• Pour en finir avec la crise Peugeot, choc social et point de bascule

    Monde Diplo

     

    Pour en finir avec la crise

    Peugeot, choc social et point de bascule

     

    Plusieurs centaines de milliers de manifestants ont défilé dans toute l’Espagne, en juillet, pour dénoncer le durcissement de l’austérité. Au point d’inquiéter le président du Parlement européen, M. Martin Schulz. « Une explosion sociale menace », a-t-il prévenu. En France, la crise se rappelle brutalement au bon souvenir du monde politique, jusqu’ici accaparé par les échéances électorales, avec une vague de fermetures d’usines. Le gouvernement, qui a fait de la réindustrialisation l’une de ses priorités, se trouve désormais dos au mur.

     

    Par Frédéric Lordon, août 2012 Le Monde Diplomatique Aout 2012

     

    Dès l’annonce de son portefeuille à l’intitulé ronflant, il faut bien le dire, on souffrait par anticipation pour ce pauvre M. Arnaud Montebourg. On ne sait s’il faut le mettre sur le compte de sa naïveté personnelle ou d’une redoutable perversité de M. François Hollande, ou encore d’un radieux accord des deux sur le pouvoir magique des mots, mais rarement on aura vu ministère proclamant, par son nom même, des ambitions si impressionnantes et par ailleurs doté de ressources si indigentes. Il ne faut pas se tromper sur le sens des ressources en question, qui demandent ici moins à être mesurées en milliards d’euros qu’en volonté politique matière en laquelle les déficits ne sont pas moins voyants. C’est que l’infortuné « ministère du redressement productif » se trouve de fait établi comme le lieu de totalisation de toutes les tensions du capitalisme mondialisé… mais sans aucun moyen — structurel — d’y apporter la moindre réponse. Si c’était une vilénie de M. Hollande destinée à faire de la guipure d’un rival politique encombrant, autant l’en avertir tout de suite : il finira happé par sa propre machine et en sortira lui aussi en guenilles. Car le ministère de la transformation du capitalisme mondialisé sans aucun désir de transformation du capitalisme mondialisé fait partie de ces turbines à claques qui promettent de laisser les joues rouges à leurs malheureux ingénieurs.

     

    Entre plans sociaux électoralement cadenassés par le sarkozysme finissant et déchaînement des forces de la récession, M. Montebourg, cilice bien serré et couronne d’épines à peine de travers, s’apprêtait à enquiller la série des plans sociaux comme autant d’étapes d’un calvaire annoncé : Doux, Technicolor, Arcelor, Fralib, LyondellBasell… Arrive Peugeot société anonyme (PSA). Mystère de la politique comprise comme vie passionnelle collective : survient un jour un événement qui ne fait en apparence que prolonger une série, et qui pourtant la précipite dans une rupture qualitative où rien n’est plus perçu comme avant.

     

    PSA pourrait bien être ce cas de trop, celui qui condense toute une situation et précipite un point critique. Sans doute y a-t-il l'effet du nombre : huit mille emplois directs, plusieurs dizaines de milliers de salariés concernés en incluant la sous-traitance et les services... On reste abasourdi. Ajoutons-y celui du nom et d'une histoire industrielle, et l'on aura tous les ingrédients du choc symbolique parfait. En vérité, le choc n'est si grand que pour survenir dans un climat de crise extrême du capitalisme, dont il réalise en quelque sorte une synthèse complète. PSA peut alors devenir à lui seul l'em­blème de tout un monde et, par le traite­ment haïssable qui est infligé à ses ouvriers, signifier en une seule circons­tance que ce monde est haïssable.

