• Réflexions sur la crise

    Rémy Herrera  Chercheur au CNRS, UMR 8174 Centre d’Economie de la Sorbonne (Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, France)

     

    Séminaire Marx au XXIe siècle, samedi 12 mars 2011

     

    [la conférence en vidéo]

     

    Introduction

     

    L’une des erreurs les plus fréquentes des interprétations courantes de la crise actuelle est qu’il s’agirait d’une crise financière qui contaminerait la sphère réelle de l’économie. Il s’agit, en réalité, d’une crise du capital, dont l’un des phénomènes les plus visibles et médiatisés a surgi au sein de la sphère financière en raison de l’extrême financiarisation du capitalisme contemporain. Nous avons affaire à une crise systémique – qui touche le cœur même du système capitaliste, le centre du pouvoir de la haute finance qui contrôle depuis plus de trois décennies l’accumulation. Ce n’est pas un phénomène conjoncturel, mais structurel. La série de crises monétaro-financières à répétition qui a successivement frappé différentes économies depuis trente ans participait de la même crise – depuis le « coup d’État financer » des États-Unis en 1979 : Mexique en 1982, crise de la dette dans les années 1980, États-Unis en 1987, Union européenne, Grande-Bretagne comprise, en 1992-1993, Mexique en 1994, Japon en 1995, Asie dite « émergente » en 1997-1998, Russie et Brésil en 1998-1999, Côte d’Ivoire même au même moment, à nouveau États-Unis en 2000 avec l’explosion de la bulle de la « nouvelle économie », puis Argentine et Turquie en 2000-2001… Crise qui s’est récemment aggravée, surtout depuis 2006-2007, à partir du centre hégémonique du système, et qui s’est généralisée en une crise multidimensionnelle ; à la fois socio-économique, politique, énergétique, climatique, alimentaire, humanitaire même, et encore financière : en Islande, en Grèce, en Irlande, au Portugal… Ce n’est pas le « beginning of the end of crisis » aperçu par les conseillers du président Barack H. Obama. Ce n’est pas une crise de crédit habituelle, ni une crise de liquidité passagère, par laquelle le système trouverait à se recomposer, se renforcerait et recommencerait à fonctionner « normalement » – avec un nouvel essor des forces productives et dans le cadre de rapports sociaux modernisés. Cela semble plus grave, vraiment beaucoup plus grave…

     

    Première partie : la référence à Marx

    A. Je commencerai en disant que, pour analyser cette crise capitaliste en particulier, comme les crises capitalistes en général, la référence à Marx reste aujourd’hui tout à fait fondamentale,

     

    1. parce que le marxisme, ou les marxismes (y compris certains mélanges marxisants) nous fournissent, pour cette analyse, des outils, des concepts, des méthodes, des théories, comme aussi des débouchés politiques, très puissants – ce, malgré les difficultés et les incertitudes. C’est le cadre théorique le plus puissant et le plus utile pour comprendre et pour analyser la crise, et surtout pour appréhender les transformations actuelles du capitalisme et tenter d’éclairer les transitions post-capitalistes qui s’ouvrent et s’amorcent – pour les raisons et dans les conditions que je dirai ici.

     

    2. Pour celles et ceux qui – dans un tel séminaire – auraient le toupet de ne pas être convaincus et qui tiendraient les marxismes pour peu de choses, j’ajouterais que pas grand-chose, c’est mieux que rien ; car le fait (incroyable) est qu’il n’existe pas de théorie de la crise dans le courant dominant en économie, actuellement, le mainstream néo-classique. Pire : pour lui, la crise n’existe pas dans l’élément de la théorie. C’est si vrai que la plupart des grandes encyclopédies « orthodoxes » n’ont pas de chapitre ni d’entrée « crise ». Dans la théorie (pour l’économie standard : la formalisation mathématique) ou dans l’empirie (pour cette même économie standard : l’économétrie), le sujet de la crise intéresse peu : très peu de travaux académiques du courant néo-classique y sont consacrés – y compris à ses frontières (internes) « néo-keynésiennes ».

     

    Pour le mainstream, la monnaie n’est pas intégrée dans le circuit et la dynamique de reproduction du capital : valeur égal prix ; taux de profit égal taux d’intérêt ; en micro-économie, il n’y a pas de monnaie dans l’équilibre général version Arrow-Debreu ; en macro-économie, la monnaie est en général considérée comme neutre, de sorte que l’équilibre est automatique, et la crise interdite par construction. Il est donc important d’avoir à l’esprit, dès le début, que l’idéologie scientifique du capitalisme ne prend pas la crise pour objet d’étude et ne peut par conséquent pas comprendre les crises du capitalisme réellement existant. Cela ne veut pas dire hélas que, sur tel ou tel point, certaines analyses néo-classiques ne font pas mieux que les marxistes, car, sur ces points, les orthodoxes peuvent mieux saisir ce qui se passe (par exemple : pour ce qui est des transmissions des effets de la sphère financière à la sphère réelle, ou même en finance [finance mathématique] où les marxistes sont très peu présents).

     

    Pour ne pas être décroché, il faut donc lire Marx, mais également la littérature de nos ennemis, y compris la presse de l’establishment ; d’autant que les fractions de classes dominantes débattent entre elles comme si les peuples n’étaient pas là ou n’y comprenaient plus rien, et que, contrairement à la plupart des directions partisanes et syndicales « de gauche », elles n’ont pas abandonné la défense de leurs positions de classes ni une certaine solidarité internationale (disons plutôt inter-impérialiste).

     

    Mais comme la crise est un fait très difficile à nier en pratique, ceux d’entre les néo-classiques qui s’y intéressent l’analysent à partir de facteurs extérieurs aux marchés et perturbateurs des mécanismes automatiques de correction par les prix : les interventions de l’État, des « bugs » informatiques (puisque la majorité des ordres de transactions financières sont passés par ordinateurs, avec des temps de réaction mesurés en milliardième de seconde [en nanoseconde, à 10-9]), ou les excès de comportement de certains agents (des fraudes de Ponzi à la Madoff ou le trou de Monsieur Kerviel).

     

    Mais, en fait, la spéculation n’est pas un excès ou une erreur de la corporate governance ; c’est une potion magique contre le mal structurel du capitalisme, un remède pour contrer la tendance à la baisse du taux de profit et offrir des débouchés aux masses de capitaux ne trouvant plus à s’investir dans la production de façon rentable – l’éclatement des « bulles » étant le prix à payer (à payer par les peuples). Dans la vision orthodoxe, la concentration de la propriété privée et la logique de maximisation du profit individuel ne sont considérées comme problématiques. La conception néo-classique de l’État est celle d’une entité séparée de la sphère économique et non dominée par les intérêts du capital. Les syndicats existent, au moins en théorie, mais pas la lutte des classes.

     

    Il faut évidemment s’éloigner de telles interprétations, parce que nous savons que les crises font partie intégrante de la dynamique contradictoire de la reproduction élargie du capital.

