• La crise grecque : le champ d’une double expérimentation

    La crise grecque : le champ d’une double expérimentation et les enjeux de la démondialisation

    28 avril par Yannis Thanassekos

    De l’économique au politique

    Personne n’est dupe. Depuis le printemps 2010, la Grèce est devenue le laboratoire, le champ terrifiant d’une double expérimentation. De son issue dépendront les grands traits de l’époque à venir - notamment au niveau européen.

    Expérimentation et épreuve de forces tout d’abord sur le plan socioéconomique. Il s’agit de la mise en application des formes les plus radicales, les plus brutales de la politique néolibérale – compression jusqu’à l’asphyxie des coûts salariaux, dérégulation brutale du marché du travail, coupes drastiques dans les dépenses sociales, destruction des services publics, démantèlement de la fonction publique, privatisation en cascades, etc. Au terme de ce processus, appauvrie, saignée à blanc, la société grecque sera livrée aux prédateurs du capital financier européen et international. Vue sous cet angle, la Grèce constitue, pour le néolibéralisme, un laboratoire pour la validation d’un modèle socioéconomique à vocation européenne – et au-delà. Cet aspect de la crise a déjà fait l’objet de nombreuses analyses pour me dispenser d’y revenir ici.

    Expérimentation ensuite et épreuve de forces sur le plan proprement politique. Cet aspect de la crise n’a pas été suffisamment traité jusqu’ici et demande encore à être débattu tant sur le plan de la conceptualité politique que du point de vue de stratégies à adopter face à l’agression néolibérale. Consécutive à la mise en œuvre de deux grands trains de mesures d’austérité et des réformes néolibérales, la crise du système politique grec nous place au seuil d’une nouvelle époque qui nous oblige à repenser la double question classique que la pensée politique se pose et se repose depuis l’antiquité : celle de la souveraineté politique d’une part, celle de qui est le souverain de l’autre.

    Sous ce rapport la Grèce constitue également un laboratoire paradigmatique à vocation européenne. Tous les observateurs s’accordent à le dire : depuis le printemps 2010, c’est-à-dire depuis le début de la crise, l’Etat de droit et, avec lui, les principes élémentaires de la démocratie parlementaire sont mis à rude épreuve en Grèce – c’est le moins qu’on puisse dire. De fait, l’application sans délais de mesures d’austérité et de réformes d’ajustement structurel n’a été rendue possible que par des procédures et des décisions qui foulent littéralement au pied la lettre et l’esprit de la constitution ainsi que par une dévaluation brutale du parlement en tant que lieu de contrôle, de délibération et de décision.

    Le mécanisme juridico-politique qui permet la suspension, voire l’abolition de la démocratie par des moyens propres, c’est-à-dire par des moyens que stipulent les constitutions démocratiques elles-mêmes, est aussi vieux que l’histoire des régimes constitutionnels – ce même mécanisme a existé du reste dans l’antiquité également. C’est la déclaration de l’« état d’exception » qui suspend, en principe temporairement, certaines normes constitutionnelles ainsi que certaines règles et procédures qui président au fonctionnement normal des institutions démocratiques. C’est ce modèle qui s’expérimente à présent en Grèce. De fait, toutes les torsions et les contorsions que subissent en Grèce, depuis le printemps 2010, l’Etat de droit, les normes constitutionnelles et les procédures démocratiques sont justifiées, légitimées voire légalisées par la déclaration de facto d’un « état d’exception », d’un « état d’urgence », voire même d’ « état de guerre » pour reprendre le terme utilisé par le ministre grec de l’Economie, par ailleurs constitutionaliste lui-même. Sauf que pour la Grèce cet « état d’exception » cesse d’être temporaire : non seulement il dure depuis deux ans maintenant, mais il est destiné à perdurer puisque selon les exigences de la « troïka », les engagements de l’actuel gouvernement grec en matière de mesures d’austérité et de réformes, engagent aussi tous les gouvernements grecs à venir jusqu’au remboursement du dernier centime des prêts accordés à la Grèce !

