• Aux sources morales de l’austérité

    L’Union européenne a consenti le 21 février à accorder une nouvelle aide financière à la Grèce, à condition que celle-ci accepte une « surveillance renforcée » de sa gestion budgétaire. Ce plan ne devrait qu’aggraver un peu plus la récession dans un pays exsangue. L’obstination à préconiser la rigueur s’expliquerait-elle par des certitudes morales plus puissantes que la raison ?

    par Mona Chollet, mars 2012

    Rigueur, austérité, efforts, sacrifices, discipline, règles strictes, mesures douloureuses… A force d’assiéger nos oreilles de ses fortes connotations moralisatrices, le vocabulaire de la crise finit par intriguer. En janvier dernier, à la veille du Forum économique de Davos, son président, M. Klaus Schwab, parlait carrément de « péché » : « Nous payons les péchés de ces dix dernières années », diagnostiquait-il, avant de se demander « si les pays qui ont péché, en particulier ceux du Sud, ont la volonté politique d’entreprendre les réformes nécessaires » (1). Dans Le Point, sous la plume de Franz-Olivier Giesbert, le décompte de nos bacchanales débridées est plus large : l’éditorialiste déplore « trente ans de bêtises, de folies et d’imprévoyance, où l’on a vécu au-dessus de nos moyens (2) ».

    Dirigeants et commentateurs ressassent le même récit fantasmatique : en se montrant paresseux, insouciants, dispendieux, les peuples européens auraient attiré sur eux, comme une juste punition, le fléau biblique de la crise. Maintenant, ils doivent expier. Il faut « se serrer la ceinture », remettre à l’honneur les bonnes vieilles vertus d’épargne et de frugalité. Le Monde (17 janvier 2012) cite en exemple le Danemark, pays modèle auquel une « cure de patates » a permis de revenir dans les bonnes grâces des agences de notation. Et, dans son discours de prise de fonctions, en décembre 2011, le président du gouvernement espagnol, M. Mariano Rajoy, haranguait ses compatriotes : « Nous sommes confrontés à une tâche ingrate, comme celle de ces parents qui doivent se débrouiller pour nourrir quatre personnes avec l’argent pour deux. »

    De nombreuses voix s’élèvent pour souligner l’imposture de ce raisonnement qui prétend calquer le comportement d’un Etat sur celui d’un ménage. Il escamote la question de la responsabilité de la crise, comme le poids insupportable que l’austérité fait peser sur les populations, dont la seule faute est d’avoir voulu se soigner ou payer les professeurs de leurs enfants. Pour un particulier, la rigueur budgétaire peut être une source de fierté et de satisfaction ; pour un Etat, elle signifie la ruine de centaines de milliers de citoyens, quand elle n’aboutit pas, comme c’est le cas en Grèce, à un sociocide pur et simple. Au Danemark, précisait Le Monde, la « cure de patates » se traduisit par une explosion du chômage et par une réduction drastique des programmes sociaux ; « soixante mille familles perdirent leur logement ». Ainsi, non seulement ce faux bon sens efface magiquement les inégalités sociales et occulte les ravages de l’austérité, mais il préconise, face à la crise, une politique économique qui n’aboutit qu’à l’aggraver en empêchant toute relance par la consommation. « Epargner et investir sont des vertus pour les familles ; il est difficile pour les gens d’imaginer que, à l’échelle des nations, trop de frugalité peut causer des problèmes », remarque l’éditorialiste de Bloomberg Businessweek Peter Coy (26 décembre 2011).

    Irrationnels, proprement délirants, les appels à la contrition n’entretiennent aucun rapport avec la réalité. Comment expliquer alors qu’ils continuent de résonner d’un bout à l’autre de l’espace européen ? Parce qu’ils servent les intérêts dominants, répondra-t-on. Et, de fait, ils offrent l’occasion de parachever, au prétexte de la dette, la destruction des conquêtes sociales de l’après-guerre, entamée il y a une trentaine d’années. Avant cela, ils avaient déjà permis, dans la France de Vichy, d’enterrer le souvenir funeste du Front populaire. Le procès de Riom, qui se tint en 1942 dans cette petite ville du Puy-de-Dôme, visait à démontrer que les dirigeants « révolutionnaires », tels Léon Blum et Edouard Daladier, étaient responsables de la défaite de juin 1940 face à l’armée allemande. Le passage aux quarante heures dans les usines d’armement, et non les décisions des états-majors, aurait été fatal aux troupes françaises… En vue du « redressement national », le maréchal Philippe Pétain entendait substituer, déjà, l’« esprit de sacrifice » à l’« esprit de jouissance ». A l’ouverture du procès, le quotidien Le Matin désignait Blum comme « l’homme qui a inoculé le virus de la paresse dans le sang d’un peuple (3) ». Les Français, soixante-dix ans avant les Grecs… et les Portugais, que leur premier ministre, M. Pedro Passos Coelho, admoneste en ces termes : « Vous vous souvenez certainement de cet épisode grotesque, quand, alors que la “troïka” [européenne] travaillait à Lisbonne pour élaborer un programme d’aide au Portugal [en 2011], tout était fermé dans le pays, parce que tout le monde profitait de quelques jours fériés pour faire le pont. La “troïka”, qui prêtait de l’argent au Portugal, travaillait ; le pays profitait des ponts. Heureusement, ce qui s’est passé depuis a été à rebours de cette première image, très mauvaise (4). »