     

    3. Provoquons un peu : les hétérodoxies reprennent de la force dès qu’elles reviennent vers Marx. C’est le cas de Keynes. Dans sa critique des néo-classiques, Keynes a puisé une partie de ses idées dans un fond théorique commun avec Marx. Les deux se retrouvent dans un rejet de la loi de Say. Keynes revient en un sens à une théorie de la valeur travail sans la placer en avant, ni parler d’exploitation. Il reprend même dans Treatise on Money les schémas de reproduction du Livre II (probablement sans le savoir, car il n’a pas vraiment lu Marx, mais il connaît le russe Tugan-Baranovski sur les Crises industrielles en Angleterre), pour aborder le problème de la crise sous l’angle monétaire, à la façon des théories du cycle des affaires de l’époque, et donc différemment de Marx, et pour conclure que c’est l’insuffisance de l’investissement (non de l’épargne) qui engendre la crise.

     

    Comme Marx, Keynes voit le capitalisme déboucher sur un effondrement pour des raisons endogènes au système. Et à y regarder de près, la cause ultime de la crise chez Keynes rejoint l’analyse marxienne : ce qui explique la crise, en amont de l’insuffisance de l’investissement (due à une diminution de l’efficacité marginale du capital, elle-même liée à l’obsolescence du capital et éventuellement accentuée par la hausse du taux d’intérêt), c’est, en dernière instance, la concurrence capitaliste – soit ce que Marx appelle les contradictions internes du capitalisme. La définition du profit par Keynes est plus proche de celle de Marx que des Néo-Classiques, dans un schéma où, si le profit baisse, les anticipations dégradées font baisser l’investissement (Kalecki aura raison de corriger en disant : les anticipations font baisser les plans d’investissement), ce qui fait entrer l’économie dans la crise, laquelle est caractérisée par un équilibre sans plein emploi, et sans mécanismes d’ajustement spontané par le marché.

     

    Il convient donc d’aller au-delà de l’examen de la question du partage de la valeur ajoutée (entre salaires et profits), comme le font la plupart des Keynésiens – vrais ou faux.

     

    Quelle interprétation marxiste de la crise ?

    1. La crise s’interprète en termes marxistes comme crise de suraccumulation du capital. Depuis un certain nombre d’années, nous étions un certain nombre à soutenir l’inéluctabilité d’une dévalorisation du capital, brutale et de grande ampleur. Cette crise devait arriver… Fondamentalement, elle peut s’expliquer par une suraccumulation de capital découlant de l’anarchie même de la production et conduisant à une pression à la baisse tendancielle du taux de profit lorsque les contre-tendances (y compris les nouvelles, liées, comme on le verra, aux nouveaux instruments financiers) viennent à s’épuiser. Et cette suraccumulation se manifeste à travers un excès de production vendable, non pas du fait d’une insuffisance de personnes dans le besoin ou ayant le désir de consommer, mais parce que la concentration des richesses tend à exclure une proportion toujours plus grande de la population de la possibilité d’acheter des biens. Mais au lieu d’avoir affaire à une surproduction standard de marchandises, l’essor du système du crédit permet au capital de s’accumuler sous forme de capital-argent, lequel peut se présenter sous des formes toujours plus abstraites, irréelles, fictives.

     

    2. Le concept de « capital fictif » me semble être important pour l’analyse de la crise. Son principe de base – la capitalisation d’un revenu dérivé d’une survaleur à venir –, comme certaines des formes sous lesquelles on le trouve (capital bancaire, actions en bourse, dettes publiques…), ont été identifiés par Marx en son temps. Il en esquissa l’étude, en liaison avec celles du capital porteur d’intérêt et du développement du système du crédit capitaliste, dans la Section 5 du Livre III du Capital, spécialement à partir du chapitre XXV, et surtout au chapitre XXIX (« composantes du capital bancaire »), et jusqu’au chapitre XXXIII.

     

    Les idées ne sont pas achevées – et elles ne le sont toujours pas (malgré les travaux de grands auteurs) ; les choses ont beaucoup changé depuis l’époque de Marx (la monnaie a changé de forme pour devenir encore plus immatérielle, le marché des changes s’est extraordinairement dilaté dans un régime détaché de l’or).

     

    Mais Marx nous a laissé des éléments permettant d’appréhender les mouvements fictifs du capital, qui intègrent le système de crédit et le capital monétaire, dont l’analyse conduit à celles de la reproduction élargie en liaison avec le développement exorbitant de formes de plus en plus irréelles du capital, en tant que sources de valorisation autonomisées, en apparence séparées de la plus-value ou appropriées sans travail, comme « par magie ». Marx parle d’ailleurs ici de capital fonctionnant comme un « automate » – on pourrait dire tel un « autocrate », comme il a pu le dire ailleurs de la machine d’État.

     

    Le lieu de formation par excellence du capital fictif se situe dans le système du crédit, qui relie l’entreprise capitaliste à l’État capitaliste ; et l’on trouve à cette intersection : les bourses, les banques, mais aussi les fonds de pensions, les fonds d’investissement spéculatifs (ou hedge funds, localisés dans les paradis fiscaux) et d’autres entités similaires. Des vecteurs privilégiés du capital fictif sont aujourd’hui la titrisation (qui transforme des actifs [par exemple, des créances] en titres financiers) et les échanges de produits dérivés, qui sont des « puissances » du capital fictif.

     

    3. Mais il y a à résoudre ici des problèmes théoriques et empiriques, nombreux et délicats. Des problèmes théoriques. Exemples : pour distinguer les diverses sources de capital fictif, selon leur support et leur degré de détachement de la sphère réelle. Ou pour montrer que les profits du capital fictif sont aussi réels. Ou pour montrer comment ces « profits fictifs » (réels) peuvent être assimilés à l’action d’une contre-tendance à la baisse du taux de profit. Des problèmes empiriques, également : pour démontrer l’origine des profits fictifs. Ou pour parvenir à recalculer les taux de profit et savoir quelle est la place du capital fictif dans le redressement des taux de profit. Ou comment est partagée la plus-value entre les différentes fractions capitalistes…

     

    Le capital fictif est de nature complexe, dialectique, à la fois irréel et réel. Sa nature est en partie parasitaire, mais ce capital bénéficie d’une distribution de plus-value (sa liquidité donne à son propriétaire le pouvoir de le convertir, sans perte en capital, en monnaie, « liquidité par excellence »). Et ce capital alimente une accumulation de capital fictif additionnel comme moyen de sa propre rémunération.

     

    De façon plus générale, sur ce sujet, l’un des problèmes les plus sérieux est la quasi-impossibilité de formaliser, que l’on soit marxiste ou non en économie, sans être contraint de séparer les sphères réelle et financière ; ce qui n’est vraiment pas très satisfaisant. Même s’il est vrai que forme-marchandise et forme-monnaie doivent être séparées pour finir par devenir inséparables.

