• C'est quoi un taux d'intérêt ?

    On ne change pas ce qu'on ne comprend pas. Où alors, on le change sans cohérence et à ses risques et périls. En lisant les diverses réactions à la crise de l'Euro et à l'accord de jeudi dernier (accord qui ne résout rien, mais j'y reviendrai) je m'aperçois que beaucoup de commentateurs ou d'hommes politiques traitent la question des taux d'intérêt un peu comme les catholiques traitent le dogme de la trinité: on y comprend rien, mais on est prié de croire. Pour une fois, pas de différence entre supposés libéraux et soi-disant anti-libéraux. Tout le monde communie dans l'idée que les taux d'intérêt sont magiques: les uns nous expliquent qu'avec des "fonds monétaires" on peut réduire les taux d'intérêt payés par la Grèce sans que cela coûte un sou à personne - puisque les autres pays européens ne font que donner des garanties, pas de l'argent sonnant et trébuchant - alors que les autres proposent que la BCE prête à des taux "bas" voire "nuls" aux pays qui en ont besoin. Tout ça n'est pas sérieux. 

    Alors, faisons un peu de pédagogie. Qu'est-ce que c'est exactement un taux d'intérêt ? Comment se forme-t-il ? Prenons un exemple précis: vous voulez vous acheter un bien qui coûte 10.000 €, et vous le voulez aujourd'hui, pas dans dix ans. Or, avec ce que vous pouvez épargner sur vos revenus, vous pourrez vous offrir ce bien dans dix ans, pas aujourd'hui. Comment faire ? Et bien, vous vous adressez à quelqu'un qui a de l'argent, et vous lui proposez de vous le remettre. Ainsi, vous pourrez acheter votre bien. Chaque mois, vous lui rendrez une partie de ce qu'il vous a prêté, et dans dix ans l'ensemble de la somme aura été remboursé. Dans ce montage, vous pouvez jouir du bien désiré sans avoir à attendre dix ans, et le prêteur ne perd rien, puisqu'il récupéré en fin de compte son argent. Voilà en quelques mots la logique du crédit: elle permet d'avancer la jouissance d'un bien. 

    Seulement, lorsque je dis que "le prêteur ne perd rien, puisqu'il récupère en fin de compte son argent", je ne suis pas tout à fait juste: le prêteur perd en fait la jouissance de son argent pendant le temps du remboursement. Imaginons qu'il ait lui même des projets qu'il entendait financer avec ces 10.000 €. Pour vous permettre de réaliser le votre, il faut que lui renonce, pendant dix ans, au sien. Pour ce "renoncement", il demandera certainement une compensation. Cette compensation est la première composante du "taux d'intérêt", c'est ce qu'on appelle le "cout de renoncement". Elle répond à la question "combien faut-il me payer pour que je renonce à quelque chose pendant un temps donné" ? 

    De quoi dépend le coût du renoncement ? On voit bien que cela dépend seulement des caractéristiques du prêteur. A-t-il beaucoup de projets ou au contraire garde-t-il son argent pour un "coup dur" ? Est-ce que certains d'entre eux lui tiennent à coeur ou s'agit-il au contraire de projets secondaires dans son mode de vie ? En tout cas, le coût du renoncement n'a aucun rapport avec l'identité de l'emprunteur: que ce soit l'Etat grec ou l'Etat allemand, ENRON ou EDF, cela ne fait aucune différence. 

