pluriannuels. Quant au fond, le traité légalise et constitutionnalise le dogme économique néolibéral, la soi-disant « règle d’or » et son appareil punitif pour les pays indisciplinés. De plus, craignant le référendum irlandais, les vingt-cinq pays signataires ont modifié sous la pression franco-allemande les règles de ratification des traités : douze pays suffisent désormais pour son entrée en vigueur, suite à quoi tous les pays sont sommés d’introduire les dispositions du traité dans leur législation nationale, voire dans leurs constitutions.

    Avec ce traité, le néolibéralisme verrouille ainsi juridiquement et politiquement la construction européenne conférant aux institutions européennes l’entièreté de la souveraineté politique et accule par là même les Etats-nations à l’impuissance juridique et politique. Sous cet angle, toute alternative de sortie de crise et de confrontation avec la politique néolibérale, voire même toute stratégie de réorientation de la politique de l’Union européenne et ce y compris dans une perspective réformiste, passe nécessairement par une reconfiguration des rapports entre ces deux types de souveraineté politique, l’étatico-national d’une part, le supranational de l’autre – voire même par une confrontation directe entre ces deux souverainetés même s’il ne s’agit que de questions, amplement discutées aujourd’hui, de réindustrialisation et de relocalisation sans parler de revendications pour une interdiction des licenciements. D’autant plus que, vue sous l’angle du couple « légalité/légitimité », la configuration actuelle de ces rapports rend plus que problématique la perspective d’une « démondialisation par le haut » – c’est-à-dire d’une démondialisation à partir des instances européennes (Commissions, Conseil, Parlement européen). En effet, les différents traités successifs de l’Union constituent, du point de vue du droit international, un ordre juridique légal qui lie les parties alors même que la légitimité de ce même ordre légal est largement contestable et contestée compte tenu du déficit démocratique abyssal des procédures de décisions au sein des institutions supranationales. Il est d’ailleurs à la fois intéressant et consternant de constater que c’est bien la plus haute juridiction du pays dont le gouvernement actuel assure pourtant le leadership du néolibéralisme en Europe, la Haute Cour constitutionnelle allemande, qui a tenu à deux reprises à faire valoir la supériorité de la légitimité démocratique et parlementaire des Etats nationaux vis-à-vis des directives européennes |5|.

    Aussi, compte tenu du flagrant déficit de légitimité démocratique qui caractérise aujourd’hui la souveraineté politique supranationale, compte tenu aussi du verrouillage juridique et légal de cette souveraineté par le néolibéralisme, l’initiative d’une remise en question de la constellation actuelle de forces, ne peut provenir qu’à l’initiative d’un ou de plusieurs Etats-nations en même temps – ou, plus précisément, de ce qui reste encore comme espace de légitimité démocratique dans le cadre des Etats. Tout semble indiquer que dans la conjoncture actuelle, la réappropriation de la souveraineté politique par le démos, c’est-à-dire la réappropriation démocratique de la sphère politique retourne, paradoxalement, à son socle historique d’origine, à savoir l’Etat-nation. A terme, seule une telle réappropriation pourra renverser les rapports de force et imposer une nouvelle orientation de la politique au niveau européen.

    Je suis loin d’être souverainiste et je vois parfaitement toutes les dérives et tous les dangers dont est grosse cette réappropriation de la souveraineté politique au moyen de la mobilisation des prérogatives de la souveraineté étatico-nationale : repli au national, protectionnisme, dévaluations compétitives, nationalisme, chauvinisme, populisme, autoritarisme, exclusion, xénophobie, racisme, réduction du politique à la relation « ami-ennemi », bref, tous les méfaits de la tyrannie du national – guerres comprises. Peut-on faire obstacle à ces dérives, à ses méfaits ? Une solution pourrait consister à promouvoir des initiatives de réappropriation démocratique de la souveraineté politique par plusieurs Etats-nations en même temps nouant des stratégies d’alliance pour la constitution de sous-espaces européens susceptibles de peser de façon décisive dans la réorientation et la réorganisation démocratique de la politique européenne. De telles solidarités sont susceptibles en effet de contenir les dangers inhérents à la tyrannie du national, de mettre en mouvement une politique de rupture avec l’Europe néolibérale et de rendre possible une réappropriation de la démocratie par les couches les plus directement menacées par les politiques néolibérales.

    Fin mars 2012

     

    Notes

    |1| C’est dans le cadre de discussions plus générales autour du concept de modernité, que se déploie depuis une vingtaine d’années maintenant, un important débat critique sur la modernité politique, la démocratie, le parlementarisme, les formes et les types d’Etat. Il mobilise philosophes, politologues, sociologues et juristes. Le retour en force ces dernières années de théories du juriste et politologue allemand Carl Schmitt (1888-1985), nazi et antisémite, a amplifié et radicalisé ce débat en déclenchant de vives controverses et polémiques. Pour une excellente synthèse de certains aspects du débat voir, Tristan Storme, ’Schmitt, Habermas et les modalités du projet de modernité politique’, Hans-Christoph Askani, Carlos Mendoza, Denis Müller et Dimitri Andronicos, Où est la vérité ? La théologie aux défis de la Radical Orthodoxy et de la déconstruction, Genève, Ed. Labor & Fides 2012, pp. 185-2003.

    |2| On observe depuis quelques années déjà des vastes mouvements migratoires d’ordre conceptuel, notamment de la médecine à l’économie et à la société : produits toxiques (pour les finances), traitement de rigueur, thérapie de choc (pour les mesures d’austérité), soins palliatifs (pour les plans sociaux), etc. C’est l’actualisation d’une vieille tradition de la pensée conservatrice, scientiste et organiciste.

    |3| Signalons pour commencer que la Grèce ne connaît pas la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les parlementaires et les gouvernements grecs prêtent toujours serment à la Bible en présence de plus hautes autorités ecclésiastiques du pays. Jusqu’ici, aucun gouvernement n’a osé mettre en question le statut et la puissance politique d’une Eglise qui est en outre le plus grand propriétaire foncier du pays et qui dispose aussi d’un patrimoine considérable sous diverses formes – immeubles, participations etc.

    |4| « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance » (TSCG).

    |5| Avec un premier arrêt fin juin 2009 qui stipule qu’au vu des limites de procédures démocratiques au niveau des institutions européennes, les Etats-nations seuls sont dépositaires de la légitimité démocratique et avec un second, fin février 2012 qui déclara anticonstitutionnelle la commission de neuf députés - issue de la commission budgétaire du parlement allemand - chargée de décider en réunion fermée et au nom du parlement des montants de la participation allemande au Fonds européen de stabilité financière. La Cour estima que de telles décisions appartiennent aux délibérations parlementaires en séance plénière.


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  • ESPAGNE : Le Ministre de l’Intérieur, Jorge Fernández Díaz, annonce que le fait d’organiser des rassemblements protestataires par Internet sera qualifié de « délit de participation à une organisation criminelle ». Une autre propositions est de qualifier la résistance passive ou fortement active de « délit d’attentat contre l’autorité »!

     

     

     

    Le gouvernement de Mariano Rajoy est conscient que le démantèlement du système social ainsi que la réforme du travail vont continuer de durcir le climat insurrectionnel présent dans les rues.

    Cela est apparu nettement lors des mobilisations des Indignés du 15-M [1], des étudiants du « Printemps Valencien » et de la grève générale du 29 mars 2012. Face à l’escalade de la tension sociale, l’Exécutif a décidé de « réformer en profondeur » le Code Pénal, la loi de Procédure Criminelle et la Loi Organique de Protection de la Sécurité des citoyens.

    Aujourd’hui, au cours de la séance de contrôle du Congrès, le ministre de l’Intérieur, Jorge Fernández Díaz a justifié ce durcissement en alléguant la nécessité de lutter contre ce qu’il appelle « une spirale de violence » pratiquée par ce qu’il a qualifié de « collectifs anti-système » qui pratiquent des « techniques de guerre urbaine », selon Europa Press. Mais la législation dépasse largement la mise au pas des protestataires, elle vise la mise en place d’une batterie de restrictions des droits.


    Le but de toutes les mesures qui ont été annoncées ces derniers jours, et de celle que le Ministre de l’Intérieur a présentée aujourd’hui est de renforcer le maintien de l’ordre public. Parmi ces mesures, le durcissement des sanctions contre la violence de la rue par l’application de la législation anti-terroriste conçue pour traiter les cas de kale borroka [2] au Pays Basque, et le rapport direct établi avec les affrontements survenus à Barcelone au cours de la grève du 29-M [3]. Il s’agit de faire en sorte que « le système inspire davantage la peur aux gens », comme l’a dit la semaine dernière le Conceller [4] de l’Intérieur, le Catalan Felip Puig.


    Cependant, les protestataires ne sont pas la cible unique des réformes que proposent les conservateurs. Une autre de leurs propositions est de qualifier la résistance passive ou fortement active de « délit d’attentat contre l’autorité ». Ceci est une référence claire aux mobilisations estudiantines de Valence et au Mouvement 15-M. Avec cette législation, pourraient être condamnées pour attentat toutes les personnes participant aux mobilisations des Indignés, qui le plus souvent sont organisées sans notification préalable à la Délégation [5] du Gouvernement.


    La participation à ces manifestations ne sera pas le seul acte à être réprimé. La réforme proposée prévoit que sera considéré comme « délit d’appartenance à une organisation criminelle » le fait de diffuser via Internet et les réseaux sociaux les appels à des rassemblements « protestataires susceptibles d’altérer gravement l’ordre public », ce qui concerne tous ceux qui n’auraient pas été notifiés et qui s’accompagneraient du refus de vider les lieux malgré l’avertissement de la Police. Exactement ce qui s’est passé le 15 mai 2011 et les jours qui ont suivi, place de la Puerta del Sol à Madrid.


    L’Espagne a le taux de détenus le plus élevé d’Europe Occidentale et les indices de criminalité les plus bas. Néanmoins, seront incluses aussi « toutes les formes d’agression » attaque violente à l’encontre d’un policier, les menaces et comportements synonymes d’intimidation ou le jet de projectiles dangereux.


    Une autre mesure, signalée par Europa Press, permettra de considérer comme circonstance aggravante le fait de perpétrer ces actions violentes dans des manifestations ou des rassemblements. Sera considéré comme délit contrevenant à l’ordre public le fait de pénétrer dans des établissements publics ou d’entraver l’accès à ces derniers. En conséquence, la quantité des dégâts comptabilisée sera étendue non seulement à ceux commis dans ces établissements mais aussi à ceux engendrés par l’interruption du service public.
    Bien que le Ministre de l’Intérieur ait déclaré : « Il ne s’agit pas seulement de répondre avec le Code Pénal à des initiatives de guérilla urbaine qui tendent à proliférer dans nos rues, mais il ne s’agit pas non plus de nous installer dans une béatitude juridique », l’Espagne possède déjà un Code Pénal dur par rapport à celui des autres pays européens.


    Il est de fait qu’actuellement, l’Espagne possède le taux de détenus le plus élevé de toute l’Europe occidentale. En revanche, ses indices de criminalité sont, pour le moment, parmi les plus bas.


    Luis Giménez San Miguel
    Madrid le 11/04/2012
    http://www.publico.es/espana/429078/interior-considerara-la-…
    Traduction : Simone Bosveuil-Pertosa pour LGS

    Au bout de la route


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  • Une amie face book, une jeune étudiante envoie la proclamation suivante: « Si on avait attendu les élections on n’aurait jamais pris la Bastille ». Ce à quoi un autre ami lui répond : « OUI maintenant on l’a prise et il y a des élections? » J’ai longuement réfléchi à ces affirmations et j’ai décidé de vous présenter ce reportage vécu dans  l’électorat, le reportage d’une ancienne sociologue multipliant les tentatives d’observation empirique. De surcroît, j’ai longtemps pratiqué les campagnes électorales au cœur du dispositif militant. Aujourd’hui ce serait peu dire que de définir ma position comme à la marge, ce qui me fait vivre les événements d’une manière assez différente. Donc voici en vrac…

     

    Le mélenchonien aixois exulte…

     

    Le nombre de gens qui m’interrogent sur ce qu’il convient de faire soit parce qu’ils se souviennent de mon ancienne pratique militante, soit parce qu’ils savent que je suis sociologue est très étonnant et témoigne selon moi du fait que tout le monde à une semaine de l’élection reste dubitatif.

    Tous s’interrogent sauf les  électeurs de Mélenchon qui sont littéralement dopés. Il est clair que je connais un maximum de gens de cette catégorie.

     

    Pourtant cette sur-représentation des convaincus proches de l’enthousiasme ne met pas à l’abri d’un certain flou.  Certains retrouvent le chemin d’un militantisme perdu depuis des années et parfois sur des bases qui me laissent rêveuse: « ça fera les pieds au parti » je cite. Une rancœur remonte et avec elle la conviction que si on les avait écouté, les communistes n’en seraient pas où ils en sont et comme j’ai suivi la plupart de leurs lubies j’ai du mal à croire au remède. Cela dit cette « rancœur » n’est pas un phénomène isolé, elle caractérise pour une part importante les familles de gauche en particulier d’origine populaire.

     

    Le mélenchonien aixois a toute chance de ressembler à ceux qui fleurissent dans tous les coins de France mais Aix-en-Provence a toujours été une ville très particulière, dominée jadis par l’archevêché, elle reste bien-pensante et de droite, non désormais sans une pointe de vulgarité très sarkozienne.

     

    Mais grâce à l’université, la dimension idéologique et la recherche d’une convivialité libertaire ont toujours influencé le parti communiste. Incontestablement la candidature de Mélenchon a permis de renouer avec une atmosphère qui a fait la fortune de Mitterrand, quelque chose qui emporte l’adhésion comme lorsque nous vendions à tour de bras le programme commun et que nos plus fidèles sympathisants adhéraient en masse au PS. Un étrange mixte entre ce passage du PCF au PS dans le sillage de Mitterrand et mai 68 avec ses retours aux fondamentaux révolutionnaires, des icônes et des drapeaux rouges.