     

    Revenons aux origines de la crise…

    Deuxième partie : origines, manifestations et effets de la crise

     

    1. Les origines de la crise ?

     

    A. Les origines financières

     

    a. La crise qui éclata sur le compartiment subprime du marché immobilier états-unien avait été préparée par des décennies de suraccumulation de capital fictif. Il faut appréhender cette crise dans une perspective de longue période d’aggravation des dysfonctionnements des mécanismes de régulation du système mondial sous l’hégémonie des États-Unis, au moins depuis la suraccumulation de capital-argent des années 1960, liée aux déficits états-uniens (causés pour partie par la guerre du Viêt-nam), aux tensions intenables subies par le dollar et à la multiplication des eurodollars, puis des pétrodollars, sur les marchés interbancaires.

     

    b. Dans ce processus, certains événements ont eu un rôle fondamental, parmi lesquels, sur le marché de changes, le démantèlement des accords de Bretton Woods avec la décision des États-Unis en 1971-1973 de ne plus les respecter, d’abandonner la convertibilité-or et de démonétiser l’or, donc de démanteler le système d’étalon de change-or sous Nixon (et Paul Volker, aujourd’hui conseiller du président Barack Obama), et de flexibiliser les régimes de changes.

     

    D’où les grandes vagues de déréglementation des marchés monétaires et financiers à compter de la fin de la décennie 1970, avec spécialement la « libéralisation » des taux de changes et des taux d’intérêt. La crise de la dette des pays du Sud découle de la hausse du taux d’intérêt de la Fed en 1979, du « coup d’État financier » par lequel la haute finance, essentiellement états-unienne, reprit le pouvoir sur l’économie mondiale.

     

    Aux origines profondes de la crise, il y a à l’œuvre tous ces processus de dérégulation (et donc de re-régulation par les oligopoles financiers) et d’intégration des marchés financiers au sein d’un marché globalisé, lesquels déplacèrent le centre de gravité du pouvoir mondial vers la haute finance, et lui permit d’imposer ses diktats à toute l’économie.

     

    c. Dans cette nouvelle ère « néo-libérale », les marchés financiers ont été modernisés, à travers l’essor des instruments de couverture notamment ; instruments rendus nécessaires par la flexibilisation des changes et des taux d’intérêt sur des marchés progressivement intégrés : je veux parler ici des produits dérivés, c’est-à-dire de contrats supportant des transactions, soit fermes (à terme organisés [les futures], à terme de gré à gré [les forwards], par échange de flux [les swaps]…), soit optionnels, et fixant les flux financiers futurs en fonction des variations de prix d’actifs sous-jacents, qui peuvent être un taux de change, un taux d’intérêt, le cours d’actions ou de matières premières, ou un événement à venir probabilisable. Ce sont là des outils de couverture (hedge en anglais), mais qui servent en fait le plus souvent à des stratégies de spéculation, en jouant sur l’« effet de levier » par prise de risque à partir d’un placement de mise limitée ; surtout quand ils sont hybrides et donnent lieu à des ventes à découvert sans contrepartie (ou short sells) – les opérations les plus risquées pouvant amener en théorie des pertes mathématiquement infinies (par exemple : avec les options de vente ou put).

     

    Il en a résulté que les montants correspondant à la création de ce capital fictif ont très vite, et très largement, dépassé ceux destinés à la reproduction du capital productif. Exemple : en 2006, la valeur annuelle des exportations mondiales égalait trois jours d’échanges d’OTC ou over-the-counter – contrats « off-exchange » négociés sans intermédiaire de gré à gré, donc hors bourse – avec 4 200 milliards de dollars échangés par jour. Cette valeur ne veut plus rien dire, ou ne nous dit plus rien. Mais ces 4,2 téradollars sont échangés par un nombre restreint d’oligopoles financiers, les primary dealers que la Fed appelle le G15 : Morgan Stanley, Goldman Sachs et 13 autres.

     

    Ce sont surtout ce que l’on appelle les dérivés de crédit, avec des montages très complexes de type swaps de défaut de crédit (CDS) ou dettes adossées à des actifs (CDO), qui ont posé problèmes en transformant complètement la vision traditionnelle du crédit et en mettant en jeu plusieurs degrés ou plusieurs « puissances » de capital fictif [des CDO de CDO ou CDO²]) – problèmes dont nous ne sommes d’évidence pas sortis, car l’une des dernières innovations de la finance a été, tout récemment, les CDO de CDO², c’est-à-dire des CDO3 ; lesquels sont évidemment échangés hors bourse, enregistrés hors bilan et créés presque sans règles prudentielles.

     

    Les origines réelles

    a. Mais il convient de saisir cette crise aussi et surtout à l’articulation des sphères financière et réelle : les contradictions qu’elle a révélées plongent leurs racines à long terme dans l’épuisement des moteurs de l’expansion de l’après Seconde Guerre mondiale, qui a amené ces profondes transformations financières. Dans la sphère réelle, les formes d’extraction de plus-value et d’organisation de la production avaient touché leurs limites, et elles durent être relayées par de nouvelles méthodes (de type Kanban) et ré-impulsées par du progrès technologique (informatique, robotique), qui ont bouleversé les bases sociales de la production – notamment par une substitution du travail par du capital. Après la longue suraccumulation concentrée de plus en plus dans la sphère financière sous la forme de capital-argent, l’excès d’offre a accentué la pression à la baisse des taux de profit observée dès la fin des années 1960.

     

    b. Et pour tenter de résoudre – en fiction – ce problème, aux États-Unis, la Fed, gagnée aux thèses monétaristes, avait augmenté ses taux d´intérêt unilatéralement à la fin des années 1970, marquant l’entrée dans l’ère dite du « néo-libéralisme » (qui reste un mot creux s’il n’est pas doté d’un contenu de classe et s’il n’est pas rattaché au pouvoir des oligopoles de la haute finance moderne).

     

    Certains des facteurs majeurs de la crise sont de nature « réelle » et liés à l’austérité : la crise des subprimes, par laquelle de nombreuses familles pauvres se sont retrouvées en défaut de paiement, s’explique aussi par les politiques néo-libérales menées depuis plus de trente ans et poussant à la rigueur, qui casse les salaires, flexibilise les emplois, massifie le chômage, dégrade les conditions de vie ; politiques qui ont brisé la demande et actionné des ressorts la rendant artificielle, et insoutenable.

     

    c. La croissance n’a donc pu être maintenue en régime néo-libéral qu’en dopant à mort la demande de consommation privée tout en tirant au maximum sur les lignes de crédit – et c’est cet essor exorbitant du crédit qui finit par révéler la crise de suraccumulation dans sa version actuelle. Dans une société où des masses d’individus toujours plus nombreuses sont exclues et sans droit, l’élargissement des débouchés offerts aux propriétaires du capital pouvait seulement retarder la dévalorisation de l’excédent de capitaux placés sur les marchés financiers, mais certainement pas l’éviter.