    Parce que son remboursement s’est avéré impossible, plus de la moitié de la dette grecque a été annulée, mais le dernier prêt de quelques 130 milliards accordé à Athènes reste lui à être remboursé dans sa totalité en principe. Dans le dernier train de mesures, les créanciers sont allés jusqu’à imposer au gouvernement grec l’ouverture d’un compte bloqué destiné en toute priorité au remboursement de la dette. Il sera alimenté par les recettes publiques – taxes, impôts et bénéfices des privatisations. Autrement dit, les recettes publiques ne serviront plus à financer les dépenses publiques – sécurité sociale, santé, enseignement etc. – mais à rembourser la dette. C’est une pure et simple confiscation de recettes publiques ! A noter aussi que ce compte bloqué est régit non pas par le droit grec mais par le droit….luxembourgeois !

    Sous couvert de « nouvelle gouvernance économique » - projet qu’élaborent depuis longtemps les stratèges politiques du néolibéralisme -, le modèle politique qu’on expérimente en Grèce sous la pression de la furie néolibérale, renoue en fait avec les types de régime politique les plus conservateurs et les plus réactionnaires qu’a connus l’Europe au XXe siècle : des démocraties sans démos, des régimes où l’exception devient, progressivement, la règle et où le parlement ne fait plus figure que d’une chambre d’enregistrement… quand il est maintenu ! Plus concrètement, il s’agit de la mise en place d’exécutifs forts, largement extraparlementaires, émancipés de tout contrôle parlementaire et gouvernant au moyen de « pouvoirs spéciaux », de « procédures d’urgence » et de « décrets-lois » : bienvenue à la République de Weimar agonisante de 1928 à 1933. Il n’est pas étonnant dès lors que redeviennent d’actualité des vieux débats et des controverses théoriques qui se réfèrent précisément à l’histoire européenne de ces années noires : les discussions notamment autour de la distinction classique entre des régimes où prédomine l’éthique de la discussion et des régimes où prédomine, au contraire, l’éthique de la décision |1|. Cette thématique s’articule étroitement avec les questions précédemment évoquées de la souveraineté politique et de qui la détient. L’on trouve ici, au cœur de cette problématique, les raisons qui expliquent aussi le retour en force – et de façon parfois quelque peu paradoxale – des théories juridico-politiques ultra conservatrices d’un grand juriste et politologue allemand, nazi et antisémite, Carl Schmitt. Il proposa en effet une réponse toute aussi percutante que simple à la question décisive de « qui est souverain » : « Est souverain, nous dit-il, celui qui décide de l’état d’exception ». Autrement dit, même en démocratie, est souverain, non pas le démos, mais celui, instance ou personne, qui prend la décision de déclarer l’état d’exception – et de suspendre par conséquent la Constitution et le fonctionnement normal des règles et des procédures démocratiques.

    Aussi, qui est aujourd’hui le souverain en Grèce ? Qui a décidé de l’ « état d’exception » qui a mis hors orbite démocratique l’entièreté du système politique grec ? Sûrement pas le démos, ni le parlement, ni les partis politiques de la coalition gouvernementale, ni même le gouvernement lui-même. Le souverain en Grèce n’est autre désormais que la « Troïka », le FMI, la BCE et la CE, c’est-à-dire des instances qui ne disposent d’aucune légitimité démocratique et élective mais qui incarnent parfaitement les intérêts du capital financier transnational, qui lui donnent un visage : en un mot, qui le personnifient. Tous les ministres et les ministères grecs engagés dans les réformes néolibérales sont mis, structurellement, sous la tutelle directe de la troïka et d’une « Task force » composée de dizaines de technocrates et d’experts mandatés par la Commission européenne. Aucune décision ne peut être prise sans leur accord préalable. Mieux même : ils décident de façon souveraine et les ministres grecs ne sont plus là que pour exécuter. Et c’est ainsi que la Grèce est devenue la première colonie en Europe de l’Union Européenne.