    Comment expliquer alors la différence des taux d'intérêt pratiqués selon la "qualité" de l'emprunteur ? C'est qu'il y a une deuxième partie dans le taux d'intérêt, et c'est ce qu'on appelle la prime de risque. Revenons à notre premier exemple: Imaginons que votre prêteur demande 300 € pour retarder ses projets, il se posera ensuite une deuxième question: est-ce que vous serez en mesure de rembourser le prêt ? Car il peut vous arriver beaucoup de choses en dix ans: vous pouvez perdre votre emploi, vous pouvez partir sans laisser d'adresse... Le prêteur doit prendre en compte ce risque. Si l'on considère un prêt unique, c'est difficile à faire: soit vous remboursez, soit vous ne remboursez pas, et on ne peut pas compenser la défaillance des uns par un surcoût pour les autres. C'est pourquoi dans les sociétés primitives où le crédit est rare, on ne prête qu'à des débiteurs dont on est sur et certain qu'ils pourront rembourser. Mais à mesure que les prêts se multiplient, on peut utiliser une approche statistique: ainsi, votre prêteur examinera vos comptes, votre situation familiale, professionnelle, financière... et déduira une probabilité de non-remboursement. Disons par exemple qu'il estime que vous avez une chance sur 100 de ne pas rembourser. Alors, s'il a prêté 10.000 € chacune à 100 personnes comme vous, il demandera à chacune de lui verser non seulement les 300 € du coût de renoncement, mais 100 € supplémentaires. S'il a bien fait ses calculs, alors 99 emprunteurs le rembourseront comme prévu, et les 100 € de prime que chaque emprunteur aura payé multiplié par 100 permettront de couvrir la somme due par l'emprunteur défaillant. 

    De quoi dépend la prime de risque ? Alors que le coût de renoncement ne dépend que des caractéristiques du prêteur, la prime de risque, elle, ne dépend que des caractéristiques de l'emprunteur. Si l'emprunteur est solvable, s'il a une réputation à maintenir, s'il est connu pour être honnête, s'il peut apporter des garanties, alors la prime de risque sera négligeable puisque le prêteur estimera un risque de défaillance minime. Par contre, si l'emprunteur a aligné par le passé les promesses non tenues et les incidents de payement, s'il n'a pas un sou vaillant, alors le risque sera estimé à un niveau tel que la prime de risque peut devenir prohibitive. 

    Combien coûtera donc votre emprunt ? Et bien, 300 € de coût de renoncement plus 100 € de prime de risque, cela fait 400 €. Soit 4% des 10.000 €. Ces 4%, c'est ce qu'on appelle vulgairement le "taux d'intérêt". Mais il faut garder en tête que ce taux est le résultat de deux composantes qui sont déterminées séparément. Une variation du taux d'intérêt peut donc être le résultat d'un changement du coût de renoncement ou d'une variation de la prime de risque. Il est important de distinguer les uns des autres...
     

    Première conséquence: du besoin des agences de notation

     Dans notre société victimiste, toute difficulté donne lieu à la recherche d'un coupable. Aujourd'hui, il est facile de rejeter la faute des difficultés sur les agences de notation - dernier avatar de la technique qui consiste à casser le thermomètre pour faire baisser la fièvre. Mais avant de les critiquer, il faut comprendre à quoi elles servent et comment elles fonctionnent. 

    Revenons à la prime de risque. Pour fixer son taux d'intérêt, le banquier a besoin d'évaluer le risque que son emprunteur ne rembourse pas. Mais comment faire pour évaluer ce risque ? Lorsqu'il s'agit de petits crédits accordés en grand nombre (comme par exemple le crédit à la consommation ou le crédit immobilier) il serait trop coûteux de faire une enquête approfondie sur la situation de chaque emprunteur. On fait alors appel à des profils statistiques. Ainsi, par exemple, on peut calculer la probabilité de défaillance selon que la personne est fonctionnaire, salariée d'une grande entreprise, salarié d'une PME, etc. On peut aussi calculer la probabilité de défaillance en fonction de l'Etat civil (marié, célibataire, pacsé, etc.), selon l'âge, selon l'origine... et à partir de ces calculs on peut construire des "profils" et calculer pour chacun d'entre eux une probabilité moyenne. Lorsque vous poussez la porte de votre banque, le banquier vous posera des questions qui lui permettent de déterminer votre "profil" et donc de vous appliquer la prime de risque correspondante. En d'autres termes, on ne vous applique pas votre véritable risque, mais le risque moyen des gens qui vous ressemblent.