     

    C’est au cœur de la logique de la dynamique de l’économie états-unienne qu’est née la crise ; avec, d’une part, un rééquilibrage des déséquilibres internes et externes effectué par drainage de capitaux durables étrangers, à interpréter comme une ponction opérée par les classes dominantes états-uniennes sur les richesses du reste du monde, et, d’autre part, à l’intérieur des États-Unis, la concentration de richesses la plus forte depuis un siècle. Quelques données : la part des revenus accaparés par le 1 % le plus riche dans le revenu total était de 10 % il y a 30 ans, elle est de 25 % aujourd’hui ; la part des 10 % les plus riches était d’un tiers en 1979, elle était de la moitié en 2009. Ceci, par le gonflement extraordinaire des profits financiers (du capital fictif) des classes dominantes, qui déforma macroscopiquement l’économie des États-Unis, notamment le taux d’épargne, devenu négatif juste avant la crise. D’où, via la sphère réelle, la catastrophe actuelle.

     

    Comment se manifeste-t-elle ?

     

    2. Les manifestations de la crise

     

    A. Les manifestations financières et réelles

     

    a. La manifestation première de la crise a été une destruction brutale de capital fictif : sur l’année 2008, la capitalisation totale des bourses mondiales est passée de 48,3 à 26,1 billions de dollars (soit des millions de millions, ou des milliers de milliards, on est à 1012) ! Cette spirale descendante des actifs en valeur s’est accompagnée d’une perte de confiance et d’une situation d’illiquidité sur le marché interbancaire, dans un monde pourtant sur-liquide – l’hypothèse la plus probable étant celle d’une insolvabilité de nombreuses banques.

     

    Par conséquent, dans un contexte où les prix des titres composites et les risques les caractérisant étaient de plus en plus mal évalués (parce que non évaluables – sans même parler des aberrations de fonctionnement des agences de notation, de type Moody’s), les problèmes se sont déplacés du compartiment subprimes vers celui des crédits de crédits immobiliers (du capital fictif de degré un à du capital fictif du second degré), puis vers ceux des prêts solvables (les primes), avant que l’implosion de la bulle des instruments adossés aux hypothèques immobilières vienne contaminer les autres segments de marchés financiers et, de là, le marché monétaire proprement dit.

     

    Et c’est alors tout le système de financement de l’économie qui s’est bloqué.

     

    b. La dévalorisation du capital a eu une dimension réelle, par le biais du credit crunch, par disparition du crédit, notamment de prêts à la consommation. Les économies sont entrées en dépression, conjoncturellement dès 2007, mais, structurellement, dans un monde où un pic a été atteint pour certaines ressources naturelles stratégiques (au premier rang desquelles le pétrole) et où la recherche de nouvelles sources d’énergie posent des limites objectives à la croissance – et entraînent des pressions à la guerre –).

     

    Résultat : les indicateurs économiques se sont déréglés : chute du taux de croissance, des échanges commerciaux, de la consommation des ménages, pertes d’exploitation de firmes industrielles, chômage, pertes de logement, d’épargne…

     

    c. Une dimension extrêmement préoccupante de cette crise est enfin l’endettement des pouvoirs publics, notamment des États (qui ont en partie « nationalisé » de la dette privée), et les difficultés consécutives en matière de finances publiques, jusqu’aux collectivités locales, tout spécialement pour ce qui est des budgets sociaux (éducation, santé, retraites)...

     

    D’où les restructurations (par rachats-regroupements) de dettes souveraines qui sont discutés actuellement.

     

    B. Et puis il y a la guerre…

    a. Crise et guerre sont imbriquées. D’abord parce que la guerre est intégrée au cycle, économiquement, comme forme extrême de destruction de capital, mais aussi politiquement, pour la reproduction des conditions de maintien du commandement des fractions dominantes des classes dominantes – la haute finance – sur le système mondial.

     

    Pendant la Guerre froide, l’essor des forces productives a été en partie impulsé aux États-Unis par la dépense militaire et le complexe militaro-industriel, à travers la course aux armements, et les progrès techniques induits (systèmes informatisés, robots commandés par ordinateurs, internet…). Aujourd’hui, la dépense militaire reste considérable (un cinquième du budget fédéral, plus de la moitié des dépenses militaires mondiales, avec plus de 1 000 bases dans le monde) et le complexe militaro-industriel continue à jouer un rôle-clé, mais désormais sous le contrôle de la finance. L’emprise de la finance sur les firmes états-uniennes de l’armement va croissant et se manifeste par une prise de contrôle de la structure de propriété de leur capital par des investisseurs institutionnels eux-mêmes détenus par les grands oligopoles financiers : au début des années 2000, cette proportion atteignait 95 % du capital de Lockheed Martin, 75 % de General Dynamics, 65 % de Boeing... Idem pour les sociétés militaires privées, une part toujours plus grande d’entre elles passant sous la coupe de la finance à mesure que l’État « externalise » ses activités de défense : MPRI a été racheté par L-3 Communications, Vinnell par Carlyle, DynCorp par Veritas…

     

     

    b. Dans un contexte où l’usage de la force armée est la stratégie imposée au monde par la haute finance états-unienne comme condition de sa reproduction, où la militarisation est une modalité d’existence du capitalisme, et où le rôle de l’État (néo-libéral) est fondamental pour le capital (car c’est bien l’État qui entre en guerre pour le compte du capital, et ce sont les agences gouvernementales qui attribuent les montants astronomiques de contrats militaires aux firmes transnationales de l’armement, via le lobbying : General Electric, ITT…), dans ce contexte donc, la dépense militaire devient une majeure source de rentabilité pour le capital. Et elle peut de surcroît, quand elle est financée par la dette publique, accroître encore le capital fictif.

     

    c. En plus, on doit remarquer que les guerres d’Afghanistan et d’Irak ont été lancées en un temps précis – un temps de crise déjà : à partir de 2001 (tout comme 1913 et 1938 étaient des années de crise) ; crise qui a elle-même surgi au moment de modifications de la politique monétaire aux États-Unis consécutivement à l’aggravation des déficits internes et externes du pays – le premier, en raison du besoin de financement associé en partie aux guerres impérialistes ; le second, dû en partie aux délocalisations, surtout vers la Chine.

     

    Ainsi, à la suite du ralentissement de la croissance en 2000, la Fed a très fortement diminué son taux d’intérêt (de 6,5 % en décembre 2000 à 1,75 % en décembre 2001, puis à 1 % mi-2003), et l’a maintenu à ce niveau très bas jusqu’à la mi-2004. C’est précisément durant cette période, période au cours de laquelle les taux d’intérêt réels étaient devenus négatifs, que les mécanismes de la crise des subprimes se sont mis en place, avec des prises de risques de plus en plus élevés, tout spécialement dans l’immobilier. En raison de l’alourdissement de l’effort de guerre, notamment mais fondamentalement, la Fed a ensuite dû relever le taux d’intérêt à partir de 2004, soit un an après le début de la guerre en Irak, jusqu’à 5,25 % mi-2006. Et juste un peu après, dès la fin de l’année 2006, des débiteurs ont commencé à interrompre en masse leurs échéanciers de prêts hypothécaires – le nombre de défauts de paiement étant aggravé par la contraction de la croissance et la stagnation des salaires.