    La Grèce : une proie de choix

    Il y a des raisons objectives qui expliquent, en partie tout au moins, le choix de la Grèce comme terrain privilégié pour mener tambour battant cette double expérimentation néolibérale - socioéconomique d’une part, politique de l’autre. Elles renvoient à certaines déformations « pathogènes » chroniques de la société et de l’Etat grecs que nous pouvons résumer en cinq points :

    1/ Une fraude fiscale à grande échelle érigée en système dans toutes les strates de la pyramide sociale.

    2/ Une corruption phénoménale à tous les niveaux de la société, des institutions et du pouvoir.

    3/ Ces deux pathologies alimentant à leur tour une troisième, celle d’une économie souterraine toute puissante où se solidarisent et se rendent complices toutes les fraudes et tous les fraudeurs, des plus petits aux plus grands.

    4/ Un Etat hydrocéphale fondé sur un clientélisme massif et sur une prolifération d’emplois et de fonctions fictifs.

    5/ Et enfin, une société et un Etat pris en otage par des puissants intérêts corporatifs, syndicaux compris, alimentés par les quatre pathologies qui précèdent.

    Ces « pathologies », nous le savons, n’ont rien d’exclusivement grec ! Elles affectent, à des degrés variables, toutes les sociétés capitalistes, aussi bien du centre que de la périphérie – nombre d’ « affaires » qui défraient la chronique l’attestent. Ce n’est qu’une question d’échelle qui renvoie aux spécificités locales, régionales et nationales du développement capitaliste et du processus de formation des Etats-nations. Nous aborderons par la suite cette question ramenée à l’histoire de la société et de l’Etat grecs. Limitons nous pour le moment au double « argument » de la troïka et des gouvernements grecs à son service qui s’appuient sur les constats précédents. Le premier argument formule, sous forme de postulat, le diagnostic suivant : ces pathologies seraient, à ne pas en douter, la cause première et exclusive de l’explosion du déficit public et de la dette souveraine du pays. Le second argument formule, lui, le protocole thérapeutique : les mesures d’austérité et les réformes d’ajustements seraient nécessaires, justifiées et légitimes dans la mesure où elles viseraient, nous dit-on, à « guérir », à « réduire » voire à « extirper » les dites pathologies précisément |2|. Ce double argument est outrageusement unilatéral et cyniquement faux. Sur le plan du diagnostic, il occulte scandaleusement les effets désastreux sur les recettes publiques de l’extraordinaire asile fiscal dont sont bénéficiaires les détenteurs des capitaux - entreprises, sociétés, institutions financières, grandes fortunes, grands patrimoines, ceux de l’Eglise compris |3|. Quant au « protocole thérapeutique », on voit mal en quoi les mesures imposées - compression des coûts salariaux, dérégulation du marché du travail, coupes dans les dépenses sociales, privatisations etc., - seraient de nature à combattre ou à réduire lesdites pathologies – fraude fiscale, corruption, clientélisme etc. Il y a même à parier que la « thérapie » en question produira l’effet contraire.

    Il n’empêche que c’est avec ce type de discours politique qu’on brutalise depuis deux ans maintenant, jour et nuit, la société grecque. Amplifiés à dégoût par les médias grecs et étrangers, les effets culpabilisateurs de cette campagne punitive sont faciles à deviner. Sous ce rapport, on ne peut qu’être étonné de l’extraordinaire performativité du discours néolibéral. Conscients de l’étendue de ces « pathologies » qui taraudent effectivement depuis trop longtemps la société et l’Etat grecs, hantés aussi par le spectre d’une faillite posée comme inévitable, certains secteurs de l’opinion finissent en effet, bon gré mal gré, par intégrer ce type de discours au point de percevoir les durs sacrifices exigés comme autant de malheurs et d’autopunitions nécessaires pour rectifier – sinon pour expier – les fautes du passé. On comprend que dans ces conditions, le peuple grec, sonné comme il est par la cascade de mesures d’austérité qui le frappe, bascule de la colère à la déprime collective, de la résignation à la révolte, de l’impuissance au désespoir.