     Mais lorsque les sommes en jeu sont très importantes et les emprunteurs peu nombreux, cette méthode des "profils" n'est pas suffisante. D'une part, parce que les emprunteurs sont moins nombreux et plus différents les uns des autres, il est difficile de faire des statistiques significatives pour chaque profil. Et d'autre part, l'importance des sommes en jeu justifie qu'on colle au plus près au risque réel. On ne peut donc se contenter de statistiques globales, il faut faire des véritables enquêtes pour vérifier la solvabilité de l'emprunteur, ses garanties, ses perspectives à court, moyen et long terme, etc. 

    Qui dit enquête dit détective... et c'est précisément ce que sont les agences de notation. Le but de ces agences est d'enquêter sur les entreprises et les états qui sollicitent une cotation, et de calculer le risque de défaillance que supporteront ceux qui leur prêteront de l'argent. Ce risque pourrait - et devrait, à mon avis - être exprimé en termes de probabilité, mais pour d'obscures raisons historiques on l'exprime plutôt en termes de "note" sur une échelle inventée par chaque agence. C'est de là que sortent les notes qui vont de AAA (la meilleure, probabilité de défaillance quasi nulle) à D (défaillance certaine). 

    Les agences de notation sont donc le thermomètre du risque. Comme tout thermomètre, elles sont faillibles et on se souvient de quelques erreurs insignes (par exemple, l'excellente note accordée aux titres d'ENRON quelques jours avant sa faillite). Mais il ne faut pas prendre l'exception pour la généralité: dans la plupart des cas, les notes fournies par les agences reflètent la réalité des difficultés ou des atouts d'un emprunteur, et permettent de fixer des primes de risque qui reflètent la réalité économique. Vouloir brûler les agences de notation est une réaction puérile: quelles sont les alternatives ? Que chaque prêteur fasse sa propre enquête ? Cela amènerait à dupliquer les recherches coûteuses sans aucun bénéfice palpable pour la collectivité. Il est puérile aussi de leur reprocher la banqueroute de la Grèce. Dès lors qu'il existe un risque de défaillance, il est juste et normal que les prêteurs en soient informés, pour qu'ils puissent demander des primes de risque qui couvrent effectivement le risque encouru. Mettez-vous à leur place: accepteriez-vous de prêter de l'argent à un inconnu dans la rue, sans savoir quelles sont vos chances de récupérer votre argent ? Que penseriez-vous d'un conseiller qui ne vous préviendrait pas du risque ? 

    Bien entendu, tout n'est pas rose dans le système. La manière dont les agences sont rémunérées (en général, par les entreprises et les états qui sollicitent une notation de leur dette) pousse les agences à minimiser les risques. Et d'un autre côté, certaines notations négatives tiennent de la prophétie autoréalistatrice, puisqu'en dégradant la note d'un pays on augmente mécaniquement ses chances de défaillance et qu'à l'inverse en améliorant la notation d'un pays on l'aide a se financer. Mais ces défauts sont inévitables toute logique de notation - n'importe quel professeur vous le dira.
     

    Deuxième conséquence: baisse des taux et transfert des risques 

    L'une des propositions pour faire face à la crise de la dette grecque a été de lui offrir des prêts à des taux inférieurs à celui du marché. C'est celle qui a été choisie lors du premier plan de secours à la Grèce. L'hypothèse derrière cette politique est que les marchés ont au départ sur-évalué le risque de défaillance grec, et fixent des taux d'intérêt sans rapport avec le risque réel. Dans ces conditions, prêter à la Grèce à travers d'un fonds de secours européen à des taux faibles avait pour objectif de montrer aux prêteurs que le risque n'est pas aussi grand qu'ils le craignent, et donc les encourager à revenir à la réalité en baissant leurs prime de risque. 

    Il peut paraître curieux qu'une telle hypothèse, qui revient à supposer que ce sont les Etats qui estiment correctement les risques alors que les marchés se trompent, ait été soutenue par des gouvernements qui adhèrent habituellement à une doxa libérale qui soutient exactement le contraire. Mais il faut les comprendre: admettre que les marchés ont raison impliquait accepter que la Grèce ne pouvait pas payer sa dette, et donc mettre la Grèce en défaut de paiement. C'était politiquement inacceptable, et les dirigeants européens sont suffisamment pragmatiques pour sacrifier les idées libérales sur l'autel de la réalité. On a donc décidé que le risque grec n'est pas de plus de 7%, comme les prêteurs le pensent, mais de 2%. 