     

    Et la Fed a maintenu ce taux d’intérêt assez haut, au-dessus de 5 %, jusqu’à la mi-2007, alors que les signes de la crise étaient déjà là. Ce n’est qu’à partir d’août 2007 seulement, donc très tardivement, que la Fed a commencé à accorder aux banques quantité de crédits à taux réduits, à des taux cadeaux, proches de zéro – sans d’ailleurs éviter les paniques financières (paniques modernes, aux cris non plus des traders financiers, mais de souris informatiques). Et la crise explosa lorsqu’une masse critique de débiteurs a rencontré des difficultés pour rembourser les emprunts ; ce qui fut le cas dès la fin de l’année 2006, après que la Fed ait relevé son taux d’intérêt pour attirer des capitaux destinés à financer les budgets militaires dilatés par les nouvelles guerres impérialistes. Tout cela, sans victoire militaire des États-Unis, ni relance de l’accumulation par les destructions amenées par ces guerres impérialistes. Et la poursuite de ces guerres exacerbe encore davantage les contradictions capitalistes…

     

    3. Quels sont les effets de la crise ?

    A. Au Nord

     

    a. D’abord, dans un environnement de forte incertitude, la création massive de monnaie et la fixation des taux d’intérêt juste au-dessus de zéro, d’une part, d’autre part, le creusement du déficit budgétaire (à près de 10 % du produit intérieur brut aux États-Unis) et l’accroissement démesuré de la dette publique, ont entraîné une dépréciation du dollar et une « guerre des monnaies ».

     

    Guerre monétaire gagnée pour l’instant (mais pour combien de temps ?) par le dollar, pour la raison fondamentale que les États-Unis disposent d’une arme extraordinaire, « de destruction massive » : leur Banque centrale peut créer – sans limites – de la monnaie qui est acceptée par les autres pays, parce que le dollar demeure la réserve de valeur internationale, ce qui permet aux États-Unis d’imposer au reste du monde les termes d’une capitulation qui l’oblige à poursuivre les politiques néo-libérales, mais encore à subir le taux de change du dollar qui convient le mieux à la stratégie de domination états-unienne, y compris si cela implique une forte dépréciation des réserves de changes détenues par les autorités monétaires des autres pays, dont la Chine.

     

    Les États-Unis pensent qu’un dollar déprécié résorbera leur déficit commercial et stimulera leur production intérieure. Ce qui est une erreur, car on observe depuis plusieurs années que ces variables réagissent assez peu et de moins en moins à des baisses du dollar. Le résultat est en fait une croissance très faible aux États-Unis, qui sont en quasi-stagnation. Mais on dira : la croissance du régime néo-libéral était déjà de basse intensité ; c’est vrai, mais la situation s’est aggravée, car les causes sont maintenant dues aux problèmes de l’ensemble du système de financement des économies.

     

    Une autre perturbation induite, en parallèle, opère sur les marchés de matières premières, et notamment sur celui du pétrole, sur fond d’épuisement des réserves énergétiques mondiales, qui provoque l’envolée des cours.

     

    b. On le sait, les pires conséquences des effets réels de la crise sont supportées par les plus pauvres dans les classes populaires, avec des dégâts énormes, y compris aux États-Unis, qui sont toujours la première économie mondiale, mais avec de très mauvais indicateurs sociaux en comparaison des autres pays riches du Nord (pour l’espérance de vie, le taux de mortalité infantile, le droit à la santé, l’éducation même).

     

    Ces dégâts comprennent également, au Nord, un mal vivre généralisé, notamment au travail (pour ceux qui en ont…), voire des phénomènes individuels d’effondrement psychologique, constatés par la médecine du travail notamment, allant jusqu’au suicide. Je veux parler, ici, des effets combinés de la menace de chômage et des méthodes d’évaluation individuelle, entraînant la mise en concurrence des travailleurs au sein d’une même unité de production ; d’où la rupture des liens de respect, de loyauté, de solidarité, de convivialité ; d’où la méfiance entre travailleurs, la surveillance, l’autocontrôle, la peur au travail ; l’apparition de pathologies de la solitude, accompagnées de sentiments de trahison morale de soi-même, de prise de conscience du mensonge face à la qualité totale et la certification par le marché, dans des univers où se réduisent les espaces collectifs pour penser et agir ensemble, la perte de repères moraux, la perte du sens de la responsabilité, et pour reconquérir les instruments de transformation des rapports au travail. On arrive là à des dépressions non plus économiques, mais psychologiques – aux frontières de la psychanalyse.

     

    c. Et sur le plan politique, je crois ne pas avoir vraiment besoin d’insister sur les risques de remontée des extrêmes droites, sous leurs diverses variantes balayant un spectre du religieux au néo-fascisme, en passant par les dérives de la droite dite « traditionnelle ».

     

    Tout ceci n’excluant pas, hélas, le risque de nouvelles guerres…

     

    B. Quels effets de la crise au Sud ?

    a. D’abord, l’aggravation des transferts du Sud vers le Nord, via les différents canaux que l’on connaît : rapatriements de bénéfices sur investissements directs ou de portefeuille, remboursement de la dette externe, transformation de réserves de changes en crédits (aussitôt accordés aux États-Unis), mais aussi échange inégal, fuites de capitaux, etc. Et ces transferts vers le Nord vont encore devoir s’accélérer à l’avenir pour tenter de financer le sauvetage du système capitaliste central – sachant que l’hégémonie états-unienne dispose de la devise-clé du système international et de l’arsenal militaire qui va avec, pour imposer ce drainage de capitaux du reste du monde. Les États-Unis ont jusqu’à présent pu l’imposer à tous – à leurs partenaires impérialistes comme à leurs rivaux potentiels (à la Chine surtout) –, mais pour combien de temps encore ?

     

    b. Les effets de la crise sont variables selon les caractéristiques des économies du Sud et selon leur insertion dans le système mondial. Certains pays sont tellement exclus de ce système mondial et noyés dans la misère que la crise semble en apparence ne pas les toucher. Mais elle les touchera tous, qu’ils soient « émergents » ou pas.

     

    Le secteur agricole compte pour beaucoup dans la plupart de ces économies, par exemple ; mais les dysfonctionnements et les paradoxes de ce secteur sont gravissimes : trois milliards de personnes sur terre souffrent en effet de la faim ou de carences alimentaires, alors que les productions agricoles excèdent largement (au moins de 50 %) les besoins alimentaires (il y a crise de surproduction là aussi). Les trois quarts de ces personnes sont d’ailleurs elles-mêmes des paysans. L’extension des surfaces mises en culture au niveau mondial s’accompagne du recul des populations paysannes par rapport à celles des villes, absorbant les flux d’exode rural. Une proportion croissante de terres est cultivée par des transnationales qui ne destinent plus leurs productions à la consommation, mais à des débouchés industriels ou énergétiques. Dans la plupart des pays du Sud qui se trouvent exclus des bénéfices de la « mondialisation », un dynamisme (relatif) des exportations agricoles dérivés de cultures commerciales de rente coexiste avec des importations de biens alimentaires de base.