     

    Je connais mes petits camarades, somme toute de vieux fidèles dieu sait pourquoi, mon hypothèse est que quelle que soit leurs professions, ils sont issus de couches populaires, ils en gardent les fidélités, mais tendent sans oser se l’avouer vers le juste milieu. Quand ils sont dans cet état-là, il ne sert à rien de les raisonner, c’est la seconde jeunesse de madame Prune

    Même la présence de l’antipathique secrétaire, un cadre de Cadarache, ne suffit pas à les détourner de ce vote où ils sont saisis, par le sentiment d’être le plus à gauche possible, sans avoir à rien changer… Je plaisante mais ce sont des gens honorables et un vent d’espérance les secoue… mais avec mon côté chagrin, moi qui ai beaucoup vécu, je me dis que Mélenchon même à 15% n’a rien de comparable avec Marchais à 15% et des appareils politiques et syndicaux en état de marche. Une société française encore très structurée par une dimension de classe.

     

    Le doute est général, les familles politiques se fragmentent

    En revanche, il existe toute une catégorie de gens, chez qui le doute domine et qui sont prêts à battre Sarkozy. Simplement la hargne dont ils faisaient preuve contre lui est en train de diminuer et laisse place à l’hésitation.

     

    En gros, la campagne les convaincs au moins d’une chose, à force de s’entendre répéter qu’il y a la crise -sans avoir désormais la moindre idée de ce dont il s’agit dans ses causes- et que ça va leur tomber dessus et que l’on s’efforcera d’être le plus juste possible, le sentiment de fatalité l’emporte.

     

    La distance entre les discours et l’évolution quotidienne, en particulier la vie chère, mais pas seulement : il y a plus cela se passe comme quand un appareil ménager tombe en panne et que les autres suivent, engendre un sentiment d’irréalité. Il y a ceux qui ont perdu pied et les autres qui tentent de se raccrocher en suggérant tel ou tel candidat.

     

    Le vote en France, cela a été bien des fois prouvé est déterminé le plus souvent par l’appartenance à des familles. Quand un individu marque son doute pour un tel ou un tel on reste souvent dans des  constellations de possibles qui dessinent des similitudes, le choix peut tomber sur Bayrou comme sur Sarkozy ou sur Bayrou et Hollande, ceux-là n’imaginent même pas un vote Le Pen ou Mélenchon, d’autres au contraire n’y verraient aucun mal. Ce qui joue est semble-t-il un héritage politique qui peut avoir viré à l’aigre, un capital déception dans les couches populaires.

     

    Ce capital déception et la rancœur sournoise qui touche en particulier les couches populaires, mais pas seulement, le monde enseignant un peu plus stable manifeste le même phénomène  rend en définitive le choix plus volatile, plus tenté par les effets publicitaires, par « la marque » et c’est là que le discours des experts type C dans l’air qui en fait jouent la stratégie de l’un ou l’autre des candidats Sarkozy ou Hollande exerce ses effets majeurs.

     

    Résultat on a un comportement étrange, d’un côté on se dit que l’on a affaire à l’électeur le plus politisé qui soit et qui joue les stratèges et de l’autre ce même individu cartésien est le plus manipulable par le phénomène publicitaire, c’est un consommateur téléphage.

     

    Avec des périodes de distance où le même individu affirme qu’il est loin de tout ça comme le consommateur au stade de l’indigestion. Si on dit parfois que le vote de classe s’est estompé, il ressurgit en terme de biens, celui qui en possède soit sous forme de patrimoine immobilier, soit de participation, si faible soit-elle aux marchés financiers commence à perdre de son antipathie pour Sarkozy et l’ombre portée des drapeaux rouges de Mélenchon est en train à leurs yeux de colorer Hollande de lueurs d’incendies.

                             

    Tout est fait pour qu’il en soit ainsi et entre les deux tours cela va encore se développer. En écoutant certains de mes interlocuteurs j’ai l’impression d’une France éternelle, celle de l’épargne qui est en train de se réveiller, ce qui n’est pas bon…                                 


     

    Là encore l’adhésion familiale à la gauche ou à la droite nuance la tendance mais l’idée de, sur qui va retomber la crise, commence à accroître les fragmentations et il y a à craindre que ce choix volatile cède au dernier moment sur cet effet « salaud de pauvre, je ne vais pas payer pour ta fainéantise » avec bien sûr la dimension raciste. C’est là-dessus qu’a tablé le président, la grande peur des partageux, elle existe et déjà Hollande est devenu monsieur impôt flanqué d’un dangereux enragé…

     

    On pense à la réflexion d’un des hommes les plus riches du monde, Warren Buffet, expliquant que la lutte des classes est déclenchée par sa classe à l’offensive contre tous les autres. Le phénomène marquant est en effet, cette hégémonie des riches, avec sa capacité à faire du profit le nerf de la société et en rassemblant large autour de lui, alors même qu’en face la classe prolétarienne qui est sur le plan des salariés largement majoritaire est de plus en plus fragmentée.

     

    C’est ça qui vide de leur sens les deux réflexions initiales, celle sur le fait que si l’on avait attendu les élections on n’aurait pas pris la bastille ou la réponse: « on l’a prise maintenant on a les élections ».

     

    La vraie question me parait être celle de l’affrontement de classe, de l’hégémonie du capital et de l’incapacité de rassemblement qui fait que l’on ne prend pas de Bastille, pas plus que les élections ne sont susceptibles d’exprimer un autre rapport de forces.

     

    D’ailleurs on peut se dire, non sans cynisme, que le jour où les dites élections exprimeront autre chose que la domination du capital, il est probable qu’elles seront supprimées, on a vu ça ailleurs dans le temps et dans l’espace. Il ne s’agit pas de s’en contenter, mais de réfléchir à quelles conditions on pourrait se prémunir contre de telles logiques.

     

    Femmes et jeunes, peut-être les plus en attente…

    Mais pour ne pas rester totalement négative, je voudrais dire qu’il y a eu un bougé et que celui-ci se lit le plus clairement chez les femmes. . Elles maîtrisent mieux le vagabondage entre les étalages de la politique consommation, elles cherchent réellement le produit le mieux adapté à leurs besoins et à ceux de leur famille, mais elles sont désorientées, parce que rien ne leur paraît correspondre et ce sont elles qui m’interrogent en priorité sur ce qu’il faut faire.

     

    Si quand elles ont obtenu le droit de vote en 1944, leur vote plus marqué par la religion était le plus conservateur, aujourd’hui c’est le contraire sans doute parce qu’elles travaillent, sont moins religieuses en général du moins sur le plan du catholicisme.

     

    Elles tentent réellement un vote rationnel, celui qui à partir d’une situation économique générale qui les inquiète aboutira à des effets positifs pour leurs familles et leurs proches.

     

    Cependant tout est fait pour accroître la myopie d’une telle vision et ne jamais par exemple poser le contexte international, celui de la paix ou de la guerre, c’est réellement dommage parce qu’il y a dans ce public féminin de véritables possibilités d’élargissement de la conscience démocratique et un vrai intérêt pour la politique et comme je ne crois pas que les femmes soient un public spécifique, je crois qu’en partant d’elles, de leur « myopie »  mais aussi de leurs exigences on peut mieux penser la recomposition politique.

     

    Il reste la jeunesse et sans avoir la vision d’un Louis Chauvet pour qui la lutte des classes se serait transformée en lutte générationnelle, il est clair que nous avons une avancée des idées d’extrême-droite.

     

    Ce que notait un récent sondage, j’ai pu le constater à la fac, mais aussi par la rencontre avec des jeunes déclassés s’estimant antisystème et patriotes que recrutaient massivement un groupe égalité et réconciliation qui sévissaient à Aix-en-Provence en liaison avec l’Université populaire. La nébuleuse a complétement fait éclater les clivages traditionnels entre la droite et la gauche au profit d’une révolte très inquiétante par ses aspects irrationnels et parfois racistes.

     

    La perméabilité entre les familles dépendant d’internet et d’une autre pratique politique parfois proche de l’underground. Ce ne sont pas des chômeurs, même s’ils sont marqués par la précarité et les bas salaires, la conscience de la disparition des protections sociales. L’idée que la France a été trahie est très forte et l’on ne peut s’empêcher de songer à quel point le nazisme a été porté par cette révolte des fils contre les pères et le sentiment d’une trahison de l’Allemagne. Ces gens-là me font peur, très peur.

     

    Il n’en demeure pas moins que même si cette évolution est d’autant plus préoccupante qu’elle correspond à l’évolution de la jeunesse européenne, la gauche demeure forte  dans la jeunesse et le problème de cette évolution d’une partie d’entre elle vers l’extrême-droite la concerne au premier chef.

    ,

    L’enjeu me paraît être une recomposition de la société française

    J’ai passé une année entière à tenter de comprendre ce qui allait se jouer dans ces élections présidentielles qui sont la clé de voute de tout le dispositif institutionnel français dans une période de crise économique et sociale majeure et ce que j’en retire est la nécessité du renforcement des organisations politiques, syndicales, associatives, on ne peut pas se contenter d’avoir des consommateurs, des spectateurs ou mêmes des supporters enthousiastes, une addition d’individus, il faudrait se donner les moyens de structurer la société française au plus près d’une population dont cette élection manifeste la fragmentation.

     

    Reconstruire une politique de proximité est le plus difficile parce que cela va a contrario de toutes les tendances de cette société et à partir de là casser les myopies, les poches d’autarcie est encore plus difficile…

     

    Pour être claire je ne jugerais de l’opération Mélenchon qu’en vertu de sa capacité ou non à produire une structuration permanente du militantisme et de l’action de chacun, en quoi une force de résistance, de proposition et d’intervention populaire est-elle en train de se mettre en place?

     

    Faute d’une réponse à cette préoccupation, à  tous et toutes qui me demandent mon avis je dis que celui qui affirme que tel ou tel choix électoral est le bon pour faire face à la situation dans laquelle nous sommes est un menteur.

     

    Que la seule solution ou du moins la moins pire est de faire ce que je fais moi-même, je réfléchis et je me confronte à ce que je perçois et je prendrais seule ma décision sans influencer personne parce que je ne serai en rien convaincue, ni pour moi, ni pour les autres.

     

    La seule chose dont je suis à peu près sûre est que chacun, candidats, électeurs, ont trouvé dans cette élection un dérivatif pour éviter d’aborder l’ampleur des changements nécessaires, chacun cherche à limiter le traitement à un médicament de confort et c’est bien là le problème, qu’il faudrait résoudre. Et cette attitude n’est en rien condamnable, elle est simplement le produit de l’atomisation à laquelle chacun est contraint.

     

    Danielle Bleitrach

    http://www.pcfbassin.fr/


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    Cet État-limite est un risque majeur pour la démocratie. Il peut nous conduire vers de graves dérives. Le sarkozysme est la tentation permanente d’un État autoritaire. L’utilisation débridée de l’arme référendaire, promise par Nicolas Sarkozy, est un des outils les plus efficaces pour nous y conduire. Il ne s’agit plus seulement de mépriser et de décrédibiliser tous les corps d’État ou les corps intermédiaires, qui font la vraie force d’un pays, mais de s’en passer.

     

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    Serge Portelli

     

    Insidieuse et pernicieuse, l’idéologie sarkozyste s’est instillée progressivement dans les esprits jusqu’à y infliger des dégâts immenses. Tel est l’analyse du magistrat Serge Portelli, vice-président au tribunal de Paris et auteur du livre Le Sarkozysme sans Sarkozy. Quelle est donc cette « pensée » qui nous gouverne ? Éléments de réponse avec un magistrat engagé.


     

    Basta ! : Qu’est-ce que le sarkozysme ?


    Serge Portelli : Peut-on encore parler de sarkozysme ? La personnalisation – propre à toute élection présidentielle – rend encore plus difficile la distinction entre le régime mis en place depuis 2007 et l’exercice singulier du pouvoir par un homme. Le sarkozysme est-il un véritable concept politique susceptible de survivre à son héraut ? Ou n’est-il que la simple expression institutionnelle d’un individu, un modèle évolutif au gré de ses humeurs et de ses intérêts, voué à sa disparition en cas d’échec, promis à d’autres changements en cas de victoire ? Peut-être est-il plus facile de raisonner à partir de l’anti-sarkozysme. Beaucoup pensent que sa puissance en fera le principal moteur de l’élection à venir. La présidentielle serait un référendum. Certes, mais contre qui ? Ou contre quoi ? Anti-Sarkozy ou anti-sarkozysme ?


    D’ordinaire, l’usure du pouvoir ou la lassitude de l’opinion publique sont les composantes de toute élection. La détestation d’un homme politique en est rarement le ressort déterminant. Mais les enjeux du débat sont aujourd’hui profondément politiques. La dette, l’industrie, le chômage, l’éducation, la famille, le pouvoir d’achat, la santé… autant de thèmes de société qui partagent les Français bien au-delà du comportement d’un homme. C’est un système qui est en cause. Si anti-sarkozysme il y a, ce n’est pas Nicolas Sarkozy qui horripile, mais le sarkozysme qui exaspère. On oublie souvent que son impopularité s’est installée dès 2008 et que les incessantes tentatives de « changement » de l’homme-président sont restées lettre morte. Ce n’était pas l’image qui était en cause mais le fond de la politique.



    Quel est le fondement du sarkozysme ?