    Une modernité tardive

    Cette vulnérabilité de la Grèce face à l’agression néolibérale plonge ses racines au plus profond des sédimentations successives de la formation de l’Etat-nation grec, de 1820-1830 à nos jours. Impossible d’aborder ici cette vaste question. Je me limiterai à dire de façon très elliptique que la Grèce n’a rencontré la modernité économique et politique que très tardivement - trop tardivement -, plus exactement dans les décennies 1980-1990 et ce, précisément sous la forme d’une modernité qui avait déjà acquis et consolidé les traits caractéristiques du néolibéralisme. Autrement dit, la société et l’Etat grecs ont dû parcourir à peine en trois décennies - et alors même que déferlait en Europe l’agression néolibérale -, les étapes et les phases de développement que d’autres pays ont parcouru, eux, en deux, voire en trois siècles. Pris dans ce long processus de modernisation, complexe et éminemment contradictoire, les vieux pays du capitalisme ont pu rejeter par la voie normale pour ainsi dire, tout ce que leur organisme social et politique refusa de digérer. Pour la Grèce en revanche, ce fut l’indigestion, tout ce qui n’a pas été digéré et évacué par la voie normale, l’a pris à la gorge dans ces même décennies 1980-1990 et a fini par rejaillir de sa bouche dans les deux décennies suivantes. Cette surcompression explosive du processus historique de modernisation n’a pas été sans affecter en profondeur la morphologie et les structures de la société et de l’Etat grecs. L’étendue et la gravité de pathologies et de déformations que nous venons d’évoquer et qui ont fragilisé la Grèce face à l’agression néolibérale, s’expliquent, en grande partie tout au moins, par cette contraction du temps historique, par cette surcompression des processus socioéconomiques et politiques. Le spectacle qu’offrait la Grèce au tournant de ce siècle, n’était point réjouissant : un mélange grimaçant et explosif d’éléments hypermodernes et archaïques à la fois au niveau des structures, des comportements et des mentalités. A noter ceci toutefois : les gouvernements grecs qui dénoncent aujourd’hui ces « pathologies » comme étant la cause exclusive de la crise, ont été eux-mêmes et leur prédécesseurs, les principaux responsables, voire même les artisans et les initiateurs de ces dérives de la société et de l’Etat grecs : complices des dictats des institutions financières qui faisaient déjà la loi en Europe et dans le monde, ils ont abondamment ouvert les robinets du crédit, poussé à l’endettement les ménages, transformé les aides européennes en prébendes pour toute sorte d’affairistes, transformé le paysan en rentier de la politique agricole commune, entretenu et protégé la corruption et la fraude à tous les niveaux de la société, des institutions et de l’Etat, appâté enfin le Grec moyen avec l’argent facile de la spéculation boursière – « Enrichissez-vous à la bourse ! », tel fut le mot d’ordre de la « modernisation » de l’économie grecque durant la décennie 1990 – lorsque la Grèce faisait figure du meilleur élève de l’Union européenne. De très nombreux Grecs, dans toutes les strates de la société, avaient pris conscience depuis longtemps que cet état de choses ne pouvait plus perdurer et que des réformes profondes s’imposaient pour délivrer la société et l’Etat de ces inerties du passé, de ces pesanteurs et de ces déformations qui nourrissaient, surtout les trois dernières décennies, une fragmentation sociale sans précédent, des nouvelles et criantes inégalités, des vies à crédit, des existences factices, un consumérisme effréné, l’enrichissement insolent et corrupteur de certaines catégories sociales ainsi qu’un parasitisme social à grande échelle.

    C’est dans ce contexte spécifique que se sont déclenchées en Grèce la crise et l’offensive néolibérale. Prenant prétexte de cet héritage pathogène de la société et de l’Etat grecs et feignant de le combattre, la politique néolibérale – qui vise tout autre chose – se déploie ainsi sur un terrain déjà bien balisé et au sein d’une société dont les ressorts, les défenses et les résistances étaient déjà fortement entamés. Et cela d’autant plus que, frappant de façon assez inégale les différentes catégories sociales, les mesures d’austérité qui accablent le pays, accentuent à l’extrême la fragmentation sociale, déchirent ce qui restait encore du tissu social, pulvérisent des anciennes solidarités, bloquent la construction de nouvelles, toutes choses qui alimentent à profusion, ici des peurs, ailleurs des angoisses, partout l’incertitude et surtout un manque de confiance en soi aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif. Nombre de groupes sociaux si ce n’est la société elle-même, sont à bout de souffle.