     

    Et je suggèrerais même ici d’interpréter (sans vouloir bien sûr réduire leur complexité) les événements qui secouent le monde arabo-musulman en référence à un capitalisme qui a détruit leurs structures sur la longue période et à la forme néo-libérale de ce capitalisme qui a posé, sous couvert de good governance, les bases de l’explosion sociale actuelle ; notamment avec l’envolée des prix des denrées alimentaires – et, pendant ce temps, l’impérialisme est aux aguets.

     

    c. Mais au-delà, les conditions paraissent réunies pour qu’une conséquence majeure de la crise soit l’accentuation de la confrontation Nord-Sud – malgré les cooptations du « G20 ». Confrontation Nord-Sud dans un monde où les niveaux de contradictions se complexifient : contradictions entre les classes dirigeantes et leurs classes dominées, contradictions entre les différentes classes dirigeantes qui dirigent les États, contradictions entre les pays du Sud eux-mêmes… ; mais avec une prédominance relative actuellement des contradictions entre classes dirigeantes, en lien avec la montée des pays dits « émergents ».

     

    La voie interne choisie par une large majorité de ces classes dirigeantes est la voie capitaliste, ou l’une des variantes de la voie capitaliste. Mais, non seulement cette voie n’a pas d’issue, car la résolution des contradictions produites par le capitalisme est absolument impossible au Sud, mais encore elle est amenée à entrer en conflit avec les puissances impérialistes du Nord.

     

    L’un des risques qui pèsent donc sur les luttes populaires au Sud est de voir leurs résistances confisquées, neutralisées, transformées en forces pro-systémiques par les classes dirigeantes ; alors même que ces classes dirigeantes du Sud, surtout celles dont la stratégie est la plus cohérente et conséquente (comme en Chine) ne parviendront probablement pas à avancer sans transformations internes allant dans le sens d’une modification du rapport de forces en faveur des classes populaires.

     

    Et cela vaut bien sûr pour l’Amérique latine – au Venezuela bolivarien, par exemple.

     

    Troisième partie : Quelles ont été, sont, seront les politiques anticrise ?

     

    A. Critiques des politiques orthodoxes

    1. Les politiques anticrise ont d’abord consisté à coordonner les actions des Banques centrales pour injecter des liquidités sur le marché interbancaire par création de monnaie « primaire », offrir des lignes de crédit spéciales aux banques et réduire les taux d’intérêt. L’objectif était véritablement d’éviter l’effondrement total du système, et aussi de limiter la dévalorisation du capital fictif en freinant la chute des marchés (notamment pour que des dérivés soient payés au plus près de leurs valeurs faciales), mais cela n’a résolu aucune des contradictions fondamentales du système.

     

    Un point tournant a été, comme on le sait, la non-intervention des autorités monétaires – néo-libéralisme oblige – lors de la faillite de Lehman Brothers à la mi-septembre 2008. D’évidence, les implications de cet immobilisme, en termes de démultiplication des risques de déstabilisation de tout le système, y compris via la dette d’État, n’avaient pas été mesurées.

     

    D’où, en quelques heures, un changement de cap à 180° du Trésor et de la Banque centrale : plusieurs établissements financiers en péril (comme l’assureur AIG) ont été nationalisés (le plus souvent sans droit de vote ni nouveaux critères de contrôle) ; les short sells ont été temporairement suspendues ; puis la Fed a ouvert des lignes de crédits aux primary dealers dans des conditions spéciales (à taux d’intérêt quasi nul) ; l’État a aidé ces dealers dans les montages de rachat de groupes en faillite et les a recapitalisé – c’est-à-dire a soutenu très lourdement le processus d’hyper-centralisation du pouvoir des oligopoles financiers dans des structures de propriété du capital toujours plus concentrées (Lehman Brothers a été repris par Citigroup, Merryll Lynch par Bank of America, la caisse d’épargne Washington Mutual par Morgan…) ; une structure de « défaisance » était créée pour apporter la garantie de l’État à les titres « toxiques » ; et, mesure cruciale, la Fed a étendu en octobre 2008 son dispositif de swap lines (ou « arrangements réciproques temporaires sur devises ») aux Banques centrales du centre et des grands pays du Sud, les rendant quasi « illimitées »…

     

    Puis ce furent les plans Paulson 1 et 2 et les plans de soutien généralisé de l’économie (y compris de General Motors et aux autres, sans empêcher les licenciements massifs…), avec, au passage, des recapitalisations de la Fed, à bout de souffle. Et, finalement, début 2011, le président de la Fed a prévenu le Trésor qu’il ne continuera pas à financer les déficits publics, qu’il fallait revenir à la rigueur, qu’il fallait augmenter les taux d’intérêt ; avec deux risques majeurs ici : aux États-Unis, que le fardeau de la dette publique s’alourdisse encore ; et pour le reste du monde : que les flux de capitaux repartent financer les déficits états-uniens, et leur permettre de nouveau de vivre au-dessus de leurs moyens…

     

    Et tout cela, sous les yeux des peuples, qui comprennent non seulement que l’État est tourné contre les services publics, mais encore qu’il ne les fait payer que pour le sauvetage de la haute finance – qui le domine.

     

    2. Face à cela, une partie – minoritaire, mais significative – des courants libéraux continue à se radicaliser, en direction de thèses ultra-libérales inspirées par Hayek, Mises ou Rothbard. Leurs analyses de la crise, par exemple par Rockwell et Rozeff de l’Institut von Mises, sont fondées sur une foi réaffirmée dans le caractère automatique des rééquilibrages des marchés.

     

    Évidemment, elles sont gênantes pour les néo-libéraux, dans la mesure où elles défendent l’idée que la crise viendrait d’un excès d’interventionnisme et que l’État n’a pas à sauver les banques et les firmes en difficulté. Ce qu’il faudrait faire, selon eux, ce serait en finir avec les réglementations étatiques qui limitent la liberté des agents sur les marchés. Exemple : alors que les politiques publiques du logement prétendaient que les citoyens pouvaient tous accéder à la propriété immobilière, les marchés (qui eux ne sont pas « populistes ») ont démontré que non. Ces ultra-libéraux sont donc contre tout plan anticrise, et en particulier contre toute régulation des taux d’intérêt par la Banque centrale.

     

    Les plus extrémistes vont jusqu’à réclamer la suppression pure et simple des institutions étatiques – y compris de l’armée –, ainsi qu’une privatisation de la monnaie. Bien sûr, ils sont conscients que ces mesures pousseraient le capitalisme vers le chaos, mais ils pensent que, grâce aux mécanismes de marché, ce chaos serait bénéfique au capital et que le capitalisme se reconstituerait plus vite et mieux que par des interventions étatiques, en forme d’aides publiques artificielles à des entreprises qui sont de toute façon condamnées à la faillite.