     

    L'effet de taille en tout cas promet d'être d'une terrible cruauté pour le gouvernement de M. Hollande, en venant souligner tout ce qui se joue dans le cas PSA — comme d'ailleurs dans tous les plans sociaux en cours et à venir —, c'est-à-dire en venant exposer à la face du public et les forces réelles qui produisent ce désastre et le renoncement de la poli­tique actuelle à s'y opposer vraiment. Car c'est la mondialisation tout entière qui est à l'œuvre, c'est-à-dire la configura­tion même du capitalisme présent, contre laquelle on n'a jamais vu M. Hollande se révolter — les socialistes modernes ne revendiquent-ils pas comme un signe, donc, de modernité de prendre le monde tel qu'il est? « C'est une illusion de penser que l'on peut échapper à la compétition où il faut nécessairement rester, il faut se dire que nous appartenons à ce monde-là », s'enfonce M. Alain Bergounioux, membre du secrétariat national du Parti socialiste (PS) (1). Précisément : ce que vient signifier PSA à la face de ces socia­listes-là, c'est que ce monde, ils seront bientôt les derniers à en vouloir encore.

     

    Enfermement austéritaire des poli­tiques économiques sous la surveillance des marchés financiers; « libre-échange » — disons plutôt concurrence terriblement distordue avec des pays à standards socio­ environnementaux inexistants, prolongée en libéralisation extrême des déloca­lisations ; contrainte actionnariale : voilà le cadre triangulaire du capitalisme mondialisé, dont PSA occupe le bary­centre. C'est pourquoi la dénonciation des patrons voyous de Peugeot fait proba­blement fausse route. PSA n'est pas Kohlberg Kravis Roberts & Co (KKR), fonds de private equity (2) d'une rapa­cité légendaire, mais un capitaliste assez ordinaire, broyé par les forces du capita­lisme même — quoique, comme capita­liste, il en fasse supporter les consé­quences aux seuls salariés !

     

    C'est dire, dans un premier temps, que la colère doit moins être dirigée vers M. Philippe Varin et la famille Peugeot que vers ces choses plus lointaines, plus abstraites et moins tangibles que sont les structures du capitalisme mondialisé, entités imperceptibles et impersonnelles mais vraies causes de la condition sala­riale présente, qui réunissent pour leur infortune les PSA comme les Doux, les Technicolor ou hier les Conti, et aux­quelles il faut maintenant contraindre le gouvernement à s'en prendre, pour mettre enfin un terme à la série.

     

    Sans doute ces causes sont-elles à l'œuvre depuis longtemps, disons depuis deux décennies. Mais c'est leur intersec­tion avec la crise financière de 2008, aggravée depuis 2010 en crise euro­péenne, qui produit cette déflagration.

     

    M. Hollande ne devrait donc pas tarder à s'apercevoir que dire « croissance » et obtenir des cacahuètes au dernier sommet européen (un plan grandiose de relance de... 1 % du produit intérieur brut [NB]) pouvait faire illusion cosmétique par beau temps, mais pas en pleine décapilo­tade — évidemment aggravée par toutes les mesures qu'il a par ailleurs avalées d'un maître coup de jabot : le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) (3), qu'il se gardera bien de soumettre à référendum, est par excel­lence la machine à produire de la réces­sion, qui fait les avalanches de plans sociaux. On voudrait beaucoup être neurone espion pour voir ce qui va se passer dans les cervelles « socialistes » au moment où se fera la conscience que l'Europe libérale, l'Europe sacrée, l'Eu­rope à tout prix, va leur coûter des vagues de chômeurs par paquets de cent mille... Ce n'est pas que l'Europe ne produisait pas déjà du chômage, à coups de con­currence libre et non faussée et de libé­ralisation des mouvements de capitaux, mais la baignoire se remplissait lente­ment ; pas de quoi émouvoir un éditoria­liste. Or voilà que toutes les canalisations viennent de sauter d'un coup, et le dégât des eaux devrait devenir visible même des plus obtus.

     

    PSA, comme tout le cortège des entre­prises en perdition, crève de l'effondre­ment de ses marchés dans un univers ultra-concurrentiel, c'est-à-dire d'abord de l'austérité généralisée et de la politique insensée qui prétend avoir trouvé le secret de la croissance au fond de la rigueur. On pouvait hélas annoncer de longue date (4) que la stupide fatalité des règles européennes conduirait nécessai­rement à des politiques économiques de restriction, soit l'exact contraire de ce qu'appelle la situation présente. Le Graal de la coordination européenne enfin découvert... mais pour le pire.