    Pourtant les mobilisations de masse n’ont pas manqué – des centaines de milliers de manifestants à deux ou trois reprises dans les grandes villes du pays ainsi qu’un nombre impressionnant de grèves générales et sectorielles. De même, des initiatives et des dynamiques spécifiques de luttes voient le jour un peu partout, dans les villes, les villages et les quartiers : occupations des espaces publics, des institutions, des lieux de pouvoir, de lieux du travail, ainsi que diverses autres formes de protestation militante et d’auto-organisation sur le terrain. Toutes choses qui laissent à espérer et qui n’excluent pas le déclenchement de mobilisations et de radicalisations plus vastes encore. Il n’empêche que, pour le moment, le contraste reste problématique : au vu de l’étendue et de la gravité du désastre social qu’a provoqué l’application brutale de la politique néolibérale – véritable séisme social, plus d’un million de chômeurs, des salaires et des pensions de misère, des pans entiers de la société à la limite du seuil de pauvreté, dérégulation sauvage du marché du travail, fermetures en cascade des petites et moyennes entreprises, etc. –, on se serait attendu à davantage de mobilisations collectives, à davantage de manifestations de masse susceptibles de paralyser le pays et avec lui l’action gouvernementale dictée par les décisions européennes. Ce contraste est d’autant plus préoccupant que les partis qui, à des degrés variables, s’opposent à la politique néolibérale d’austérité, peinent à unifier la protestation sociale et encore moins à constituer un front commun de luttes. Si l’initiative demeure entre les mains de la troïka et du gouvernement grec à son service, la situation risque hélas de s’enliser avec comme résultat une défaite qui ne manquera pas d’affecter la combativité non seulement des peuples voisins eux aussi en lutte contre ces mêmes mesures (en Italie, en Espagne, au Portugal), mais aussi des peuples de l’Europe du Nord qui ne tarderont pas à être confrontés eux aussi à l’agression néolibérale. Les fameux « effet domino » jouent dans les deux sens.

    Alternatives de sortie de la crise et stratégies de confrontation avec le néolibéralisme

    Le bilan des quatre dernières décennies scandées par la déferlante de réformes néolibérales nous oblige à un constat dont il est difficile de contester la pertinence : nous ne pouvons pas avoir les trois à la fois : et le néolibéralisme et l’Etat-nation et la démocratie. Partant de ce constat, le débat sur la « démondialisation » – qui ne date pas d’hier – cesse d’être théorique pour devenir d’une brûlante actualité. Il s’impose à toutes les discussions relatives aux alternatives possibles de sortie de crise et aux stratégies de confrontation avec l’offensive néolibérale. Derrière les différentes alternatives et stratégies qui se font jour et qui se discutent aujourd’hui – pour faire bref : audit de la dette souveraine, annulation de sa part odieuse et/ou illégale, décote de la dette, moratoire et renégociation de sa structure et des termes de son remboursement, annulation unilatérale de la dette, sortie de la zone euro, sortie de l’Union européenne – ce qui n’est pas la même chose –, retour à une monnaie nationale ou à une double monnaie –, se profile toutefois une série d’autres questions qui constituent, me semble-t-il, leur préalable.

    Il s’agit à nouveau des questions précédemment évoquées, celles de la souveraineté politique et de qui l’exerce. Nous savons qu’historiquement cette question a été résolue dans le cadre de la formation tortueuse des Etats-nations souverains lesquels, en Occident tout au moins, se stabilisèrent sous la forme de l’Etat moderne de droit dont les fondements constitutionnels consacrent les régimes parlementaires, pluralistes et représentatifs. On sait que ce processus séculaire a été à la fois complexe et tortueux, scandé de contradictions, de luttes, de régressions et d’avancées, de guerres, de guerres civiles et de violences sans nom, il n’empêche qu’au terme de ce parcours, la souveraineté politique était l’attribut exclusif de l’Etat-nation de droit sous sa forme démocratique. C’est dans ce cadre historique que le démos a fait ses premières expériences démocratiques, qu’il s’est approprié pour son propre compte l’espace public, c’est dans ce même cadre qu’il a appris à construire ses défenses et ses résistances face aux abus du pouvoir économique et politique et c’est aussi dans ce même cadre qu’il a pris conscience des limites de cette démocratie et des illusions qu’elle pouvait nourrir.