    Une promesse de régénération

    Mais l’invitation au labeur, à la mortification et à l’abnégation n’est-elle qu’une ruse pour faire accepter au plus grand nombre sa spoliation ? Ses accents sincères, passionnés, donnent à penser qu’elle ne doit pas tout au cynisme, et qu’elle s’enracine dans un fond culturel solide. « Cette humeur “sacrificielle”, de l’ordre de l’ethos autant que du raisonnement, suscite de la part de nombreux commentateurs une sorte de jubilation morbide, comme si la souffrance populaire avait aussi une dimension “purificatrice” », constate le sociologue Frédéric Lebaron à propos de la situation actuelle (5). Pétain voulait rappeler aux Français que, « depuis Adam, le châtiment est un appel au relèvement, une promesse de régénération (6) ». Plus près de nous, M. Rajoy prophétise : « L’effort ne sera pas inutile. Les gros nuages disparaîtront, nous relèverons la tête et viendra le jour où on parlera de l’Espagne en bien ; le jour où nous regarderons en arrière et où nous ne nous souviendrons plus des sacrifices. »

    La revendication par le peuple de conditions de vie décentes ne fait pas qu’alarmer ceux dont elle contrarie les intérêts : elle leur inspire une sorte de terreur superstitieuse, comme si elle représentait une transgression impensable. Lors de la défaite de 1940, relatait l’historien et résistant Marc Bloch, les cadres militaires, issus de la haute société, avaient « accepté le désastre parce qu’ils lui trouvaient ces atroces consolations : écraser, sous les ruines de la France, un régime honni ; plier les genoux devant le châtiment que le destin avait envoyé à une nation coupable (7) ».

    Quant à ceux qui, de par leur position dans la société, n’ont aucun intérêt objectif à souscrire à cette lecture des événements, ils sont pourtant nombreux à s’y montrer réceptifs. Au regard des dommages infligés à la collectivité, les mouvements d’« indignés » peuvent même apparaître comme une réponse bien timide, laissant subodorer que la rhétorique de l’expiation nécessaire rencontre, malgré tout, un terrain favorable. En mai 2011, une fonctionnaire grecque qui avait déjà vu son salaire passer de 1 200 euros à 1 050 euros, pour un temps de travail hebdomadaire passé, lui, de trente-sept heures et demie à quarante heures, assurait par exemple être « prête à des efforts supplémentaires (8) ».

    Qu’un substrat culturel, voire religieux, détermine les attitudes des protagonistes de la crise de l’euro, certains n’ont pas manqué de le faire remarquer. « Experts et politiques négligent un facteur : Dieu. Enfin, la religion et, en l’espèce, le protestantisme luthérien. Fille de pasteur, [la chancelière allemande] Angela Merkel a le sens du péché, comme beaucoup de ses compatriotes. Il y a une manière allemande de parler de l’euro qui fleure bon l’influence du Temple. Et qui n’est évidemment pas sans conséquences sur les solutions avancées pour secourir l’union monétaire européenne », écrit ainsi Alain Frachon dans Le Monde (23 décembre 2011).

    On peut cependant douter que l’influence du protestantisme se limite à l’aire géographique où il prit son essor au XVIe siècle. Le sociologue allemand Max Weber a montré dans un essai célèbre, en 1905, comment l’éthique protestante avait contribué à mettre en selle le capitalisme, en façonnant un « esprit » qui lui était favorable (9). Par la suite, et jusqu’à nos jours, cet esprit a perduré et prospéré de façon autonome, hors de tout référent religieux. Il a fini par devenir aussi omniprésent et invisible que l’air que nous respirons. L’historienne Janine Garrisson cite l’exemple de Jean-Paul Sartre, qui ironisait sur la foi protestante de son grand-père maternel, tout en étant lui-même « bien plus proche de lui, de son puritanisme, de son goût de la connaissance, qu’il ne voulait bien l’admettre. N’est-ce pas le même Sartre qui proclame haut et clair qu’un intellectuel qui ne travaille pas au moins six heures par jour ne peut revendiquer ce titre prestigieux (10)  ? ».