     

    3. Et les positions réformistes ? La gravité de la crise a favorisé un retour des thèses de Keynes : « Keynes est aujourd’hui, plus que jamais, à l’ordre du jour », écrit Paul Krugman –qui est un économiste néo-classique ! En fait, même si elles s’opposent aux néo-classiques traditionnels au sujet des interventions de l’État, les interprétations néo-keynésiennes participent de leur même matrice théorique, dirons-nous, « bourgeoise ».

     

    Pour les plus avancés d’entre eux, malgré des nuances, des variantes et des subtilités, ils ne formulent que des visions à peine « réformistes », consistant à introduire des modifications minimes dans le fonctionnement du capitalisme pour qu’il puisse survivre le plus longtemps possible.

     

    Le Rapport de la Commission Stiglitz en fournit l’illustration. Son document final, rédigé en 2009 à la demande du président de l’Assemblée générale des Nations unies, ne remet pas en cause les fondements de l’idéologie dominante. Les vieilles certitudes néo-libérales sont juste à réviser, mais pas à abandonner : les taux de changes doivent être flexibles ; les vertus du libre-échange sont réaffirmées face aux « dangers du protectionnisme » ; les défauts de la corporate governance sont à corriger, mais la gestion des risques continue d’être confiée aux oligopoles financiers et la régulation du système mondial reste sous l’hégémonie du dollar états-unien.

     

    Nous sommes loin du rejet de la libéralisation financière globalisée exprimées par de plus en plus de pays au Sud – non sans contradictions, il est vrai –, de la Chine populaire au Venezuela bolivarien…

     

    B. Keynes

    1. Soyons clairs : les politiques anticrise ne sont pas keynésiennes. Si des mesures « keynésiennes » sont perceptibles – dès le plan G.W. Bush de 2008 d’ailleurs (avec les rétrocessions d’une partie des impôts, par exemple) et, surtout, avec le programme du président Barack H. Obama (avec des travaux d’infrastructures, etc.) –, la prédominance va encore nettement au néo-libéralisme pour sauver le maximum de capital fictif suraccumulé. La conversion d’urgence de plans de sauvetage du capital en un interventionnisme d’États actionnés de façon parfaitement anti-démocratique par les gouvernements du Nord ne peut faire illusion. Les politiques anticrise et leurs initiateurs ne se sont pas extraits des dogmes de l’orthodoxie.

     

    La Fed et les autres Banques centrales du Nord continuent à créer de la monnaie primaire massivement, avec encore tout récemment le Quantitative Easing 2. Mais cette politique monétaire « keynésienne », en apparence, a, en réalité, sombré dans une « trappe à liquidité », où la stratégie de baisse des taux d’intérêt réels s’est révélée incapable de redresser l’efficacité marginale du capital et de transférer du capital monétaire de la sphère financière vers la sphère productive.

     

    De là, la préoccupation actuelle aux États-Unis, depuis le début de l’année 2011, qui est l’endettement de l’État : du Trésor, de l’État fédéral, mais également des États fédérés et des collectivités locales. Le président de la Fed (Bernanke) a récemment prévenu le ministre des Finances (Geithner) et le Congrès que l’heure est au durcissement des plans d’ajustement budgétaire ; en clair, qu’il faut faire exactement le contraire de ce que préconisait Keynes, c’est-à-dire « faire le ménage » : résorber le déficit en augmentant les impôts et en réduisant les dépenses, par les baisses du nombre des fonctionnaires et de leurs rémunérations ; soit reporter le fardeau sur les travailleurs – y compris via la santé, les retraites, etc. Idem pour nous, en Europe.

     

    Il n’y a donc pas de retour à des politiques « keynésiennes », ni aux États-Unis ni en Europe, et la conception dominante de l’État reste celle d’un État néo-libéral, au service du capital, tout particulièrement pour le système du crédit.

     

    2. Et quand bien même il y aurait (ce qui est fort improbable) un « retour à Keynes », on se heurterait à des problèmes.

     

    Et d’abord à des problèmes théoriques. Il n’y a pas chez Keynes de théorie « générale » de la crise ; il y a de nombreux éléments théoriques éparpillés, partiels, parfois opposés et qui ont souvent donné lieu à des confusions et des malentendus de la part de certains commentateurs ou de ses propres disciples – à commencer par le concept, complexe, de « demande effective » (qu’il faut plutôt comprendre comme une offre en tant que valeur anticipée des ventes). Keynes a surtout cherché une stratégie de sortie de crise pour tenter de sauver le capitalisme, en trouvant le secret d’un « capitalisme sans crise », régulé, où la solution est la création d’une demande effective à travers un facteur exogène, l’État, dont l’intervention pourrait, dans les phases de contraction des cycles, minimiser l’impact des crises. Il avait compris, comme d’autres, notamment Schumpeter, que le cours de l’histoire allait dans le sens d’un dépassement du capitalisme. Mais sa théorie est confrontée à des difficultés dans le traitement de la monnaie en général, et du système financier en particulier.

     

    Ces limites de Keynes, pour comprendre la crise, limites par rapport à Marx je veux dire, certains keynésiens lucides et honnêtes les ont vues et dites, comme la géniale Joan Robinson ; que je cite ici : « La théorie keynésienne élabore nombre de raffinements et de complications négligés par Marx, mais on trouve l’essentiel dans l’analyse de Marx de l’investissement comme “un achat sans vente” et de l’épargne comme “une vente sans achat” ». Ce à quoi Keynes avait rétorqué, à Joan Robinson qui tentait de le rapprocher de Marx dans un essai publié en 1942 : il était vain de « vouloir donner un sens à ce qui n’en a pas ».

     

    Mais c’est surtout la propriété fondamentale de la monnaie de fonctionner comme capital, analysée par Marx, qui ne figure pas de façon développée, ni même claire, chez Keynes – et moins encore évidemment dans la théorie quantitative de l’orthodoxie.

     

    3. Cette analyse limitée du système de crédit chez Keynes, et le manque de différenciation entre monnaie étatique et monnaie de crédit, l’ont conduit logiquement – mais abusivement – à attribuer trop d’importance à la monnaie, mais surtout une responsabilité excessive à l’État dans la détermination des taux d’intérêt. Selon lui, la Banque centrale pousse le taux d’intérêt à la baisse grâce à l’essor de l’offre de monnaie, par le biais de la création « primaire » de monnaie, pour stimuler l’investissement dans les actifs où l’efficacité marginale du capital est plus élevée – et ce, jusqu’à ce que, in fine, disparaissent ce qu’il appelle les « aspects choquants du capitalisme » (le chômage, les inégalités…). Or on sait que la politique monétaire mise en œuvre par les Banques centrales, dont les objectifs sont la stabilisation de la monnaie et la lutte contre l’inflation, a complètement renversé le processus par lequel le taux d’intérêt est déterminé sur le marché. Elles utilisent le taux d’intérêt comme instrument principal, avec des effets financiers et réels sur toute l’économie. Et nous savons que le taux d’intérêt de la Banque centrale est surtout influencé par les taux fixés par les grands oligopoles financiers sur chacun des segments de marchés sur lesquels ils se comportent en position dominante.