    Qu’en est-il aujourd’hui du statut de la souveraineté politique ? Nous savons que depuis les années 1950 et en vertu de toute une série de traités, les Etats-nations d’Europe occidentale engagés dans la construction de l’Union européenne ont cédé progressivement des pans entiers de leur souveraineté politique – avec les prérogatives et les procédures de délibération qui leur sont associées – à des instances disposant des souverainetés politiques supranationales, en l’occurrence la souveraineté supranationale des institutions européennes. Avec le tout dernier traité dit « budgétaire » |4|, signé début mars 2012 au sommet de Bruxelles par les vingt-cinq Etats-membres – à l’exclusion du Royaume-Uni et de la République tchèque –, on vient de franchir une nouvelle étape décisive dans ce transfert de souveraineté politique de l’étatico-national au supranational. En effet, avec ce traité, on retire à l’Etat-nation et à ses procédures de contrôle parlementaire sa dernière compétence exclusive, l’élaboration et le vote de son budget – des budgets qui, par ailleurs, cessent d’être annuels pour devenir pluriannuels. Quant au fond, le traité légalise et constitutionnalise le dogme économique néolibéral, la soi-disant « règle d’or » et son appareil punitif pour les pays indisciplinés. De plus, craignant le référendum irlandais, les vingt-cinq pays signataires ont modifié sous la pression franco-allemande les règles de ratification des traités : douze pays suffisent désormais pour son entrée en vigueur, suite à quoi tous les pays sont sommés d’introduire les dispositions du traité dans leur législation nationale, voire dans leurs constitutions.

    Avec ce traité, le néolibéralisme verrouille ainsi juridiquement et politiquement la construction européenne conférant aux institutions européennes l’entièreté de la souveraineté politique et accule par là même les Etats-nations à l’impuissance juridique et politique. Sous cet angle, toute alternative de sortie de crise et de confrontation avec la politique néolibérale, voire même toute stratégie de réorientation de la politique de l’Union européenne et ce y compris dans une perspective réformiste, passe nécessairement par une reconfiguration des rapports entre ces deux types de souveraineté politique, l’étatico-national d’une part, le supranational de l’autre – voire même par une confrontation directe entre ces deux souverainetés même s’il ne s’agit que de questions, amplement discutées aujourd’hui, de réindustrialisation et de relocalisation sans parler de revendications pour une interdiction des licenciements. D’autant plus que, vue sous l’angle du couple « légalité/légitimité », la configuration actuelle de ces rapports rend plus que problématique la perspective d’une « démondialisation par le haut » – c’est-à-dire d’une démondialisation à partir des instances européennes (Commissions, Conseil, Parlement européen). En effet, les différents traités successifs de l’Union constituent, du point de vue du droit international, un ordre juridique légal qui lie les parties alors même que la légitimité de ce même ordre légal est largement contestable et contestée compte tenu du déficit démocratique abyssal des procédures de décisions au sein des institutions supranationales. Il est d’ailleurs à la fois intéressant et consternant de constater que c’est bien la plus haute juridiction du pays dont le gouvernement actuel assure pourtant le leadership du néolibéralisme en Europe, la Haute Cour constitutionnelle allemande, qui a tenu à deux reprises à faire valoir la supériorité de la légitimité démocratique et parlementaire des Etats nationaux vis-à-vis des directives européennes |5|.