    C’est sa conception de l’homme. Chaque discours, chaque programme, chaque promesse, chaque acte posé depuis cinq ans – mais les racines sont plus anciennes – dessinent la figure d’un homme particulier. Nous sommes toujours aux antipodes de l’humanisme et de ses valeurs de compréhension, d’espoir et de confiance. La société qu’on nous propose est celle de l’émotion, de la méfiance et de la peur au service d’un individu à la recherche permanente de la réussite, de la richesse, dans un monde de compétition acharnée. Le sarkozysme repose sur une vision frileuse et parcellisée de l’humanité où pointe toujours un ennemi potentiel. Il y a toujours un Autre inquiétant et menaçant : l’immigré, l’étranger, le chômeur, le délinquant, le fraudeur, le malade mental…



    Au lieu et place d’un pays solidaire où tous les hommes – surtout les plus pauvres, les plus démunis, les plus frappés par la crise économique ont leur place –, le sarkozysme dessine une citadelle assiégée qu’il entoure de remparts, une nation divisée qu’il divise encore plus, une France de la performance où la fraternité est ridiculisée en assistanat. Ont ainsi fleuri, entre autres, ce débat pervers sur l’identité nationale, dont on a osé faire un ministère, ces propos honteux sur des civilisations inégales pour fustiger une fois de plus l’islam. Le sarkozysme n’a ainsi cessé d’utiliser les mots et les idées de l’extrême droite. « Quand on aime la France, on veut que la France soit maîtresse de son destin et maîtresse chez elle », disait encore Nicolas Sarkozy il y a quelques jours à Marseille, avant que ne resurgisse la polémique pathétique sur la viande hallal…


    Le sarkozysme a-t-il évolué depuis 2007 ?

    L’entrée en campagne du Président sortant lève les dernières incertitudes : rien n’a changé dans le sarkozysme. Et surtout pas la très étonnante autonomie du fond et de la stratégie. Emportés par le maelström des coups tactiques, des promesses oubliées, des amitiés trahies, des rendez-vous manqués, beaucoup ne voient plus que ce nuage de poussière médiatique, ce tourbillon de paroles verbales, de promesses évidemment intenables. Mais l’essentiel n’est pas là. Le sarkozysme ne serait qu’une méthode légèrement plus cynique qu’une autre, une façon de conserver à tout prix le pouvoir, un peu plus éloignée de la morale publique que d’autres. Rien en tout cas qui mérite l’attention.


    Mais le sarkozysme est bien plus que cela ! Il faut décortiquer les paroles, oublier les mises en scène permanentes, séparer la communication du fond et s’en tenir à ce qui constitue le socle d’une véritable idéologie. Il suffit aujourd’hui de lire attentivement les premiers discours de campagne. Tout est là, comme en 2007. Seule apparaît une sorte de fatigue des plumes, une lassitude de tous ceux qui prêtent leurs pensées et leurs idées au candidat. Un lyrisme hésitant, des envolées plus mesurées, des références moins fortes, des incantations qui ressemblent à des répétitions. Mais pour le reste, le socle est toujours aussi solide, aussi terrible.



    Comment y mettre un terme ?

    Ce sera moins la gauche que la droite elle-même qui mettra fin – provisoirement – à cette expérience. Si la France, aujourd’hui, est conservatrice, elle n’est pas extrême. Elle ne l’a jamais vraiment été. Si, majoritairement, la droite se reconnaît dans l’ordre et la tradition, elle ne s’identifie en rien au mépris de l’homme, à la xénophobie, au culte de l’argent. Il y a une différence de nature entre la droite et l’extrême droite. En s’installant constamment sur ces terres extrêmes, le sarkozysme s’est coupé de ses propres bases. Il a voulu être la fusion de ces deux entités inconciliables que sont la droite et l’extrême droite.


    La chute de Nicolas Sarkozy ne signifiera pas la fin du sarkozysme. Cette idéologie s’est infiltrée insidieusement dans l’esprit public. Elle y a installé des mots, des réflexes, des facilités de langage dont il sera long et difficile de se débarrasser. Les dégâts depuis cinq ans sont immenses, et il serait illusoire de croire qu’un simple bulletin de vote suffira. Le mal est profond. Car le sarkozysme n’est pas né le 6 mai 2007. Cette présidence n’a fait qu’attiser et exacerber des maux qui travaillaient depuis longtemps la société française. Elle a radicalisé, décomplexé et légitimé des opinions qui s’exprimaient jusqu’alors à mi-voix et sortaient désormais de la bouche de la plus haute autorité de l’État.



    La France peut-elle basculer dans un régime autoritaire ?

    Le sarkozysme a installé les bases d’un État-limite qui nous a éloignés progressivement des règles ordinaires de la démocratie et du respect des libertés publiques, qui devraient être la marque de fabrique de notre pays. S’est installée une obsession malsaine de la surveillance, du fichage, de l’expulsion, de l’enfermement. Le fonctionnement même de l’État s’est altéré. Les services publics ont été démantelés. Mais le pire est dans la perte de l’idée de service public gangrenée par une idéologie inspirée du pire de la gestion privée. Cet État-limite est un risque majeur pour la démocratie. Il peut nous conduire vers de graves dérives. Le sarkozysme est la tentation permanente d’un État autoritaire. L’utilisation débridée de l’arme référendaire, promise par Nicolas Sarkozy, est un des outils les plus efficaces pour nous y conduire. Il ne s’agit plus seulement de mépriser et de décrédibiliser tous les corps d’État ou les corps intermédiaires, qui font la vraie force d’un pays, mais de s’en passer.


    Il est donc grand temps de revenir aux valeurs fondamentales de la République ! Le mérite du sarkozysme est de nous avoir fait prendre conscience de ce que nous pourrions perdre. La démocratie peut s’éteindre violemment, dans une guerre, une révolution, une crise majeure. Elle peut aussi disparaître insensiblement, mot après mot, loi après loi… Le choix n’a jamais été aussi clair. Beaucoup aujourd’hui veulent pouvoir se lever chaque matin sans se dire : « De quoi vais-je avoir honte aujourd’hui ? » Beaucoup ne demandent pas de rêve, mais simplement la fin d’un cauchemar.

     

    Recueilli par Anthony Laurent

     

    Basta

     

    Cri du Peuple 1871 : http://www.mleray.info/article-le-sarkozysme-a-installe-les-bases-d-un-etat-limite-102260405.html

     
     

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  • La politique et la culture pour lutter contre la mécanisation de l’homme, sa réduction a l’état de machine

    "Résister a la chaîne", comme l’indique son sous titre est un livre d’entretiens qui restitue le dialogue entrepris entre un ouvrier de Peugeot, Christian Corouge et un sociologue Michel Pialoux, appelé par le premier pour produire sur les usines de Sochaux un travail d’enquête et d’observation qui sera formalisé dans l’ ouvrage "retour sur la condition ouvrière" paru chez fayard en 1999 et cosigné avec Stéphane Beaud.

    Christian Corouge a dix sept ans lorsqu’il quitte Cherbourg, sa ville natale, pour aller s’installer dans la région de Monbéliard et rejoindre l’armée des OS des l’usines Peugeot de Sochaux. C’est dans cette usine qu’ont été construits les modèles historiques de la marque. C’est aussi dans cette usine qu’ont été réalisées les innovations techniques et organisationnelles les plus contraignantes et les plus productivistes de l’industrie automobile, qu’ont eu lieux, aussi les luttes syndicales et politiques les plus âpres, les conflits les plus dures.

    Cette usine connaîtra dans les année 60 et 70 une "période exceptionnelle d’expansion" [1] au cours de laquelle elle passera de 25 000 à 40000 salarié. Épargnée par la crise elle continuera à embaucher des jeunes sortant sans formation à la sortie du système scolaire, qu’elle fera travailler à la chaîne avec des contrats à durée indéterminée jusqu’au début des année 80, quand la conjoncture économique se dégradera entraînant une baisse des ventes. La direction mettra alors en place des réductions d’effectifs, sans recourir toutes fois a des licenciement secs, de telle sorte qu’elle ne comptera plus que 18000 salarié en 1998 après, entre autre, un départ retour au pays avec prime de nombreux ouvriers émigrés.

    Depuis, elle utilise le recrutement massif d’intérimaires, lorsque la situation des ventes reprend et introduit de nouvelles normes de productivités avec les méthodes du management moderne en particulier celles utilisées au Japon ( flux tendu, normes de qualité très strictes, adaptation a la demande). Le marcher rentre dans l’usine c’est a dire qu’avec ce système une voiture produite est une voiture commandée chez le concessionnaire. Il s’agit d’atteindre un taux d’engagement maximum des installations automatisées, tout autant que celui des équipementiers qui livrent chaque jour les pièces nécessaires au montage des véhicules.

    Cette période est celle où, en France les ouvriers deviennent invisibles, et d’ailleurs, à Peugeot, selon les bons princeps de "la police de la pensée" et de leur maître « big brother » ils sont dorénavant désignés sous le vocable pompeux d’opérateur.

    Bien que titulaire d’un cap d’ajusteur Christian Corouge se retrouve mis à la chaîne. Il est alors comme de nombreux jeunes de son époque un immigré de l’intérieur, capté par les grands sites de production et des rémunérations supérieures à celle qui ont cours dans la petite industrie locale. Nous sommes au début des année soixante dix. L’ambiance de l’usine est très marquée par les événements de juin soixante huit et par la répression qui s’était alors abattue sur le site de Sochaux tuant deux ouvriers et blessant cent cinquante autres 

    « On n’est pas sérieux quand on a dix sept ans » disait Rimbaud. Si la figure du jeune poète prodige était à la mode dans les milieux lycéen de l’époque, cette légèreté juvénile est plus difficile a porter quand il faut enfiler le bleu de travail. Pourtant, Jeune, Christian l’était aussi, envers et contre tout, dans ses goûts culturels comme au travers de son comportement d’ouvrier « qui dit ce qu’il a sur le cœur, et qu’on ne peut faire taire, qui ne respecte pas les formes » [2]

    Logé dans un un foyer hôtel de Peugeot, il participe au mouvement de protestation contre les conditions de vie imposées aux jeunes ouvriers avec qui il habite, lutte dont il rendra compte dans le film "week-end à Sochaux" que nous avions montré avec le concours du CNP Terraux à l’occasion de la journée dédiée a " retour sur la condition ouvrière" il y a une dizaine d’année par "l’improbable". Au départ il n’a pas d’engagement particulier mais il se sent "immédiatement solidaire de ceux qui n’ont pas les mots pour le dire" [3] mieux que solidaire, Il ne tarde pas a s’engager au syndicat et de se fait élire délégué du personnel. A partir de ce statut qui lui donne une légitimité face à la hiérarchie des petits chefs et des moyens en temps pour se dégager de la production, il circule sur les chaînes, devient un recours voir, un secours pour chacun, en devenant une sorte d’écrivain publique qui se met au service de tous ceux pour qui les démarches administratives sont d’imparables casses tête. Moitié assistant social, moitié militant pour l’unité ouvrière, il combat contre les préjugés sexistes et raciaux, met avec tact et intelligence sa cause au service de l’autre.

    Michel Pialoux l’écrit dans l’avant propos au livre : "Le rapport de Christian Corouge à la culture apparaît comme quelque chose d’essentiel dans la représentation qu’il se fait de lui même, du sens de la vie, des raisons pour lesquelles il a décidé a lutter dans l’usine et s’obstine a y rester" [4] . En effet malgré une excellente scolarité, et la détention d’un bon CAP, il décidera de rester OS, alors qu’il aurait pu devenir cadre ou technicien. Il adoptera cette même ligne de conduite à l’intérieur de la CGT lorsque lui sera proposé de devenir permanent syndical

    Christian Corouge rencontre Michel Pialoux chez Bruno Muel cinéaste réalisateur du film weed-end à Sochaux et animateur du groupe Medvedkin auquel il participe via le centre de loisir géré par le comité d’entreprise à l’époque tenu par la CGT. Nous sommes alors au lendemain de la grande grève de quatre vingt un. Les ateliers résonnent encore du conflit. De nouvelles expériences ont été faites, qui avaient secoué le joug des petits chefs. Quelque chose était changé dans le rapport au travail, à l’autorité, et la direction cherchait a reprendre l’initiative.

    Lui, Christian Corouge voulait faire quelque chose, un livre ou un film, qui puisse en parler, parler de la condition d’OS qui restait le parent pauvre de la réflexion syndicale et politique. Ces entretiens réalisés entre 83 et 86 sont donc un instantané de la réflexion de l’homme, Christian Corrouge, pris dans les contradictions du système Peugeot, les luttes menées pour lui survivre, les projets et les espérances déçues, leurs répercutions sur sa vie personnelles et sentimentales, ses blessures mais aussi les perspectives nouvelles qui s’ouvrent, les combats qui reprennent autrement etc.

    Ils forment le récit d’une vie d’ouvrier durant une période de crise sociale et politique où ont reflué les références à la figure ouvrière et à sa centralité, notamment après la vague maoïste de l’établissement et l’écroulement des pays du socialisme réel. Le texte qui résulte de ces entretiens n’exprime pas seulement le point de vue de l’atelier, il est aussi une réflexion sur le travail ouvrier et le militantisme, les conditions de maintient d’une identité militante qui ne fasse pas l’impasse sur celle de l’homme singulier qui la porte. Car l’un et l’autre ne sont pas séparable.

    "Je me suis aperçu nous dit Michel Pialoux que les questions qui hantaient Christian Corouge, qui tournaient autour de la situation et du silence des OS dans l’usine comme dans le syndicat, n’étaient pas si éloignées, au fond, des questions plus limitées qui touchaient notre relation ; celle de la distance culturelle entre nous ; celles des heurts, des malentendus et des difficultés qui surgissaient au cours de nos discutions - qui se manifestaient par exemple dans le retour régulier de formules comme " ça ne peut pas se raconter, ou tu ne peux pas comprendre". [5] Difficulté de l’échange, sentiment d’une étrangeté radicale pour laquelle il est vain de trouver les mots et dont seule l’expérience singulière pourrait ouvrir la porte, sentiment d’une sorte de déportation dans un univers indicible, dont la perception échappe a ceux qui n’ont jamais passé la frontière.