     

    Stupide fatalité des règles européennes

    L'ALLEMAGNE, au premier chef, a voulu ces règles et les a imposées. L'Allemagne a voulu la surveillance constante des poli­tiques économiques par les marchés financiers, les marchés financiers et l'Allemagne veulent l'ajustement immé­diat des finances publiques, l'Allemagne refuse toute solution ne satisfaisant pas à ses orthodoxies (budgétaire et moné­taire) ; la France veut le couple franco-allemand, donc elle consent implicitement à l'Europe de l'Allemagne. Tout cela est très bien ; maintenant, il faut vouloir les conséquences de ce qu'on veut. Ou bien changer un grand coup.

     

    Sur ce front-là, le changement consiste d'abord à enfin ouvrir les yeux, pour au moins accéder à ce réflexe élémentaire de survie qui consiste à réaliser que, si l'Allemagne impose à l'Europe un modèle conduisant toute l'Union sauf elle (et quelques-uns de ses voisins) dans la « grande dépression », alors le couple franco-allemand est une illusion toxique dont il est urgent de s'extraire par le rapport de forces, voire l'ultimatum. Soit l'Alle­magne s'engage dans une révision profonde de ses principes fondamentaux de politique économique, soit il faudra tirer l'échelle, constater l'impossibilité de faire union monétaire avec elle et consentir à des destins séparés : fracture en sous-blocs de la zone euro ou retour aux monnaies nationales. Et cela pour pouvoir enfin s'au­toriser quelques-uns des gestes qui sauvent, à choisir entre mobilisation intensive de la Banque centrale pour écrabouiller la spécu­lation et financer les déficits publics, orga­nisation de circuits hors marché de recy­clage des épargnes nationales vers les emprunts publics, défaut total ou partiel sur les dettes souveraines — au moins sur la part d'entre elles qui revient à l'évidence aux désastres de la finance privée, soit tout ce qui s'est accumulé depuis 2008 par la contraction du crédit consécutive à la crise des subprime —, puis transformation radi­cale des structures bancaires à cette occa­sion, etc. (5).

     

    Pour autant, il ne faut pas perdre de vue que la crise ne fait qu'amplifier les tendances de fond du capitalisme mondialisé, aimablement relayées par la construction européenne — et PSA reçoit le tout de plein fouet. Avec l'aimable concours des socialistes français, MM. Jacques Delors et Pascal Lamy en tête, l'Acte unique européen de 1984, puis les remarquables avancées de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ont eu l'heureux effet de mettre en concurrence salariés et territoires du monde entier sous un régime qui n'a de « non faussé » que le nom, puisqu'on imaginerait à peine concurrence plus faussée que celle qui oppose, dans un parfait plain-pied, des modèles sociaux si radicalement différents.

     

    Il en a résulté un mouvement extrême­ment profond de restructuration de la divi­sion internationale du travail qui a quasi­ment mondialisé les chaînes de valeur. Les grandes entreprises capitalistes opti­misent désormais leur sous-traitance à l'échelle globale, et parfois jusqu'à l'as­semblage, à l'image du rêve éveillé de M. Serge Tchuruk qui, en 2001, alors qu'il était patron d'Alcatel, avait fantasmé à voix haute le point ultime d'une entre­prise sans usine (6).

     

    Le capitalisme néolibéral mise beau­coup sur les effets d'irréversibilité de cette gigantesque transformation. Il a tort. Le mouvement est plus symétrique qu'il ne croit, et les restructurations peuvent procéder dans les deux sens, conduites toujours par le même paramètre directeur, à savoir les incitations inscrites dans les coûts. Une autre structure de coûts déter­minerait donc à nouveau un réaménage­ment de la division internationale du travail, et ce sont les Etats qui en détien­nent le levier : la fiscalité. Puisque les capitalistes ne connaissent que le langage des incitations, on va donc le leur parler. Une taxe kilométrique bien appuyée aurait ainsi la vertu de modifier sensi­blement les optimisations qui, en ce moment, envoient chercher les consom­mations intermédiaires (7) aux quatre coins du monde... pour les rapatrier en bateau. Pendant un moment encore, on n'enverra pas des carburateurs ou des pneus par courriel : c'est là qu'il faut taper.