    Aussi, compte tenu du flagrant déficit de légitimité démocratique qui caractérise aujourd’hui la souveraineté politique supranationale, compte tenu aussi du verrouillage juridique et légal de cette souveraineté par le néolibéralisme, l’initiative d’une remise en question de la constellation actuelle de forces, ne peut provenir qu’à l’initiative d’un ou de plusieurs Etats-nations en même temps – ou, plus précisément, de ce qui reste encore comme espace de légitimité démocratique dans le cadre des Etats. Tout semble indiquer que dans la conjoncture actuelle, la réappropriation de la souveraineté politique par le démos, c’est-à-dire la réappropriation démocratique de la sphère politique retourne, paradoxalement, à son socle historique d’origine, à savoir l’Etat-nation. A terme, seule une telle réappropriation pourra renverser les rapports de force et imposer une nouvelle orientation de la politique au niveau européen.

    Je suis loin d’être souverainiste et je vois parfaitement toutes les dérives et tous les dangers dont est grosse cette réappropriation de la souveraineté politique au moyen de la mobilisation des prérogatives de la souveraineté étatico-nationale : repli au national, protectionnisme, dévaluations compétitives, nationalisme, chauvinisme, populisme, autoritarisme, exclusion, xénophobie, racisme, réduction du politique à la relation « ami-ennemi », bref, tous les méfaits de la tyrannie du national – guerres comprises. Peut-on faire obstacle à ces dérives, à ses méfaits ? Une solution pourrait consister à promouvoir des initiatives de réappropriation démocratique de la souveraineté politique par plusieurs Etats-nations en même temps nouant des stratégies d’alliance pour la constitution de sous-espaces européens susceptibles de peser de façon décisive dans la réorientation et la réorganisation démocratique de la politique européenne. De telles solidarités sont susceptibles en effet de contenir les dangers inhérents à la tyrannie du national, de mettre en mouvement une politique de rupture avec l’Europe néolibérale et de rendre possible une réappropriation de la démocratie par les couches les plus directement menacées par les politiques néolibérales.

    Fin mars 2012

     

    Notes

    |1| C’est dans le cadre de discussions plus générales autour du concept de modernité, que se déploie depuis une vingtaine d’années maintenant, un important débat critique sur la modernité politique, la démocratie, le parlementarisme, les formes et les types d’Etat. Il mobilise philosophes, politologues, sociologues et juristes. Le retour en force ces dernières années de théories du juriste et politologue allemand Carl Schmitt (1888-1985), nazi et antisémite, a amplifié et radicalisé ce débat en déclenchant de vives controverses et polémiques. Pour une excellente synthèse de certains aspects du débat voir, Tristan Storme, ’Schmitt, Habermas et les modalités du projet de modernité politique’, Hans-Christoph Askani, Carlos Mendoza, Denis Müller et Dimitri Andronicos, Où est la vérité ? La théologie aux défis de la Radical Orthodoxy et de la déconstruction, Genève, Ed. Labor & Fides 2012, pp. 185-2003.

    |2| On observe depuis quelques années déjà des vastes mouvements migratoires d’ordre conceptuel, notamment de la médecine à l’économie et à la société : produits toxiques (pour les finances), traitement de rigueur, thérapie de choc (pour les mesures d’austérité), soins palliatifs (pour les plans sociaux), etc. C’est l’actualisation d’une vieille tradition de la pensée conservatrice, scientiste et organiciste.

    |3| Signalons pour commencer que la Grèce ne connaît pas la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les parlementaires et les gouvernements grecs prêtent toujours serment à la Bible en présence de plus hautes autorités ecclésiastiques du pays. Jusqu’ici, aucun gouvernement n’a osé mettre en question le statut et la puissance politique d’une Eglise qui est en outre le plus grand propriétaire foncier du pays et qui dispose aussi d’un patrimoine considérable sous diverses formes – immeubles, participations etc.

    |4| « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance » (TSCG).

    |5| Avec un premier arrêt fin juin 2009 qui stipule qu’au vu des limites de procédures démocratiques au niveau des institutions européennes, les Etats-nations seuls sont dépositaires de la légitimité démocratique et avec un second, fin février 2012 qui déclara anticonstitutionnelle la commission de neuf députés - issue de la commission budgétaire du parlement allemand - chargée de décider en réunion fermée et au nom du parlement des montants de la participation allemande au Fonds européen de stabilité financière. La Cour estima que de telles décisions appartiennent aux délibérations parlementaires en séance plénière.


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