    Michel Pialoux se fait le passeur du monde ouvrier vers celui de l’université, de sa publicité dans ses vecteurs culturels. Il ne s’agit pas de visite, il ne s’agit pas de venir voir et de repartir pour comprendre ! pour savoir ! Comment un visiteur qui passe peut-il se faire une idée par exemple de ce que supporte celui qu’il voit dormir dans une caisse de boulon, se demand Christian Corouge, comment peut-il imaginé qu’il soit à ce point exténué qu’il puisse dormir sur un tel matelas à l’occasion des quelques minutes de poses qui lui sont accordées. Non vraiment l’usine ne peut pas s’appréhender en quelques foulées, par quelques petits tours et puis s’en vont. L’usine n’est pas la même pour ceux qui la traverse et pour ceux qui y reste, Elle est un monde parallèle qui n’est perceptible qu’à ceux qui connaissent l’épreuve quotidienne du temps qui passe, du temps qui doit passer pour s’en délivrer. Cette initiation là est difficilement transmissible par le langage des maîtres du savoir. Or c’est pourtant à cette tache éprouvante que tout deux se sont contraint avec amitié En somme et plus largement les problématiques évoquées au sujet de ce travail a deux, parlent d’une coupure qui existe entre des catégories sociales qui avaient besoin les unes des autres dans la perspective d’une autre forme d’existence. Elle nous parlent de cette difficulté de se rencontrer, qui a eu lieux ces dernières années, entre la classe ouvrière et les intellectuels, telles qu’elles s’est manifestée à l’intérieur et hors du parti communiste, souvent exprimée par cette boutade que nous avons tous entendu sur les intellos qui sont à côté de leurs pompes, parce que leur aisance dans le langage, éloigne, voir sépare, parce que leur mots emmurent. Mais surtout cette coupure qui s’est approfondit à la fin des année soixante dix ayant pour conséquence majeure la perte de moyens théorique pour comprendre le monde dans ses jeux de force et ses contradictions, a davantage éloigné les un des autres, posant chacun dans une inertie désastreuse face à la lutte de classe menée par la classes possédantes. De ce point de vu cette rencontre est exemplaire car elle métaphorise ce qu’aurait du être leur alliance.

    Elle est exemplaire d’une volonté de se trouver, de se découvrir, exemplaire d’une volonté de dire, de mettre des mots sur les chose qui séparent et aliènent, d’une volonté de les faire naître et de les recevoir, de les ordonner en discours au service d’une pensé sur le fait ouvrier et sa condition, exemplaire enfin d’un travail de transformation, celui d’un vécu souvent douloureux, en expérience édifiante.

    Du coup nous avons avec ce livre une contribution unique et inestimable sur cette condition ouvrière vendue à l’encan et que certain aimerait voir réduite au silence d’une cause perdue. Elle nous fait découvrir un ouvrier intellectuel qui résiste et construit une alternative à la conscience de classe affaiblie de ces dernières années, une alternative au constat démobilisateur et quelque part ravageur, établi par un Jacques Rancière qui se demandait "comment refaire le monde autour d’un centre que ses occupants ne songent qu’a fuir ?" [6]

    Oui, la question intellectuelle doit être reprise de l’intérieur. Elle est celle de la prise en charge par les intéressés eux mêmes, de leur moyens de production, parmi lesquels leur cerveau, celui la même que le taylorisme voulait mettre en jachère pour d’avantage dominer le corps a son profit.

    D’ailleurs Christian Corouge nous le dit au début de son récit avec beaucoup de simplicité et de lucidité : " Au temps de Chaplin, au début du fordisme, les patrons n’avaient pas encore élaborés le système de chaine comme il est maintenant. Rappelle toi dit-il à Michel Pialoux, ce que disait, je crois que c’était Taylor qui disait ça, que si on pouvait mettre des bœufs à la place d’un ouvrier, on les y mettrait. Et les patrons imaginaient très bien qu’un mec passe sa vie à serrer un boulon. Seulement, à un moment donné, la technique d’exploitation a été tellement forte que le cerveau des prolos a quand même montré qu’il avait une capacité d’invention".  [7]

    Robert Linhart que nous avions fait venir l’année dernière ne disait pas autre chose quand il écrivait " Et si l’on se disait que rien n’a d’importance, qu’il suffit de s’habituer à faire les mêmes gestes d’une façon toujours identiques, dans un temps toujours identique, en n’aspirant plus qu’a la perfection placide de la machine ? Tentation de la mort. Mais la vie se rebiffe et résiste. l’organisme résiste. Les nerfs résistent. Quelque chose, dans le corps et dans la tête, s’arc-boute contre la répétition et le néant....Cette maladresse, ce déplacement superflu, cette soudure ratée, cette main qui s’y prend à deux fois, cette grimace, ce décrochage", c’est la vie qui s’accroche. Tout ce qui en chacun des hommes de la chaîne, hurle silencieusement : "je ne suis pas une machine" . [8]

    La vie et rien d’autre réclament-ils l’un et l’autre. Les ouvriers sont toujours là, la campagne électorale nous en parlent tous les jours. Ils ne sont ni des bêtes de somme ni des robots. Christian Corouge qui en gros est entré a l’usine quand Robert Linhart en était expulsé, nous dit à sa façon et avec éloquence ce qu’un titre récent de "l’improbable" reprenait à Rimbaud "qu’il vienne, qu’il vienne le temps dont on s’éprenne" [9], car l’usine, ainsi qu’en témoigne son collègue Pierre Durant dans "grain de sel sous le capot", est aussi une communauté humaine, avec sa culture, ses résistances ses formes de solidarité, et ceux qui y travaillent loin de rester ces tristes artistes dont parlait Lavillier dans son disque les Barbares, doivent retrouver la fierté d’en être le sel, doivent retrouver le goût d’en prendre les commandes, selon les augures de l’internationale.

    Plus qu’un rêve du siècle écoulé, il s’agit d’ une nécessité, cette nécessité dont la classe doit s’éprendre pour se libérer et se réaliser, car tel est bien le sous entendu de ces pages remplie de témoignages qui raconte le quotidien du travail et du vivre a la chaîne. Elle raconte cette résistance mise en mots, que "l’établi" déjà dans une mise en scène fulgurante et magnifique avait su nous transmettre malgré la difficulté de le rapporter du réel dont elle est constituée. Elle est aussi ce passage,cette formalisation dans langage, qui donne à voir et à entendre le concept de plus- value dans sa réalisation concrète, via le souvenir, donc par la parole et l’émotion dont elle est l’attribut . Elle est ce bric-à-brac personnel qui se bricole dans le temps qui passe et le magnétophone qui le reçoit, car ainsi que l’écrivait à son propos Robert Linhart "Rien ne se perd,rien ne s’oublie dans la mémoire indéfiniment brassée de la classe ouvrière" [10]

    Christian Corouge, moins que quiconque d’autre n’échappe pas à cette loi. Son récit quoique singulier, transporte bien d’autres histoires que la sienne. Il est nécessairement constitué de celui d’autrui, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, maillon incorruptible de cette autre chaîne qui s’articule et s’agrège du social. Il est nécessairement déterminé par cette classe ouvrière dont il est devenu quoiqu’il en pense un des porte parole. Avec le souffle qui le caractérise, cette force conquise sur la timidité et la peur. Il est ce morceau de conscience taillée dans le bloc de l’expérience, des affrontements et des fureurs autant que de ses passions pour la culture, la poésie, et l’amour des siens. La subjectivité est le produit des autres, " je est un autre " et son éveil s’appelle ici Michel Pialoux. Un fil rouge traverse ce récit ; le rapport a la culture " Y’a une espèce de honte de sa propre condition sociale - dit-il pour conclure son récit – elle t’empêche de prendre la parole, de t’exprimer simplement même sur tes droits les plus élémentaires, même sur ce qui va te toucher par rapport à ton propre travail, même par rapport à tes propres douleurs. Y’a deux images dans la tête d’un ouvrier. Y’a garder sa pudeur, sa dignité, comme si discuter de ses douleurs était une forme d’indignité. Et puis pour le militant, c’est encore pire : on doit les taire parce qu’on doit être plus fort, donc on doit taire toutes ces violences qui vous sont faites. Contre l’adversité, faut se montrer costaud, viril, avec tout ce que ça comporte comme connerie." [11]

    « C’est pour ça que je continue à revendiquer la culture parce que je continu à être persuadé que ce qui peut faire avancer les choses c’est donner la possibilité aux gens de s’exprimer », ce qu’il appelle « le besoin de s’alimenter le cerveau ».

    Gilbert Rémond

     

    [1] Retour sur la condition ouvrière, édition fayard 1999, p 27

    [2] Résister à la chaîne, éditions Agone, p 15

    [3] Résister à la chaîne, éditions Agone, p 15

    [4] Résister à la chaîne, éditions Agone, p 10

    [5] Résister à la chaîne, éditions Agone, p21

    [6] Résister à la chaîne, éditions Agone, p 6

    [7] Résister à la chaîne, éditions Agone, p 25

    [8] Robert Linhart l’établi, éditions de minuit, p14

    [9] Rimbaud, chanson de la plus haute tour

    [10] Robert Linhart, l’établi, éditions de minuit, p 132

    [11] Résister à la chaîne, éditions Agone, p 453

    http://lepcf.fr/La-politique-et-la-culture-pour


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  • par Danielle Bleitrach

    Je n'aurais jamais pensé que l'enterrement du PCF donne lieu à de telles manifestations de joie. Il y avait pourtant eu la répétition, déjà à la Bastille.  Les mêmes célébraient, avec quelle liesse, l'élection de Mitterrand. Juquin hurlait de bonheur et étreignait d'un geste ample la foule rassemblée et invitait le peuple de gauche à manifester sa joie.

     

    Seul le vieil Aragon osa la provocation surréaliste: on lui demanda ce qu'il pensait de « l'événement ».

     

    Il répondit, j'ai vu un jeune homme flotter dans le ciel nocturne, ça c'est événement pas ce qui se passe ici. « Je me souviens des soirées pré-électorales  chez monsieur Bœuf, ce restaurant proche de la Fontaine des innocents où nous nous retrouvions. Jean Ristat le plaisantait en tentant de le convaincre de voter Mitterrand. Jean le prenait à témoin et me demandait de l'aider de vaincre les résistances de cet entêté, je lui répondais en riant « Aragon est membre du Comité central, que suis-je pour le faire changer d'avis ? ».

     

    Aussi sa provocation ce soir de la Bastille m'est apparue logique.  Il n'y aurait pas de Révolution, mais une alternance, sans vertige dans laquelle peu à peu s'estomperait l'espérance de voir un jour la classe ouvrière monter à l'assaut du ciel.

     

    Aragon avait déjà décrit dans la Semaine Sainte, ce retour des rois, la fin de la révolution y compris sous sa forme despotique. Il avait pris comme héros un jeune peintre Gericault dont le portrait conservé au Moulin était frappant de ressemblance avec Jean Ristat. Chez ce jeune homme naissait, sur d'autres bases, une conscience révolutionnaire. Il avait écrit la Semaine Sainte en 1956, après la dénonciation du stalinisme, la révolte hongroise et l'occupation du canal de Suez. Les poètes ont toujours raison... Il attendait ce Géricault, cette résistance, cette renaissance de la France... Et ce soir de mai 1981, elle n'était pas encore au rendez-vous.

     

    Mitterrand le petit ne lui a jamais pardonné, il lui a refusé les funérailles nationales. L'ami de Bousquet, l'homme de l'entente avec Heydrich, pour la solution finale, refusait François la Colère et à travers lui la Résistance des Communistes...

     

    C'était ça aussi la Bastille... une recomposition-décomposition dans laquelle la petite juive n'avait plus sa place historique... Un signe parmi d'autres que le nazisme n'avait jamais été éradiqué et que bientôt l'Europe créerait l'ignoble équivalence...

     

    Depuis ce jour le PCF n'a cessé de résister à son propre anéantissement, à sa destruction programmée de l'extérieur et de l'intérieur... Mes amis, ne regrettons rien, ce n'était plus qu'un coma douloureux... Si le grain ne meurt, mais le fruit n'est pas encore là, ni même la fleur...

     

    Le communisme a été un épisode glorieux de l'histoire de France si l'on veut pouvoir chanter à son propos « Non, Nicolas la Commune n'est pas morte », il faut accepter sa fin pour éviter de s'incliner devant  un cadavre momifié comme Lénine l'a été pour sacraliser la Révolution dans une icône.

     

    J'ai toujours refusé de visiter le mausolée de Lénine, quand cela m'était proposé, j'exigeais de faire la queue par souci égalitaire, cela décourageait mes accompagnateurs. A la décharge de ce culte pharaonique, Lénine reposait bel et bien dans le drapeau de la Commune comme il l'avait demandé.

     

    Un lien était créé et il faut le récréer aujourd'hui en dépassant les apparences, toutes les apparences, un travail sur soi et sur l'Histoire. Nous n'avons que trop tardé.

     

    Je vois déjà dans la nuit des lucioles, le jeune homme et la jeune fille dont parlait Aragon. Etaient-ils à la Bastille? je n'en sais rien, les projecteurs, le discours, les télés m'ont empêché de les voir. Mais ils sont déjà là, j'en suis sûre.

     

    Oui le PCF est mort, mais toujours en France remontera le fleuve révolutionnaire, depuis Robespierre, Gracchus Babeuf jusqu'à Guy Moquet, demain celui qui prendra la tête de la révolte gauloise aura peut-être la peau brune et le flot de ses semblables qui endiguera le malheur sera comparable aux héros de l'affiche rouge. Comme je l'espère. Ils  verseront peut-être leur sang mêlé, parce que les temps ne seront pas nécessairement à la fête électorale.

     

    Il est là je le sais. Ils sont là,  ceux qui toujours ont fait la France, pour lutter contre l'exploitation, l'oppression,  et je le salue d'avance, je leur tends la main dans le silence de la nuit, cette nuit où nous nous croisons, moi qui suis sur le départ et lui qui va devoir réapprendre tout ce que j'ai cru savoir.

