ColèreLa pire chose qui pouvait m'arriver, finalement, c'est d'avoir eu raison sur toute la ligne.
Chaque fois que la monstruosité de la médiocrité ambiante me tétanise, chaque fois que j'ai envie de m'épancher dans un grand jet brûlant et enragé, je me rends compte que cette indignation-là, je l'ai déjà eue, que cette situation-là, je l'ai déjà dénoncée, que toute cette merde-là, dans laquelle nous nous enfonçons chaque jour un peu plus franchement avec la belle détermination frénétique du lemming en fin de course qui sent approcher le bord de la falaise, je l'ai déjà prévue, décrite, annoncée, décortiquée... et rien.

Nous sommes dix. Nous sommes 100, nous sommes la foule, nous sommes la rue, la déferlante d'indignation, nous sommes 99 % à n'en plus pouvoir, à n'en plus vouloir.
Et puis rien.
La course du lemming.
Le cobaye dans sa roue.

Bon, là ça y est, ça se voit, on le sait : ça se casse la gueule.
Complètement.
Totalement.
Implosion du système et effondrement intérieur, jusqu'à la masse critique, même pas la naine blanche, juste le grand trou noir qui nous aspire tous.

Ah putain, qu'est-ce qu'on peut bien être indignés, tous autant que nous sommes ! On est tous pétris d'indignation bien légitime et... rien.
Pourtant, on a compris. Faut vraiment être le dernier des décérébrés qui se shoote au JT de TF1 en IV pour ne pas encore avoir compris qu'on arrive au bout de la logique capitaliste : un seul pour les dominer tous. Une poignée de charognards qui ont décidé de la liquidation totale de tout ce qui ne leur était pas directement utile et profitable. Donc nous.
Ceci n'est décidément pas une crise, c'est juste l'aboutissement d'un processus de concentration des richesses qui n'est rien d'autre que l'essence même du système capitaliste. Celui-ci ne s'en est d'ailleurs jamais caché. Mais on a fait semblant de ne pas comprendre quelle était la logique intrinsèque du principe d'accumulation du capital : tout prendre, ne rien laisser. Probablement parce que, dans un premier temps, on a le droit aux miettes du processus, le coup du ruissellement de la pyramide de champagne. Mais le coup de la crise, c'était juste, pour ceux qui détiennent le capital, une formidable opportunité de prendre totalement le pouvoir et d'aller jusqu'au bout de leur logique.

Ce qui me chagrine le plus, c'est que même si nous avons les moyens de voir la réalité du processus de transfert total des ressources actuellement appliqué à l'ensemble des peuples de la planète, le fait même d'énoncer cette réalité a l'air fou, irréaliste, insensé. Comme l'ami François Ruffin le démontre dans son dernier bébé (je parle de Fakir, bien sûr, pas de sa petite Ambre à laquelle j'aurais bien du mal à souhaiter la bienvenue tant ce monde me déprime), ils ne vont pas s'arrêter. Ils vont tout ravager, tout confisquer, tout anéantir parce qu'ils n'ont qu'un seul Dieu, qu'un seul avenir, qu'une seule pensée, un seul but, un seul désir, une seule histoire : le profit. Le profit pour le profit, tout le temps, partout, par-dessus tout. Mais ce sont ceux qui dénoncent cette folie qui passent pour des hystériques.

On s'indigne, alors qu'on devrait juste être fous de rage. Chaque matin, je me demande pourquoi nous ne sommes pas encore complètement fous de rage. Qu'est-ce que l'on peut bien encore attendre ? Qu'est-ce que l'on peut bien encore espérer ?

Ou alors on fait semblant. Semblant de rien. Semblant de ne pas voir qu'on est au bord du gouffre. Non, même pas, qu'on est déjà en train de se casser la gueule. Parce que jusqu'ici, on arrive encore à faire semblant. Semblant de ne pas voir que depuis 30 ans, chaque décision politico-économique d'une classe dominante complètement corrompue n'a jamais eu d'autre but que de nous appauvrir tous encore un petit peu plus pour les enrichir monstrueusement. Semblant de ne plus savoir compter, de ne pas voir que les salaires ne bougent plus que vers le bas depuis des années et des années et que tout le reste flambe. Malgré les chiffres. Grâce aux chiffres. Ils ont même réussi à faire mentir les chiffres. Semblant de ne pas voir qu'on a beau cravacher comme des malades pour que notre appauvrissement généralisé ne se voie pas, on va quand même se faire rattraper. Semblant de ne pas voir que ce qu'ils font aux Grecs, ils l'ont déjà fait aux Argentins et qu'on est les suivants sur la liste.

On garde l'espoir.
Que les choses vont aller mieux. Comme ça, d'elles-mêmes. Juste parce que sinon, ce serait trop injuste, non ?
Alors qu'il faudrait que nous extirpions de chaque fibre de notre corps la moindre parcelle d'espoir, le moindre soupçon d'illusion, afin de voir enfin le monde tel qu'il est et d'en devenir totalement fous de rage.

Vous voyez, finalement, c'est mieux quand je ne dis rien.

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Par Agnès Maillard