    Ce faisant, on a fait un pari. S'il s'avère que les Etats ont raison, ils récupéreront leurs billes et on n'en parle plus. Mais que se passe-t-il si par malheur ce sont les prêteurs qui ont raison ? Dans ce cas, ce sera aux contribuables des pays prêteurs de payer la facture. Or, le fait qu'il ait fallu remettre l'affaire sur la table et s'accorder jeudi dernier sur un deuxième plan de secours encore plus important que le premier montre que selon toute vraisemblance, ce sont les prêteurs qui ont raison: la Grece ne pourra pas payer ses dettes, et réduire les primes de risque n'y changera rien.
     

    Troisième conséquence: quelle est la nature des taux fixés par la banque centrale ? 

    Il faut se méfier des mots. Lorsqu'on parle de "taux d'intérêt" à propos d'un prêt, on parle de l'agrégation de deux facteurs, la prime de risque et le coût du renoncement. Mais ces catégories sont elles applicables aux taux d'intérêt fixés par la banque centrale ? 

    La réponse est non. La banque centrale n'a pas de problème de "coût de renoncement", puisqu'elle n'a rien à "renoncer" (elle ne peut utiliser l'argent à rien d'autre qu'au prêt) et que maîtresse de la planche à billets elle peut prêter autant qu'elle veut. En fait, les taux de la banque centrale obéissent à une logique complètement différente, qui est celle du contrôle de la masse monétaire. 

    Lorsqu'on parle du "taux de la banque centrale", on oublie qu'en fait il y en a deux taux principaux (en général, très proches l'un de l'autre): il y a le taux auquel la banque centrale prête de l'argent aux banques (taux de refinancement), et il y a le taux que la banque centrale elle même paye sur l'argent que les banques déposent chez elle (taux de rémunération des dépôts). La banque centrale fixe ces taux non pas en considération du coût de renoncement ou de la prime de risque, mais en fonction de la masse monétaire. Lorsqu'elle veut réduire l'offre de monnaie (pour pousser l'inflation vers le bas, par exemple), elle augmente le taux de rémunération des dépôts et celui de refinancement: cela encourage les banques à emprunter moins auprès de la banque centrale et à déposer leurs liquidités chez elle, ce qui réduit la quantité de monnaie qui circule dans l'économie. Lorsque la banque centrale veut augmenter l'offre de monnaie, elle fait l'inverse. 

    Contrairement aux banques ordinaires, qui ne peuvent en définitive prêter que l'argent qui leur est confié par d'autres, la banque centrale prête de l'argent qu'elle peut fabriquer sans limite. Ce qui fait que ses interventions modifient l'équilibre monétaire. Ceux qui proposent que la banque centrale achète les titres de la dette grecque à faible taux d'intérêt doivent se poser la question suivante: dans quelles conditions ces titres seront remboursés ? Si l'on est d'accord que la Grèce ne peut payer sa dette, alors les titres qu'on demande à la BCE d'acheter n'ont aucune valeur, et leur achat équivaut à faire payer la dette de la Grèce par le contribuable européen à travers l'inflation.Ce n'est pas forcément négatif de le faire, mais il faut le dire clairement. 

     

    J'espère que cette petite note apportera à mes lecteurs quelques éclaircissements sur ce que sont les taux d'intérêt et comment ils sont fixés. La conclusion la plus importante de ce tour d'horizon est que le taux d'intérêt reflète deux paramètres: d'un côté la disponibilité du prêteur à se défaire de son argent, de l'autre le risque que présente l'emprunteur. Il n'y a donc pas de taux d'intérêt "juste" et de taux "injuste". La question est de savoir si un taux donné reflête l'état réel du risque ou pas. Et on ne peut pas en même temps soutenir que la Grèce ne pourra pas payer sa dette et ensuite se plaindre que les taux sont trop élévés...

     En tout cas, le débat est ouvert... 

    Descartes


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