     

    C'est peut-être une bonne chose que de savoir que je dois tout réapprendre. Tant qu'existait l'espérance de la survie du PCF, je n'osais pas voir le nouveau, je restais engoncée dans de vieilles certitudes auxquelles je ne croyais plus, l'idée emprunté à dieu sait qui qu'efficacité et humanité, étaient inconciliables, de médiocres ruses, un cynis qui m'a toujours paru imbécile. Tout cela nous a conduits à la bastille en 1981 et 2012, là où il n'y avait plus rien d'autre à prendre qu'un opéra et des restaurants hors de prix... Désormais le principe espérance se confond avec celui de consolation et je suis disponible.

     

    Oui mon ami tu réinventeras la France, pas  la peur de l'autre, cette identité de la méfiance, celle qui cherche à faire tomber les coups sur plus malheureux que soi, celle qui mène à Vichy, mais celle de Marat qui conseillait aux « nègres des colonies de tuer leur maîtres » lorsque ces colonisateurs réclamaient une représentation à la Constituante.

     

    Alors pourquoi ne pas reconnaître ce qui était là à la Bastille, peut-être est-ce là ce qui cherche à naître ? Je ne sais pas ce qu'est l'insurrection citoyenne, cela me parait comme la chauve-souris de la fable, moitié oiseau, moitié rat pour n'être, ni l'un, ni l'autre, une formule rouge de l'extérieur, blanche de l'intérieur, et ça merci je connais, déjà en 1981, à la Bastille.

     

    Dans le temps qui me reste, il n'y a plus personne en qui j'ai réellement confiance et comme je n'ai plus la foi du charbonnier, il faudra me convaincre. Pour le moment, ce soir de fête à la Bastille, le souvenir de l'épisode mitterrandien m'encombre et ne me dispose pas à voter pour cette pâle reproduction qui achève l'opération.

     

    1. Pour  l'homme à la rose fut-il paré drapeaux rouges, je n'y vois encore pas autre chose que le linceul dans lequel est enveloppé le cadavre du PCF.

     

    je ne veux pas de cette icone insurrectionnelle que l'on agite pour  me faire accepter la servitude et le conformisme... peut-être y a-t-il en moi une exigence éthique avec une dimension esthétique: la Révolution à laquelle j'ai adhéré avec une passion que je ne regrette pas, a toujours confondu la foule des opprimés et l'insolence du surréalisme, c'est peu dire que je suis loin du compte... à la Bastille... en 1981 et en 2012.

     

    Donc attendons la suite, mais cela ne se fait pas en un jour et  le temps me manquera  sans doute pour mettre en mai ce bulletin dans l'urne.

     

    Mais je veux battre Sarkozy parce que je pense depuis son discours de Lyon que le fascisme ne se limite plus au Front National, à quelques groupuscules.

     

    J'entends au-delà de la fête ce qui m'est dit: le PS et ses caciques insistent à raison sur la parenté entre l'insurrection et la réforme citoyenne, ce n'est plus qu'une question de forme, un peu d'impatience... Il faut bien changer quelque chose pour que tout reste à l'identique...

     

    Je songe au Guépard de Visconti, l'abbé faisait déjà le constat de l'échec de tout mouvement qui n'avait pas le peuple avec lui, de ces tractations de sommet entre ceux qui aspirent à le guider.


    Il n'empêche, il y a l'urgence, le capital peut décider d'en appeler à une solution musclée... Pour imposer une situation à la grecque, tirer du sang des pierres...

     

    Retrouver comme dirait l'ineffable Rocard une dictature militaire qui leur avait si bien réussi dans les années de 1967 à 1974... Tiens Rocard, encore un qui ne nous rajeunit pas, n'était-il pas aux côtés de Juquin sur l'estrade de la Bastille en mai 1981. Il était déjà à Charlety, quand Mitterrand s'offrit à la France en mai 1968, pour éviter le pire la prise de pouvoir de la Classe ouvrière...

     

    Quand Cohn-Bendit insultait Aragon à la Sorbonne, en le traitant de Vieux con, ce à quoi Aragon lui avait répondu « C'est avec les jeunes cons que l'on fait les Vieux cons » Nous y sommes... Et en matière de vieux cons, il est difficile de faire mieux... Souvenirs...Souvenirs comme le dit Cambadelis treize ans après mai 68: « à  20h, nous marchons vers la Bastille, drapeau rouge en tête. ... Paul Quilès, Gaston Deferre, Michel Rocard, Pierre Juquin et bien d'autres. »

     

    Voilà c'est la fin de la marche sur la Bastille... Le début d'une autre époque...

     

    Voilà l'enjeu : simplement refuser si faire se peut le pire...

     

    J’attends et en espagnol l'attente se confond avec l'espérance.

     

    Danielle Bleitrach

     

    URL article : http://reveilcommuniste.over-blog.fr/article-a-la-bastille-une-fois-encore-par-danielle-bleitrach-101862547.html


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  • Comment on abat les régimes

    Par Giulietto Chiesa

    Le 16 mars 2012

    Megachip.info


    Giulietto Chiesa

     En ce 15 mars 2012 qui marque le premier anniversaire du soulèvement populaire en Syrie, et alors que tous nos grands médias, presse, chaines télé, radios, nous font part quotidiennement de toujours plus de victimes civiles et de barbarie de la part du régime de Bachar al-Assad, il est malgré tout difficile d’y voir clair sur ce qui se passe réellement dans ce pays, et de se faire une opinion sur l’authenticité de cette révolte populaire qui semble prolonger les « printemps arabes » de 2010 et 2011. Mais c’est en observant l’usage qui a été fait par le passé et encore récemment des théories du philosophe américain Gene Sharp, l’« inspirateur » de ces mouvements dans les pays arabes – nominé cette année pour le Prix Nobel de la Paix -, mais aussi auparavant dans les pays de l’ex-Union soviétique ou  en ex-Yougoslavie, que le journaliste et homme politique italien Giulietto Chiesa nous propose cette analyse du dernier livre de l’octogénaire américain, « De la dictature à la démocratie », rebaptisé en italien « Comment abattre les régimes ». Les idées humanistes et non-violentes rassemblées dans ce manuel, censées aider les peuples opprimés à renverser leurs dictateurs, sont pour G. Chiesa, largement mises à profit par les puissances occidentales pour fomenter, organiser, soutenir et financer ces soulèvements « légitimes » dans les pays dotés de gouvernements qui ne conviennent visiblement pas aux puissances occidentales et à leurs alliés.

     

    GeneSharp

    Gene Sharp, le « gourou » des révolutions arabes, comme l’appelle le Nouvel Obs

     

    Il est rare que j’écrive des recensions. En général, quand je n’y suis pas contraint par quelque raison de convenance personnelle ou pour satisfaire les exigences de certaines autorités pressantes, je me prononce sur des ouvrages qui me plaisent ou que je voudrais voir lus par d’autres, soit parce que je pense leur lecture utile, soit parce qu’ils offrent un point de vue original.

     

    Dans le cas présent, le livre dont il est question ne m’a pas plu du tout. Je le trouve même très énervant. Son auteur est clairement quelqu’un de pauvre et de limité (intellectuellement, s’entend), qui se dresse comme un oisillon gonflé d’idéologie – dans le sens de fausse conscience – au-dessus du broyeur de la pensée unique. Un exégète, donc, de la Matrice dans laquelle il a évolué, parfaitement incapable d’en percevoir les limites. Une espèce de nouveau protagoniste d’un « Truman Show », privé cependant de toute possibilité de rédemption.

     

    Mais alors, pourquoi est-ce que j’en parle ? J’en parle – comme aurait dit Leonardo Sciascia[1] – parce que le contexte qu’il représente est extrêmement intéressant, et riche d’informations sur la façon dont on pense, ce à quoi l’on pense, et comment on agit dans les centres de la subversion, ces lieux où sont élaborées les vraies stratégies et les tactiques révolutionnaires des temps modernes. Des temps qui, pour être précis, voient les révolutions être menées par le Pouvoir, et non plus par les révolutionnaires d’autrefois, ou les mythiques anarchistes, ou encore les peuples, les partis, les soviets, ou tout autre nom qu’ils aient portés par le passé, jusqu’au XXe siècle inclus.

     

    Et cela amène d’emblée toute une série de considérations qui sont loin d’être marginales, et qui seront utiles pour ces lecteurs qui pensent encore, justement, en termes de catégories de l’ancien temps ; pour ceux qui, ne s’étant pas mis à jour, ou n’ayant pas fait l’effort de comprendre les changements intervenus dans les rapports de force, dans les dynamiques économiques et sociales, dans les systèmes d’information, dans les technologies de manipulation, continuent d’appliquer la théorie révolutionnaire datant de l’époque de la lutte des classes, telle qu’elle fut décrite et créée à partir de la Révolution française.

     

    Mais ces considérations apparemment marginales, qui sont la véritable raison pour laquelle j’écris ces lignes, pourraient également s’avérer utiles à ceux qui ne se sentent pas l’âme révolutionnaire, n’entendent pas le devenir, mais ont simplement omis d’intégrer mentalement ce qu’est véritablement le Pouvoir. Et, n’étant absolument pas préparés à le faire, sont incapables de comprendre la façon dont le Pouvoir agit pour se maintenir. Avec quelle férocité, un Pouvoir – férocité d’autant intense que le pouvoir est grand – utilise les instruments dont il dispose. Le Pouvoir n’est jamais une affaire d’ amateurs. C’est un métier. Et il agit toujours à la vie et à la mort.

     

    Il est vrai que les intellectuels ont tendance à raisonner en projetant sur les autres leur propre vision du monde. Quand ils le font sur les personnes privées de pouvoir, ils créent toujours des problèmes, mais souvent ces problèmes sont d’une importance secondaire étant donné que les personnes normales n’ont pas de pouvoir. Mais lorsque cette projection s’opère vis-à-vis du Pouvoir, elle peut devenir existentielle, que ce soit pour ceux qui l’effectuent (c’est-à-dire les intellectuels eux-mêmes), ou pour ceux qui y croient, c’est-à-dire les lecteurs de leurs livres, de leurs essais, de leurs articles, de leurs conférences. Si par exemple vous essayez de décrire une lutte politique du Pouvoir contre ses opposants comme s’il s’agissait d’une partie de cartes, vous vous attirerez probablement des ennuis (surtout si vous êtes du côté des opposants au Pouvoir). Car il ne s’agit pas d’un jeu de cartes, et quand il se sent en danger, le Pouvoir se débarrasse, disqualifie, exclut, et quand cela est nécessaire, il tue. Ce léger détail échappe à la plupart des intellectuels et à pratiquement tous les journalistes. Ceux, parmi ces derniers, à qui ces choses n’échappent pas, se rangent généralement du côté du Pouvoir, et arrêtent ainsi de jouer aux cartes eux aussi. Les autres, les plus stupides, continuent de jouer aux cartes, se rendant ainsi utiles, bien souvent, en empêchant les autres de comprendre exactement ce que fait le Pouvoir. Ceci explique parfaitement pourquoi le livre de Gene Sharp a été écrit : précisément pour eux.

     

    Il est clair qu’avec ces catégories d’interprétation auto-référentes, non seulement on ne peut jamais rien gagner, mais il n’est même plus possible de savoir qui attaque, qui défend, où se trouve le champ de bataille et qui sont les parties en présence. Lorsque l’on discute avec ces orphelins de la pensée politique, on se rend bien vite compte que ce vide presque absolu d’analyse les amène souvent à s’imaginer être à l’offensive sur des combats inexistants, alors qu’ils subissent en réalité de cuisantes défaites sur le terrain bien réel où se déroule la vraie bataille, mais d’où ils sont totalement absents. Évidemment, puisqu’ils se trouvent ailleurs. Des moulins à vent, voilà ce que voient ces Don Quichotte du modernisme. La différence entre eux et leur modèle, consiste en un point de détail, mais qui est essentiel : celui de la Manche [le héros de Cervantes – NdT] rêvait pour son propre compte. Alors qu’eux ont été totalement hypnotisés par le Pouvoir, qui les emmène par la main là où bon lui semble.

     

    Le livre, en substance, consiste en une description de comment un Empire mourant devient subversif pour se défendre. C’est un manuel de la "révolution régressive" : la seule révolution existante, qui marquera les dernières décennies avant le crash final de ce système. Lequel, n’ayant plus de futur, est bien obligé de penser à rebours. Et il le fait en utilisant le dernier instrument dont il dispose : la technologie. C’est pour cela qu’il réussit à paraitre moderne aux yeux de millions de jeunes qui, immergés dans le Grand Bain des Rêves et des Mensonges, sont incapables de regarder en dehors et de voir la complexité des manipulations dont ils font l’objet.

     

    L’auteur s’appelle Gene Sharp, et c’est loin d’être un gamin puisqu’il est né en 1928. Ce qu’il a fait jusqu’à aujourd’hui n’est pas vraiment un mystère. Il suffit de jeter un œil sur Wikipedia pour avoir un aperçu de son modeste passé d’agent subversif. Dans cette spécialité, il émerge après une longue carrière dans l’ombre, au travers d’un livre dont le titre original « From Dictatorship to Democracy » nous rappelle immédiatement Francis Fukuyama, l’auteur de la « Fin de l’Histoire ». L’éditeur italien est Chiarelettere [2], une maison d’édition pleine de mérites par ailleurs, mais versant pour le coup elle aussi dans l’idéologie impériale.

     

    Les limites de la « Matrice » sont, comme nous le savons, vastes et gluantes. Sur la dernière page de couverture, l’éditeur italien nous informe que Sharp « passe pour être l’un des principaux inspirateurs des révolutions qui secouent le monde arabe actuellement. » [NdT - Et il est, pour cela, nominé pour le Prix Nobel de la Paix 2012]. Une définition fort réductrice. En réalité, Gene Sharp (ou disons plutôt, son école de pensée, même si ce terme à lui seul donne des frissons) est l’inspirateur de toutes les exportations de la démocratie américano-occidentale des dernières 30 années. De celles déclenchées et qui ont abouti, comme de celles tentées et avortées. Il est bon de le rappeler, car bien que le Pouvoir soit le seul révolutionnaire existant, il n’est pas écrit qu’il réussit toutes les révolutions qu’il tente. Parfois, il les rate. Toujours est-il que Sharp est le prophète, justement, des « révolutions régressives ». Et pour cette raison, il mérite toute notre attention, de nous qui sommes ses victimes, ses cibles.