     

    D’où des problèmes ou des illusions politiques véhiculés par la conception de l’État chez Keynes – la croyance keynésienne en une capacité toute-puissante de l’État, très différente de Marx. Car, malgré les limites de la théorie marxienne de l’État, même là, il est supérieur à Keynes.

     

    Qu’en est-il aujourd’hui ? L’État n’est-il pas tenu par le capital, à travers la dette publique, par exemple ? La création monétaire n’est-elle pas essentiellement d’origine privée ? Le taux d’intérêt de la Fed ne dépend-il pas dans une large mesure de ceux fixés par les oligopoles ? La Fed elle-même n’est-elle pas largement pénétrée par les intérêts privés des oligopoles ? L’État n’alloue-t-il pas les contrats militaires à des firmes qui sont contrôlés par la finance ? L’État néo-libéral n’est-il pas d’autant plus actif qu’il est soumis à la haute finance ?

     

    En bref, l’État keynésien est une fiction ! Et son « réformisme » ne fait que répandre des illusions, et de faux espoirs.

     

    Alors quelles alternatives ?

    Conclusion

     

    La probabilité d’aggravation de la crise actuelle, en tant que crise systémique du capital, est aujourd’hui extrêmement élevée, car toutes les conditions sont réunies pour que ça arrive. La finance a récemment inventé les CDO de CDO de CDO ou CDO3 – mais ce jeu de cubes s’effondrera. On a vu que l’unité de mesure, ici, c’est le million de million de dollars, ou le téradollar (à 1012) ; je pense que « ça va péter », avant que l’on arrive au pétadollar (à 1015 !) !

     

    Le capitalisme est en péril, et surtout au centre du système. Vous me direz : il y en a eu d’autres, d’autres crises capitalistes, beaucoup d’autres, et il s’en est toujours sorti, plus fort, plus monstrueux, plus monstrueusement concentré. Oui, et il y a même eu, avant lui, des crises pré-capitalistes. Je ne suis pas en train d’annoncer la fin du monde (en 2012 ?). C’est une illusion, une autre, peut-être due à de l’impatience, que de croire que le capitalisme va s’effondrer sous l’effet de la crise actuelle : le monstre va survivre, et va tuer encore.

     

    Au long de l’histoire, spécialement depuis la grande dépression des années 1930, le capital a su se forger des institutions et des instruments d’intervention publique, liés pour l’essentiel aux politiques des Banques centrales, permettant de « gérer » les crises, dans une certaine mesure, et d’amortir leurs effets les plus dévastateurs, au moins au Nord, au centre du système mondial ; mais sans jamais que ces réorganisations de la domination du capital ne suppriment ses contradictions. Nous allons donc encore souffrir longtemps les maux du capitalisme vieillissant et, au Sud, le « génocide silencieux des plus pauvres » dont il est responsable...

     

    Je dirais plutôt que la situation actuelle ressemble non pas au début de la fin de la crise, mais au début d’un processus de longue période d’effondrement du stade actuel du capitalisme, oligopolistique et financiarisé. Et ce processus d’effondrement ouvre larges des perspectives de transition, où la lutte des classes va se durcir et se complexifier ; ce qui nous oblige à reconsidérer des alternatives de transformations sociales post-capitalistes – que nous sommes de plus en plus nombreux, par delà nos différences, à vouloir socialistes (voire plus, si affinités).

     

    Or, si le problème structurel pour la survie du capitalisme est bien celui d’une pression à la baisse du taux de profit, et si la financiarisation n’est pas une solution durable pour lui, la seule chose que ce système offrira, jusqu’à son agonie, c’est l’aggravation de l’exploitation du travail. Car le capital fictif exige d’être rémunéré, et il obtient sa rémunération par le transfert d’excédent du capital productif et par une pression incessante à l’accroissement de l’exploitation de la force de travail.

     

    Pour parvenir à relancer un cycle d’expansion au centre du système mondial, la crise que nous vivons actuellement devrait détruire des montants absolument gigantesques de capital fictif, largement parasitaire ; mais les contradictions du système mondial capitaliste sont désormais devenues si profondes et si difficiles à résoudre qu’une telle dévalorisation risquerait de le pousser vers un effondrement.

     

    Certains orthodoxes croient d’ailleurs que la crise actuelle va conduire à l’effondrement du capitalisme ; comme, par exemple, les analystes de conjoncture du GEAB ou Global Europe Anticipation Bulletin, dont les prévisions d’aggravation de la situation débouchent sur la dislocation géopolitique totale du système, l’effondrement du dollar, la disparition des bases du système financier globalisé ; ou ceux de Money&Markets aux États-Unis, qui prévoient eux l’aggravation prochaine de la crise par des enchaînements beaucoup plus traditionnels : le creusement du déficit budgétaire, le gonflement de la dette publique, une défense insuffisante du dollar par les autorités monétaires, etc.

     

    Pour nous, l’heure est donc à la reconstruction d’alternatives et de propositions radicales – à gauche. Et parmi les questions les plus difficiles à traiter, il y a celles relatives à la monnaie et à la finance. Celles relatives à la composante externe de la politique monétaire (aux systèmes de change, avec un débat à ouvrir entre nous sur la question de la sortie de l’euro, sur sa pertinence ou non, sur sa faisabilité ou non, pour se réapproprier les marges de manœuvre) ou à propos de la composante interne de cette politique (quel contrôle politique de la Banque centrale ?). Celles du financement de l’économie (comment réglementer les oligopoles financiers ? ou mieux : comment les nationaliser et les contrôler démocratiquement ?). Celles du contrôle du capital étranger, en lien avec la balance des paiements. Celles de stratégies communes face à la dette extérieure. Celles de la construction de régionalisations alternatives (avec nationalisations continentales, pour rompre avec la logique du système et répondre aux besoins sociaux des peuples – ce qui devrait être en réalité l’objectif même de la science économique –). Celles, enfin, des nouvelles formes de planification dans les transitions socialistes en cours ou à venir – sous l’angle de la théorie (jusqu’à la suppression de la monnaie ?), mais surtout de la participation démocratique des peuples à tous les processus de décision concernant leur devenir collectif.

     

    Assurément, les difficultés qui sont devant nous sont très sérieuses, mais – nous n’avons pas le choix –, il faut garder espoir…

     

    Références bibliographiques :

    Herrera, Rémy (2010), Un Autre Capitalisme n’est pas possible, 202 p., Syllepse, Paris.

    — (2010), Dépenses publiques et croissance économique – Pour sortir de la science (-fiction) néo-classique, 275 p., L’Harmattan, Paris.

    — (2010), Les Avancées révolutionnaires en Amérique latine – Des Transitions socialistes au XXIe siècle ?, 175 p., Parangon, Lyon.

     

    Ce texte est une retranscription de la séance du séminaire « Marx au XXIe siècle » animée par Rémy Herrera le samedi 12 mars 2011 à la Sorbonne.


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