    La thèse de Weber est en effet que le protestantisme a « fait sortir l’ascèse des couvents » où le catholicisme l’avait confinée. La doctrine calviniste de la prédestination, selon laquelle chaque être humain est élu ou damné par Dieu de toute éternité, sans qu’aucun de ses actes soit susceptible d’y changer quoi que ce soit, aurait pu conduire à une forme de fatalisme. Elle produisit l’effet inverse : soumettant chaque aspect de leur vie à une discipline stricte, les fidèles investirent toute leur énergie dans le travail, quêtant dans le succès économique un signe de leur salut. La fortune cessa alors d’être condamnable — bien au contraire. Seul le fait d’en jouir était répréhensible. Weber mentionne le cas d’un riche fabricant à qui son médecin avait conseillé de manger chaque jour, pour sa santé, quelques huîtres, mais qui ne pouvait se résoudre à une telle somptuosité, non par avarice, mais par scrupule moral.

    « L’idée du devoir professionnel, écrit le sociologue, erre dans notre vie comme un fantôme des croyances religieuses d’autrefois. » Car la main-d’œuvre, elle aussi, dut apprendre à « effectuer le travail comme s’il était une fin en soi absolue — une “vocation” ». Cette mentalité, aujourd’hui dominante, ne s’imposa qu’au prix d’un « lourd combat contre un monde de puissances hostiles », et en particulier à l’aide d’une politique de bas salaires : Jean Calvin estimait que la masse des ouvriers et des artisans « devait être maintenue en état de pauvreté pour rester obéissante envers Dieu ». Le protestantisme creusa entre élus et damnés « un fossé a priori plus infranchissable et plus inquiétant que celui qui séparait du monde le moine du Moyen Age — un fossé qui traça une empreinte profonde dans tous les sentiments sociaux ». Le puritanisme anglais forgea également « une législation sur la pauvreté dont la dureté tranchait radicalement avec les dispositions antérieures ».

    Riche ou pauvre, désormais, se reposer, profiter de la vie, « perdre son temps » ne pouvait plus se faire sans mauvaise conscience. On mesure ce que le monde actuel doit à cette conception lorsqu’on lit que le pasteur luthérien Philipp Jacob Spener, fondateur du piétisme, dénonçait comme moralement condamnable « la tentation de prendre sa retraite prématurément »

    En somme, comme l’avait perçu dès le XVIe siècle l’humaniste allemand Sebastian Franck — cité par Weber —, la Réforme « imposa à chaque homme d’être un moine tout au long de sa vie ». L’emprise du christianisme et de sa disqualification de l’existence terrestre s’en trouva fortement accrue. On peut présumer que cet héritage spirituel et culturel n’est pas sans inhiber les réponses possibles aux attaques menées contre les sociétés. Après la laïcisation des Etats, quid de la laïcisation des esprits ?

    Mona Chollet

    (1) Interview à L’Hebdo, Lausanne, 18 janvier 2012.

    (2) Le Point, Paris, 23 novembre 2011. Cf. Mathias Reymond, «  Les éditocrates sonnent le clairon de la rigueur  », Acrimed, 12 décembre 2011.

    (3) Cité par Frédéric Pottecher, Le Procès de la défaite. Riom, février-avril 1942, Fayard, Paris, 1989.

    (4) Expresso.pt, 6 février 2012.

    (5) Frédéric Lebaron, «  Un parfum d’années trente…  », Savoir / Agir, n° 18, Bellecombe-en-Bauges, décembre 2011.

    (6) Cité par Gérard Miller, Les Pousse-au-jouir du maréchal Pétain, Seuil, coll. «  Points Essais  », Paris, 2004.

    (7) Marc Bloch, L’Etrange Défaite, Gallimard, coll. «  Folio Histoire  », Paris, 1990.

    (8) «  Comment les Grecs se sont mis au régime sec  », La Croix, Paris, 8 mai 2011.

    (9) Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, traduit et présenté par Isabelle Kalinowski, Flammarion, coll. «  Champs classiques  », Paris, 2000. De même pour les citations suivantes de cet auteur.

    (10) Janine Garrisson, L’Homme protestant, Complexe, Bruxelles, 2000.


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