     

    De lui-même, il raconte : « J’étais à Tien’anmen lorsque les chars d’assaut ont roulé vers nous » (La Repubblica, 17 février 2011). Vous avez compris où il était ? C’était peut-être bien lui le jeune homme qui arrêtait la colonne de chars d’assaut devant l’Hôtel de Pékin. Apparemment cet homme était partout. Il se trouvait là où survenaient des révolutions, [qui poussaient] comme des champignons, surtout depuis la chute de l’Union soviétique. Gene Sharp était certainement aussi ce brave homme au marteau-piqueur qui s’attaquait au fameux Mur de Berlin. C’est de sa palette que sont sorties toutes les couleurs variées des différentes révolutions des deux dernières décennies, de Belgrade à Tirana, de Pristina à Kiev et à Tbilissi. Quand Gene Sharp n’était pas là en personne, on croit comprendre qu’il « inspirait » à distance.

     

    Le livre a été traduit en presque 30 langues, certainement en arabe, russe et chinois. Et en le lisant, on comprend pourquoi : les centres de la subversion regardent déjà en direction de Moscou et de Saint-Pétersbourg, mais aussi de Pékin et de Shanghai. On comprend aussi qu’il contient certaines contradictions, comme c’est le cas pour beaucoup de Best-sellers. La thèse centrale du livre est que chaque dictature peut être renversée, « pourvu que la rébellion naisse de l’intérieur. » Ou plutôt, pourvu qu’elle semble naitre de l’intérieur. Et le pays qui nous vient immédiatement à l’esprit est la Libye. Et aussi, aujourd’hui, la Syrie, ou encore la Russie. En fait, Gene Sharp explique tout de suite que, pour naitre de l’intérieur, si elle n’y parvient pas toute seule, la rébellion doit « être inspirée » par quelqu’un. Voilà : le livre de Sharp est en réalité un manuel pour former les "inspirateurs". Pour cela – mais Sharp se garde bien de le dire – il suffit d’avoir beaucoup d’argent, des dizaines voire des centaines de millions d’euros. En réalité, ces rébellions surviennent assez fréquemment – du moins jusqu’à aujourd’hui – là où les revenus sont faibles, les plus faibles, et où l’argent devient l’arme principale pour « inspirer ». Sans ce différentiel de richesse, il n’y a pas d’inspiration qui soit. Et le premier conseil que l’on peut donner aux naïfs qui ne savent pas ce qu’est le Pouvoir, est de se demander : comment se fait-il que les inspirés que Gene Sharp recherche se trouvent toujours dans des pays qui souffrent justement de ce différentiel ? N’est-ce pas un fait [établi] que les inspirés sont les intellectuels des pays les plus pauvres ?

     

    Avec les revenus de ce « différentiel » il est possible de financer des milliers de bourses d’études, des subventions de recherche pour des professeurs qui accourront dans les universités britanniques, américaines, françaises, allemandes, dans les think tanks occidentaux, où ils seront éduqués en toute liberté et apprendront à aimer essentiellement les valeurs occidentales, et où il verront s’ouvrir des boulevards pour leurs carrières. Retour au pays en cas de victoire, ou [carrière] à l’étranger en cas de défaite. C’est ainsi que se décline l’aide providentielle venue de l’extérieur. Et il existe, depuis maintenant plusieurs décennies, un puissant réseau d’institutions constituées, financées et dédiées spécifiquement à cela. De Reporters sans frontières [3], pour prendre quelques exemples, à tous les Carnegie Endowments for International Peace, les Avaaz, qui recueillent les signatures en tous genres, et qui ressemblent parfois à de véritables centrales missionnaires, moralisatrices, libertaires, écologiques, vertes, et quoi qu’il en soit, toujours très colorées. Il existe aussi, pour cela, des radios comme Free Europe, Radio Liberty, Deutsche Welle, et ainsi de suite. Et aussi des chaines TV satellites, d’innombrables sites Web, farcis de petits « inspirateurs » extérieurs qui transmettent constamment, fouillent, poussent, décrivent les luttes pour les droits humains, pour la démocratie ; qui fixent la cadence des révolutions, des « printemps », des aspirations à la liberté d’entreprendre, à l’accès au « marché ».

     

    Si par exemple – comme cela s’est produit récemment – le Conseil de sécurité des Nations unies devait voter une résolution condamnant le gouvernement syrien, qui butera sur les vétos russes et chinois, alors l’« inspiration » arrivera à point nommé pour inciter tous les médias occidentaux à annoncer des tragédies dans plusieurs villes syriennes. Le tout, sans que les sources soient vérifiées et les informations confirmées, mais il suffira pour cela de relayer les données fournies par Avaaz, dont on ne sait pas bien d’où elles proviennent -, ou bien celles d’Al Jazeera ou d’Al Arabiya, dont la fiabilité est désormais comparable à celle de CNN, c’est-à-dire nulle. Je n’insisterais pas autant sur ces détails si je n’avais pas vu en personne la façon dont furent financées et organisées les révolutions colorées en Yougoslavie, Ukraine, Géorgie, Tchécoslovaquie, et auparavant en Pologne, avec ce merveilleux prototype de Solidarnosc, qui eut comme « inspirateur » principal, aux niveaux idéologiques et financiers, rien de moins que le Vatican de Jean Paul II – qui fut, pour cela, sanctifié.

    Des opérations qui, en Europe centrale, continuent actuellement autour de la « dernière dictature », celle d’Alexandre Lukashenko (ci-contre) en Biélorussie, assiégée par les radios et les télévisions qui, grâce aux financements de l’Union européenne, transmettent depuis les territoires tout juste conquis dans les pays de la Baltique ou depuis la Pologne.

     

    Naturellement, – et là je pense qu’il est opportun de le rappeler pour prévenir les jérémiades de ceux qui voudraient m’accuser de soutenir les dictateurs plus ou moins sanguinaires -, dans la plupart des cas, les répressions ont bien eu lien, ou ont lieu actuellement.

     

    Naturellement la corruption et l’absence criante de démocratie dans certains de ces régimes existent et ont existé. Naturellement, il en va de même pour les formes de résistance en faveur des droits de l’Homme, qui méritent toute notre solidarité. Elles existent, et luttent dans un combat inégal contre un Pouvoir bien plus fort qu’elles. Et c’est précisément sur elles que se concentre l’« inspiration » dont parle Gene Sharp. Et celle-ci peut compter sur une puissance financière illimitée ; mais aussi sur la naïveté des destinataires, qui, contraints comme ils sont de rester sur la défensive, deviennent extraordinairement perméables aux formes les plus subtiles, les plus innocentes, les plus « justifiables » de corruption. C’est exactement en manœuvrant ce piège qu’agissent les « inspirateurs » comme Gene Sharp et les financiers perchés sur leurs épaules. Et donc, la première chose à faire, pour comprendre ce qui s’est passé et ce qui se passe dans tous les pays situés en bas de l’échelle de ce « différentiel de richesse », est d’observer l’évolution au sein des mouvements de rébellion : autrement dit, comparer leur situation avant qu’ils ne suivent la « cure » de la part des « inspirateurs », et après.

     

    Cette analyse ferait apparaitre de bien étranges similitudes entre les transformations opérées par exemple par le mouvement « Otpor » [4], à Belgrade (ci-contre) et dans l’ex-Yougoslavie, et la célèbre, mais désormais défunte « Révolution orange » en Ukraine. Cela démarra avec un vieux photocopieur, pour aboutir à un poste d’enseignant à Harvard. Y résister est difficile, pour ne pas dire impossible. Au début, il s’agit d’inspirations, mais cela devient vite des ordres qu’il est impossible de refuser. Et plus le différentiel est grand, plus il est facile de trouver des dizaines, des centaines, voire des milliers d’inspirés parfaitement sincères.

     

    Hic Rhodus, hic salta [5]. Et c’est à ce moment-là qu’il est important d’avoir le courage et la force de distinguer entre les droits sacrosaints qui sont violés, et les profiteurs politiques étrangers (ou du pays) qui les utilisent à des fins de conquête. Il existe un critère relativement simple pour les différencier. Savoir qui finance. Si par exemple, il y a de bonnes raisons de penser que c’est l’Arabie Saoudite qui achète les armes et paie les soldats, alors on peut être certains que si c’est pour appuyer une révolte, cela ne sert pas les intérêts de la Démocratie et du Droit, mais que cela au contraire soutiendra la barbarie et l’oppression.

     

    Ils vous diront le contraire, bien évidemment. C’est leur métier. Ils y travaillent, 24 heures par jour, tous les jours, et ils sont bien payés pour cela. Les exemples flagrants en sont l’UCK au Kosovo, et la révolte syrienne. Dans le premier cas, c’est une armée entière qui a été organisée, financée, entrainée, soutenue par une montagne d’argent en provenance de Riyad, Washington, Berlin, et de l’OTAN. Et ce n’est pas un hasard si le gouvernement de Pristina qui en a émergé est un foyer de criminels, dont les mains tachées de sang sont serrées avec enthousiasme à Bruxelles, dans le mépris le plus total de tout principe européen de liberté et de respect des droits humains.

     

    L’autre exemple se déroule en ce moment même, sous nos yeux, en Syrie, où il est évident que nous assistons à un mélange complexe, mais transparent d’aides extérieures aux rebelles, en provenance d’Israël, de la Turquie, de l’Arabie Saoudite et des États-Unis d’Amérique. Il ne s’agit pas de quelques unités, mais de centaines d’unités, et aussi de milliers de salaires, de dessous de table, de conseillers, d’experts. Et si les conseils ne suffisaient pas, et qu’il fallait avoir recours à la force, ce serait le tour des groupes de mercenaires. Et lorsque ceux-ci arriveront au pouvoir, s’ensuivra une longue trainée de sang, de violences, de vengeances, d’illégalité et d’abus. Nous pouvons donc être certains qu’en cas de chute du régime de Bashar al-Assad, ce qui se produira ensuite ne sera certainement pas synonyme de triomphe de la liberté et des droits humains. Il suffit de regarder ce qui s’est passé, encore une fois, dans la Libye à peine libérée du dictateur sanguinaire Kadhafi, et qui se retrouve aujourd’hui aux mains d’une bande de criminels qui l’étaient déjà avant le début du conflit, mais qui aujourd’hui sont les patrons.

     

    Bref, il suffit d’appliquer la vieille règle du « cui prodest » (à qui profite le crime). Qui n’est pas juste à 100%, mais qui, en politique, fonctionne presque à tous les coups. Évidemment, il convient d’utiliser les précautions d’usage, comme celle de rester attentifs au fait que les organisateurs de ces provocations les élaborent toujours en renversant précisément le principe du cui prodest. Ainsi, la prochaine fois que vous vous retrouvez devant n’importe quel attentat terroriste islamique, il suffira de bien analyser le cui prodest pour en désamorcer [la propagande] qui vous est offerte sur un plateau d’argent. Par exemple, lorsque quelqu’un a assassiné Vittorio Arrigoni, et que vous avez entendu tous les grands médias, à l’unisson, relayer la revendication d’un vague « groupe salafiste » mal identifié mais doté d’un site Internet et de musiquettes révolutionnaires arabes, vous auriez pu immédiatement imaginer que les « inspirateurs » étaient – je prends un exemple au hasard – les services secrets israéliens.

     

    L’édition italienne du livre de Gene Sharp affiche le titre anglais en petites fontes et en propose un autre : « Come abbattere un regime » (Comment abattre un régime), et le sous-titre est un condensé idéologique d’une bonne centaine de tonnes : « Manuel de libération non violente ». Comment ne pas applaudir ? Nous avons ici, nageant en pleine mélasse libertaire, plusieurs contenus complémentaires. Le premier est tout à fait clair : nous sommes la démocratie, la liberté, la vérité. Et donc, nous avons le droit, pardon, le devoir de les insuffler aux autres. Mieux, de leur injecter. Quiconque s’opposera au triomphe de nos idéaux fait partie du « Mal ». Les dictateurs sont tous laids et méchants, et ce sont tous les autres : ceux qui s’opposent au « Bien ». Celui qui ne les combat pas avec suffisamment de conviction est un allié du Mal.

     

    Pourquoi les dictateurs existent, d’où ils viennent, comment ils sont arrivés là, s’ils ont une quelconque légitimité, s’ils sont le produit de leur histoire, qui les a portés au pouvoir, s’ils ont été nos amis et nos alliés, s’il s’agit de chefs d’États ou de gouvernements reconnus par les Nations unies, s’il ont par conséquent des droits reconnus par la communauté internationale, s’ils ont des causes à faire valoir, du point de vue historique ou de gestion de l’urgence, autant de questions qui ne méritent pas même d’être prises en considération. Car ils sont les « oppresseurs des peuples ». Lesquels peuples sont ipso facto intégrés à notre propre système de valeurs. Autrement dit, ils ont [forcément] nos désirs, nos impulsions, nos besoins, nos aspirations. L’Histoire, les différentes histoires des peuples, sont tout simplement et comme par enchantement, effacées. Et l’étape suivante immédiate, est qu’il nous faut imaginer à leur place la forme que devra prendre leur propre gouvernement.

     

    Le deuxième contenu implicite est le suivant : eux, les dictateurs, sont violents ; et nous, les démocrates, devons entre non-violents. Pourvu que, naturellement, le dictateur ne réussisse pas à tenir son peuple en main. Car dans ce cas, étant donné que pour nous, il ne peut pas l’avoir fait sans utiliser la violence, nous sommes alors autorisés à utiliser à notre tour la violence. Ou pour être plus précis, nous sommes autorisés à « inspirer » l’usage de la violence de la part des opprimés et contre le « dictateur » qui, entretemps, aura été qualifié de « sanguinaire » et « auteur de massacres indiscriminés ». Et profitant du différentiel en notre faveur, y compris celui médiatique, nous aurons réussi à faire de notre version des faits la version dominante dans le monde entier. Par conséquent, si violence il y a, ce sera entièrement attribué à la sacrosainte « réaction du peuple » face à la « répression » du dictateur. Etant entendu que cette sacrosainte réaction populaire sera armée et organisée au travers du différentiel en armements, munitions, organisation, information, et technologie. Mais ce seront, malgré tout, les manifestants pacifiques qui utiliseront les armes contre le dictateur sanguinaire et son cortège de brutes. Et les morts seront tous, indistinctement, de pacifiques citoyens faisant partie de la population civile innocente. Il va de soi – est-il besoin de le rappeler – que la population civile comptera effectivement des victimes, et en grande quantité. Mais l’important est que les récits et les vidéos en attribuent la responsabilité exclusive au dictateur sanguinaire et à ses troupes. Qui sont peut-être en effet des brutes sanguinaires, mais qui auront le privilège d’être considérés comme les seuls criminels à agir sur le terrain.

     

    N’oublions pas qu’alors que nous – qui sommes du côté avantageux du différentiel, et qui lisons ces chroniques de toute notre hauteur de vue – applaudissons aux révoltes pacifiques des peuples opprimés par des dictateurs sans scrupules que nous avons décidé de prendre pour cibles, d’autres dictateurs, juste à côté, avec leurs bandes de brutes sanguinaires, continuent en toute tranquillité d’opprimer leurs peuples respectifs, jouissant pour le coup de notre appui et de notre soutien le plus cordial. Ce détail – soit dit en passant – échappe systématiquement à tous ces intellectuels épris des droits de l’Homme et qui sont tout autour de nous. Et si vous le leur rappelez, ils s’énervent immédiatement, vous accusant de changer de sujet. De fait, sortir du récit mainstream signifie pour eux « changer de sujet ». Et, à bien y réfléchir, pour ceux qui connaissent seulement la version mainstream, en sortir ne serait ce qu’un instant signifie effectivement changer de sujet.

     

    Mais ne nous arrêtons pas à cela. A cet instant, le pays virtuel que nous prenons comme exemple se trouve déjà en pleine guerre civile. Le mouvement de protestation a reçu les instructions nécessaires pour frapper le « talon d’Achille » d’un régime particulier. Car Gene Sharp sait très bien que tout régime a ses talons d’Achille qui, s’ils sont correctement identifiés et frappés, permettront de l’abattre. Quelque part, probablement dans un pays voisin, se trouve déjà une avant-garde bien organisée, bien connectée [aux forces internes] du pays en question, convenablement intégrée au système d’information occidental, capable d’utiliser au mieux les réseaux sociaux (qui sont tous contrôlés et supervisés par des centres d’analyse occidentaux).

     

    D’ailleurs, n’est-ce pas un curieux hasard que début 2011, peu après le début du fameux « Printemps arabe », Obama et Hillary Clinton ont convoqué précisément les Chief executive officers des principaux réseaux sociaux, de Google, Facebook, Yahoo, et compagnie ? À vrai dire, ces derniers constituent une évolution technologique récente que Gene Sharp ne prend pas en compte dans son manuel. Le livre a été écrit avant que tout cela soit utilisable à grande échelle, et de ce point de vue, il a pris un bon coup de vieux.

     

    Mais le manuel de Sharp a quand même un mérite, celui de nous aider à mieux comprendre les mécanismes traditionnels, ceux qui ont été utilisés ces dernières décennies et qui – on peut en être certain – ne se démoderont pas. En Syrie aujourd’hui, une fois passée la première phase du lancement de la guerre civile, il n’est plus besoin de feindre que les seuls à se battre sont des manifestants pacifistes armés opposés aux régimes de Bachar al-Assad. Désormais, il est clairement dit que des centaines d’agents américains, sous la direction de David Petraeus, actuel directeur de la CIA, sont occupés à recruter en Irak des miliciens appartenant aux tribus situées aux frontières pour qu’ils viennent combattre en Syrie. La même chose se produit à la frontière turque, où s’activent des militaires en provenance de Benghazi en Libye, dirigés par les leaders fondamentalistes islamistes, et qui, avec l’aide de l’OTAN, ont renversé le régime libyen. Et de la frontière libanaise arrivent les groupes armés du député de Beyrouth, Jamal Jarrah, recruteur de mercenaires pour le compte de l’Arabie Saoudite, un homme qui sert de véritable charnière entre d’un côté le Prince Bandar, et de l’autre – à travers son neveu Ali Jarrah – les services secrets israéliens. Autrement dit, d’un côté les dollars par camions entiers, de l’autre, les meilleurs conseillers miliaires et les systèmes d’espionnage les plus sophistiqués de tout le Moyen-Orient. À cela s’ajoutent les équipes de commandos qui opèrent depuis plusieurs mois déjà à l’intérieur des frontières syriennes, avec l’objectif précis d’assassiner Bachar al-Assad et ses plus proches collaborateurs, de placer des bombes, et de faire sauter les oléoducs.

     

    Tout cela serait évident, si les peuples occidentaux en étaient informés. Mais ils ne le savent pas, car l’histoire est racontée à l’envers. Et les droits de l’Homme de la population syrienne ont déjà été enveloppés dans le même drap que celui avec lequel on a fait taire toute vérité. Et les intellectuels occidentaux, les journalistes, et un certain nombre, peu élevé, de pacifistes, croient la connaitre. L’existence de ce drap, ils ne peuvent même pas l’imaginer. Ils déclament sur le ton de ceux à qui « on ne la fait pas ». Ils se croient plus intelligents – ayant sans doute lu quelque roman policier, voire les ayant écrits – que les professionnels qui travaillent à temps plein pour le compte du Pouvoir, qui lui, n’est pas en train de jouer aux cartes.

     

    C’est d’ailleurs ce qui m’a amené, pour utiliser la métaphore d’un autre jeu – le jeu des Echecs, à faire le saut du cheval. C’est-à-dire d’aller voir ce qui s’était passé, voilà une vingtaine d’années, en Lituanie. Là-bas aussi, dans le Moyen-Orient lointain, il y eut un début de guerre civile, au moment où l’Union soviétique était sur le point de s’écrouler. Les Lituaniens voulaient l’indépendance, et avaient le droit de la demander. Il existait un authentique mouvement populaire qui se battait pour cela. Cela fut suffisant, et tout se conclut par la défaite de l’Empire du Mal. Il y eut une vingtaine de morts à Vilnius, lorsque les troupes russes et le KGB occupèrent la tour de la télévision. L’accusation retomba sur Gorbatchev, sur les Russes, les méchants pour le coup, pointés du doigt pour avoir tiré de sang-froid sur la foule. Cet épisode est devenu l’événement fondateur de la République indépendante de Lituanie, aujourd’hui un des 27 pays de l’Union européenne. Mais nous savons maintenant que toute cette histoire a été écrite par d’autres mains, et pas par celles du « peuple lituanien ». C’est Audrius Butkevicius qui la raconte, lui qui fut ensuite le ministre de la Défense de cette république et qui, le 15 janvier 1991, a organisé la fusillade. Ce fut une opération des services secrets, planifiée, de sang-froid, avec pour but de faire se soulever la population contre les occupants. Je demande au lecteur de prendre le temps de lire la citation extraite de l’interview faite en mai/juin 2000 parue dans la revue « Ozbor », et republiée récemment dans le journal lituanien « Pensioner ». Cela en vaut la peine, car on y fait une précieuse découverte, qui nous aidera à comprendre plusieurs choses contenues dans le livre qui nous intéresse aujourd’hui.

     

    « Il m’est impossible de justifier de mes actions devant les familles de victimes – raconte Butkevicius, qui a alors 31 ans –, mais je peux le faire devant l’Histoire. Car ces morts infligèrent deux coups extrêmement violents contre deux des bastions les plus importants du pouvoir soviétique, l’armée et le KGB. C’est comme cela que nous les avons discrédités. Je le dis clairement : oui, c’est bien moi qui ai planifié tout ce qui s’est passé. J’avais préparé cela depuis longtemps avec l’Institut Einstein, en collaboration avec le Professeur Gene Sharp qui s’occupait alors de ce que l’on appelait la « défense civile ». En d’autres termes, il se chargeait de la guerre psychologique. Oui, j’ai projeté la manière de mettre en difficulté les troupes russes, de les amener à une situation tellement insoutenable que tout officier russe serait obligé d’avoir honte. Ce fut une guerre psychologique. Dans ce conflit, nous n’aurions jamais pu gagner par l’usage de la force. C’était très clair dans nos esprits. C’est pour cela que j’ai fait en sorte de déplacer la bataille sur un autre plan, celui de la confrontation psychologique. Et j’ai gagné. »

     

    Ils tirèrent depuis les toits voisins, avec des fusils de chasse, sur la foule désarmée. Comme ils ont fait en Libye, comme ils ont fait en Égypte, et comme ils le font en Syrie.

     

    Maintenant vous l’avez compris. Gene Sharp était là, en pensée. C’est lui qui a enseigné à Butkevicius comment vaincre, « en transférant la bataille sur le plan psychologique ». Dommage que le long de cette route, 22 personnes innocentes aient trouvé la mort. Mais « devant l’Histoire », que pourront bien nous raconter nos [chers] défenseurs des droits de l’Homme ?

     

    Le livre de Sharp doit donc être lu avec un éclairage un peu différent. Et sous cet éclairage, c’est une œuvre absolument géniale. Elle a été écrite précisément pour les jeunes générations, qui sont désormais privées de toute mémoire historique, et sont homologuées, standardisées par la télévision, prises au piège des réseaux sociaux, qui n’ont jamais fait de politique, et qui sont vierges de toute forme d’organisation. C’est pour cette raison que le livre est écrit dans un style d’une simplicité déconcertante, pour pouvoir être compris par l’adolescent ou l’adolescente du collège : pour les familiariser avec les luttes politiques et psychologiques rendues possibles par les temps modernes, mais de telle façon qu’ils ne soient pas en mesure de comprendre ce qu’ils sont en train de faire ni pour qui ils le font. C’est un manuel pour organiser la « subversion de l’intérieur », dans tous les pays autres que ceux d’Amérique et d’Europe ; pour armer, avec la « non-violence » les cinquièmes colonnes qui doivent faire tomber les régimes réfractaires au « consensus de Washington ».

     

    Cette opération a un seul « talon d’Achille ». Que l’on pourrait voir comme un phare dans la nuit si l’on pouvait écarter cet épais rideau : l’axiome indiscutable que « nous sommes la démocratie ». Nous comprendrions immédiatement que la rébellion « non violente » suggérée par Sharp, pourrait parfaitement être retournée contre nos propres oppresseurs « démocratiques », qui ont transformé la démocratie en une cérémonie manipulatoire et vidée de tout sens. Nous pourrions nous aussi mettre à profit tous les conseils de Sharp : ridiculiser les fonctionnaires du régime, organiser des marches, boycotter certains produits, mettre en place la contestation généralisée et la désobéissance civile. En réalité, à bien y réfléchir, merci M. Sharp, mais nous le faisons déjà. Sauf que pour nous soutenir, nous n’avons pas l’argent de l’Amérique. Et nous pouvons, nous aussi, comme le fait Sharp, citer le député irlandais Charles Stewart Parnell (1846-1891) « Unissez-vous, mettez les plus faibles entre vous, organisez-vous en groupes. Et vous vaincrez. » Mais notre démocratie est bien plus sournoise que les dictatures. Et nous devons savoir que, lorsque nous commencerons à l’abattre, pour en construire une vraie, en revenant peut-être [aux valeurs] de notre Constitution, nous n’aurons absolument aucune aide de l’extérieur.

     

    Giulietto Chiesa

     

    Article original en italien :

    http://www.megachip.info/tematiche/democrazia-nella-comunicazione/7755-come-si-abbattono-i-regimi.html

     

    Traduction GV pour ReOpenNews

     



    Giulietto Chiesa est un journaliste et homme politique italien. Il fut correspondant de presse d’El Manifesto et d’Avvenimenti, et collaborateur de nombreuses radios et télévisions en Italie, en Suisse, au Royaume-Uni, en Russie et au Vatican. Auteur du film « Zéro – Enquête sur le 11-Septembre » et de divers ouvrages, il a notamment écrit sur la dissolution de l’URSS et sur l’impérialisme états-unien.

     

    Ancien député au Parlement européen (Alliance des démocrates et libéraux, 2004-2008), il est membre du Bureau exécutif du World Political Forum. Il vient également d’écrire l’ouvrage « Barack Obush » et d’éditer une 2e version du livre Zero à l’occasion  du 10e anniversaire des attentats du 11/9 (Zero 2 – Le Pistole Fumanti dell’11 settembre) et a fondé une organisation politique « Alternativa » qu’il promeut au travers notamment de la télévision Internet PandoraTV.

     

    Notes ReOpenNews :

     Leonardo Sciascia : Député européen et romancier italien. Romancier, nouvelliste, critique et polémiste, auteur de pièces de théâtre, éditeur, Sciascia devient vraiment un personnage incontournable des scènes culturelles et politiques internationales à compter de la sortie de son essai « L’Affaire Moro » en 1978. Source http://www.evene.fr/celebre/biographie/leonardo-sciascia-5001.phpn

     

    Le livre de Gene Sharp est paru en France chez Flammarion sous le titre « De la dictature à la démocratie »

     

    Reporters Sans Frontières : Voir l’article du Grand Soir : « L’UNESCO exclut Reporters Sans Frontières, affiliée à la CIA, pour ses « méthodes de travail » controversées »

     

    Otpor : le mouvement qui fit tomber Slobodan Milosevic, largement inspiré des théories de Gene Sharp

     

    Hic Rhodus, hic salta (Voici Rhodes, saute !). La phrase se trouve dans une des fables d’Ésope, où un athlète vaniteux assure qu’il a fait un saut extraordinaire alors qu’il était à Rhodes, et ajoute qu’il peut produire des témoins ; à quoi l’un de ses auditeurs réplique qu’il n’est pas nécessaire d’interroger des témoins : il suffit qu’il refasse le saut là où il est.

     

    Avis de non-responsabilité : Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que l'auteur et ne reflètent pas nécessairement celles du Centre de recherche sur la mondialisation.


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  • A 45 jours du premier tour de l’élection présidentielle française, le président-candidat est au plus mal dans les sondages. Son pays est, lui, au plus mal tout court. Explications avec un extrait du livre de Peter Mertens sur le sujet.

    Une des clés de la victoire du président a été, en 2007, de s’approprier des thématiques historiquement de gauche. Parmi celles-ci, la valeur « travail ». Son slogan « travailler plus pour gagner plus » peut faire sourire aujourd’hui tant il apparaît en décalage avec la réalité. Fin 2011, l’Humanité écrivait : « Le candidat du “travailler plus pour gagner plus” est devenu le président du chômage de masse. “En cinq ans, nous pourrions atteindre le plein-emploi, c’est-à-dire un chômage inférieur à 5 % et un emploi stable à temps complet pour tous”, promettait le candidat Nicolas Sarkozy dans son programme d’avant-crise en 2007. Aujourd’hui, le président de la république est bien loin du compte, détenant même le sinistre record de la hausse la plus brutale du taux de chômage depuis quelques décennies. » En cinq ans, le règne Sarkozy a produit un million de demandeurs d’emploi supplémentaires.
        Mais, outre le travail, Nicolas Sarkozy a rejoint les idéologues de droite les plus réactionnaires en s’attaquant à deux autres combats de la gauche : Mai 68 et la Résistance. Il a voulu détruire le premier et s’approprier le second. La preuve avec ces deux passages du chapitre que Peter Mertens a consacrés à ce sujet dans son livre « Comment osent-ils ? ».

    Le bien, le mal et Mai 68

    Dans sa croisade morale, Sarkozy n’hésite pas à s’en prendre à Mai 68. Au Palais des sports de Bercy, comble en cette fin avril 2007, Sarkozy décoche ses flèches : « Dans cette élection, il s’agit de savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué ou s’il doit être liquidé une bonne fois pour toutes. Je veux tourner la page de Mai 68. » Il ne s’interdit rien, Sarkozy.
        « La morale, après Mai 68, on ne pouvait plus en parler, poursuit-il. Mai 68 nous avait imposé le relativisme intellectuel et moral. Ses héritiers avaient imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait aucune différence entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid, explique le petit Nicolas. Ils avaient cherché à faire croire qu’il ne pouvait exister aucune hiérarchie de valeurs, proclamé que tout était permis, que l’autorité c’était fini, que la politesse c’était fini, que le respect c’était fini, qu’il n’y avait plus rien de grand, plus rien de sacré, plus rien d’admirable, plus de règle, plus de norme, plus d’interdit. » On retrouve ici chez Sarkozy l’horreur d’Edmund Burke1 face à la Révolution française.
        Pourtant, selon des enquêtes d’opinion, plus de trois quarts des Français sont convaincus que Mai 68 a constitué une période de progrès social pour la France. Avant tout pour l’égalité homme-femme, la protection sociale, les droits syndicaux et les relations familiales qui ont progressé grâce à ces événements2. « Liquider l’héritage de Mai 68 une bonne fois pour toutes », comme le propose Sarko, signifie une régression sur tous ces terrains.
        Car dans la France de Mai 68, dix millions d’ouvriers se sont mis en grève et se sont rangés du côté des étudiants contestataires. Le mouvement a engendré le compromis de Grenelle, avec une augmentation de salaire de 10 %, la revalorisation du Smic (le salaire minimum en France), la réduction du temps de travail (la semaine de 44 heures) et la reconnaissance des droits syndicaux dans les entreprises. Le droit à l’avortement est accordé quelques années plus tard. Une nouvelle pédagogie est programmée dans les écoles, celle d’une participation active en lieu et place de l’écoute passive. Des conseils d’élèves et des conseils de parents voient le jour.
        Oui, Sarkozy connaît la différence entre le beau et le laid, lui, le président des riches, l’ami de Didier Reynders, l’homme qui parle à l’oreille des riches (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Marco Van Hees). Mais il a d’autres amis que notre Didier.
        Le milliardaire du parfum Bernard Arnault qui, voici quelques années déjà, avait choisi le jeune Sarkozy comme avocat, est un ami intime de longue date. Selon le magazine financier Forbes, Arnault est, par sa fortune personnelle de 41 milliards de dollars, l’homme le plus riche d’Europe, et le troisième homme le plus riche du monde. Il est le fondateur et le PDG de LVMH (Louis Vuitton Moët Hennessy), une multinationale de luxe qui comprend, entre autres, Louis Vuitton, Christian Dior et Fendi. C’est à cet homme le plus parfumé au monde que monsieur Sarkozy a demandé de bien vouloir être témoin à son mariage en 1996.
        Lors de la naissance du fils de Sarkozy, le petit Louis, c’est Martin Bouygues qui est le parrain. Bouygues est le propriétaire de TF1, la chaîne de télévision à l’audience la plus élevée en Europe. Cet homme est le grand patron du groupe Bouygues, actif dans le secteur du béton, la construction de ponts et chaussées, les médias et la téléphonie mobile. Sa fortune se chiffre à plus de deux milliards d’euros.
        Oui, Sarkozy sait faire la différence entre le vrai et le faux. S’il part en vacances, Sarko peut utiliser le jet privé, un Falcon 900 EX, du fort controversé Vincent Bolloré. Cet avion peut l’amener à Malte, où il a tout le loisir de se reposer à bord du La Aloma, le yacht de luxe de soixante mètres de long de son ami Vincent. Ce richissime industriel est le président du groupe financier qui porte son nom, le Groupe Bolloré. Le consortium est actif dans le secteur logistique, dans les transports, dans l’énergie, dans les plastiques, mais également dans la communication et les médias. Bolloré « pèse » environ trois milliards d’euros.
        Et Sarkozy n’ignore pas non plus ce qu’est le bien et ce qu’est le mal. Alors que je rendais visite à des amis à Orange, en août 2011, j’ai pu, toute une journée, entendre les Mirage 2000 chargés de leurs bombes survoler la ville. « Ils partent d’ici tous les jours pour bombarder la Lybie », précise un de mes amis. Les bombardiers Mirage de Dassault ont aussi pilonné l’Irak en octobre 1990, et l’Afghanistan en 2001. La guerre, c’est du « big business » pour l’entreprise Dassault. Le patron de ce consortium de guerre est Serge Dassault, l’homme de six milliards et, oui… un grand ami de Sarkozy. Serge Dassault est aussi propriétaire du Figaro. Les trois groupes de presse les plus importants en France sont d’ailleurs aux mains de patrons industriels : Dassault, Lagardère et Ouest-France Group. C’est évident, Sarkozy sait choisir ses amis.
        Ce 6 mai 2007, Sarkozy fête sa victoire aux élections. Tout le monde est présent au Fouquet’s, au coin des Champs-Élysées et de l’avenue George V. Il y a invité ses meilleurs amis. Les patrons de Dassault, Dior, Bouygues, du Groupe Bolloré. Ce ne sont pas des multimillionnaires. Ce sont tous des multimilliardaires. Et, d’ailleurs, qui d’autre passe tout à fait par hasard ? Notre propre milliardaire, Albert Frère, qui débarque de son jet privé en provenance de Marrakech pour venir féliciter le nouveau président. La liste est trop longue pour l’énumérer ici mais, ce soir-là, presque toute l’oligarchie française est présente, celle de la politique, celle du monde des affaires, celle du monde bancaire, celle du monde des médias et, enfin, une partie du monde des arts et de la culture.
        Pendant les mois qui suivent, ils sont bien servis. D’abord de façon symbolique, avec une généreuse cascade d’attributions de la Légion d’honneur. Ensuite, plus concrètement et tout aussi abondamment, avec de nouveaux privilèges fiscaux pour les plus riches. Enfin, de façon particulièrement opérationnelle, avec des nominations stratégiques aux postes-clés de plusieurs cabinets et entreprises publiques. Comme on dit en France, « les petits cadeaux font les grands amis ». Ce sont ces nouvelles normes et valeurs qui doivent donc répondre à ce qu’a enfanté Mai 68.
        La voilà, la nouvelle morale, le respect, le sacré pour lesquels Sarkozy et ses amis entrent en guerre, et ce n’est rien d’autre que la morale du capitalisme même. La morale des hommes d’affaires, des géants du parfum, des fabricants d’armes, des grands propriétaires, des officiers supérieurs, des magnats du béton, des directeurs de presse, des papes de la mode et de certains politiciens, qui sont tous venus au Fouquet’s honorer monsieur Sarkozy comme leur président. La morale des milliardaires, tous liés par des liens de famille, par leurs enfants parrainés, par les réseaux, par l’idéologie et – surtout – par leurs intérêts.

    De la Résistance et des acquis sociaux de 1945

    Sarkozy a également voulu se draper dans le manteau de la Résistance. Le 14 janvier 2007, il évoque ainsi la mémoire de Guy Môquet, le plus jeune résistant exécuté en 1941, à l’âge de 17 ans. Il y revient à plusieurs reprises dans ses discours de campagne.

    Le jour de son investiture en mai 2007, après avoir fait lire la dernière lettre de Guy Môquet par une lycéenne, le nouveau président annonce qu’il la fera lire dans tous les lycées du pays, en début d’année scolaire : « Un jeune homme de 17 ans qui donne sa vie à la France, c’est un exemple non pas tant du passé que pour l’avenir. »
        Son but n’est pas de revaloriser la Résistance, son programme est au contraire de la détourner et d’en faire une ode au nationalisme français. Sarkozy fait lire les derniers mots de Guy Môquet, mais ne fait pas lire cet autre poème de ce jeune communiste qui dénonçait ceux qui collaboraient avec l’occupant au sommet de l’État de Vichy :
    « Les traîtres de notre pays
    Ces agents du capitalisme
    Nous les chasserons hors d’ici
    Pour instaurer le socialisme »
        Sarkozy a, lui, un tout autre programme. À l’opposé, même, de celui de la Résistance. Ainsi, le 1er janvier 2010, le président Sarkozy fait officier de la Légion d’honneur Denis Kessler, ainsi qu’une pléthore d’autres patrons. Kessler, qui, en son temps, a travaillé en tant qu’assistant avec le social-démocrate Dominique Strauss-Kahn, est une icône de l’industrie française. Entre 1998 et 2002, Kessler était le numéro deux de l’organisation des patrons français, le Medef (Mouvement des entreprises de France). Après la victoire des élections de Sarkozy en 2007, il aidera le président à préciser les orientations de ses réformes. Pour lui, il ne s’agit plus seulement de jeter Mai 68 au feu, mais aussi tous les progrès sociaux acquis depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans son fameux pamphlet Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde, Kessler note ainsi : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes3. » Et Kessler de développer : « Ce compromis, forgé lors d’une période brûlante et particulière de notre histoire contemporaine (où les chars russes étaient à deux étapes du Tour de France, comme aurait dit le général de Gaulle), se traduit par la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif, la consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d’être nationalisées, les conventions concernant le marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc. »
        Dans le capitalisme, aucun acquis social ne l’est « pour toujours ». Les acquis sociaux sont toujours une expression des rapports de force à un moment donné. Dans notre pays, en 1944, à l’image de la France, on a conclu le Pacte social. Ce pacte est devenu l’un des acquis les plus importants de la classe ouvrière avec la mise en place de notre Sécurité sociale. Sans la lutte armée des partisans, sans les milliers de sacrifices à Breendonk et autres camps de concentration, sans « le Parti des fusillés » (le titre héroïque attribué au Parti communiste belge après la guerre), sans le contexte international de la montée du communisme, il n’aurait pas été question de sécurité sociale. Mais le Pacte social était d’autre part aussi un moindre mal « pour éviter le pire ». Robert Vandeputte, le président de la Banque d’Émission (banque qui travaillait pour les Allemands) pendant la guerre et ensuite ministre des Finances du gouvernement de Mark Eyskens, l’a expliqué : « En 1944, les dirigeants des entreprises craignaient les tendances révolutionnaires. Car le communisme avait une réputation établie. Ils craignaient, et ils n’avaient pas tort, des expropriations et des nationalisations4. » Voilà la raison de telles concessions, remises en cause aujourd’hui.
        Aujourd’hui, la crise est utilisée pour modifier partout ces rapports de force. C’est ce que fait l’ancien vice-président du Medef : « La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de réviser méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! » L’idéologie de cet officier de la Légion d’honneur est celle d’un capitalisme sans résistance, d’ouvriers sans sécurité sociale, de citoyens sans services publics, d’entreprises avec des syndicats-maison comme au Japon. Une société où les travailleurs acceptent servilement de produire de la richesse avec des rendements à deux chiffres qui disparaît dans les poches de grands actionnaires. C’est l’idéologie d’un temps passé, réchauffée sous l’enseigne de la « modernisation ». Car comme le dit Kessler : « Le problème de notre pays est qu’il sanctifie ses institutions, qu’il leur donne une vocation éternelle, qu’il en fait des sujets tabous en quelque sorte. Si bien que quiconque essaie de les réformer apparaît comme animé d’une intention diabolique. »

    1. Idéologue réactionnaire irlandais du 19e siècle, connu pour son opposition à la Révolution française

    2. Sondage CSA, publié dans L’Humanité, 13 mai 2008

    3. Challenge, 2 octobre 2007

    4. Trends, 14 octobre 1993, p. 172.

    Peter Mertens, Comment osent-ils ? La crise, l’euro et le grand hold-up, Éditions Aden, 2012. Commandez sur www.ptbshop.be

    http://reveilcommuniste.over-blog.fr


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