    De rustiques droits de douane compléteront opportunément le dispositif — et tant pis pour les âmes sensibles qui s'effrayent du mot « protectionnisme » (8).

     

    Dans l'un et l'autre cas, il y a à l'évi­dence un avantage à procéder à une échelle régionale... même s'il n'est pas moins évident que cette échelle ne sera pas celle de l'Europe actuelle ! Mais qui peut dire ce que sera cette Europe d'ici douze mois? Ou plutôt, pourquoi ne pas envisager qu'une nouvelle union, entre un nombre plus petit de pays plus homo­gènes, d'accord pour rompre avec les excès les plus manifestes du néolibéra­lisme européen d'aujourd'hui, ne se pose comme une solution de sortie groupée d'une monnaie unique aussi néfaste qu'elle est proche d'éclater?

     

    La contrainte actionnariale est le dernier côté du triangle. Sans doute PSA n'est-il pas exactement le parangon de l'avidité dans ce domaine, et n'offre-t-il pas le plus beau des cas repoussoirs pour en instruire le procès : sous contrôle de la famille Peugeot (9), donc dans un environnement capitalistique plutôt stabilisateur, le groupe ne verse pas de dividendes en 2010 au titre de l'exercice 2009; son retour sur capi­taux propres (return on equity, ROE) est de 8 % cette même année, assez loin donc des fameux 15 % (10); il tombe même à 4 % pour 2011.

     

    Un « ébranlement ininterrompu »

    PAS D'ILLUSIONS, cependant : pour être, en termes tout à fait relatifs, moins fréné­tique que le reste du CAC 40, le groupe n'en exécute pas moins consciencieuse­ment quelques-unes des figures imposées du capitalisme actionnarial, car il faut bien lâcher quelques billes à la « famille ». Ainsi l'année 2011 voit-elle le versement d'un dividende de 287 millions d'euros, et surtout l'une de ces opérations aber­rantes de rachat par l'entreprise de ses propres actions (buy-back), pour 200 mil­lions d'euros tout de même, présentée ici à des fins d' autocontrôle, mais en fait destinée à augmenter le bénéfice par action et à soutenir les cours. Soit près de 500 millions d'euros par la fenêtre...

     

    PSA n'est certes pas l'illustration la plus gratinée du capitalisme actionnarial, mais celle-ci se trouve aisément ailleurs. Ainsi, par exemple, Sanofi s'apprêterait-il à supprimer entre mille deux cents et deux mille cinq cents postes, alors qu'il a fait quasiment 6 milliards d'euros de profits en 2011, versé 1,3 milliard aux actionnaires (3,1 milliards l'année précé­dente) et racheté pour 1 milliard de ses propres actions (11); et nous sommes heureux d'apprendre que le premier trimestre 2012 s'est déjà montré très prometteur. De ce que tout va bien Sanofi n'omet pas de conclure que tout pourrait aller encore mieux. Et que les salariés feront l'appoint.

     

    C'est ce genre de chose, modéré parfois, déboutonné le plus souvent, auquel il faut mettre un terme. Dans une panoplie bien étagée de contre-mesures actionnariales qui vont de la cessation de la cotation en continu (12) à la fermeture pure et simple de la Bourse (13), on pour­rait recommander ici le shareholder limited authorized margin (SLAM), gentille guillotine fiscale qui fixe (par secteur) une rémunération actionnariale limite autorisée et prélève à 100 % tout ce qui dépasse (14) — avec pour effet bien net de cisailler à la base toutes les incita­tions des actionnaires à pressurer les entreprises pour leur faire cracher un surplus de rentabilité, puisqu'il le leur sera immanquablement confisqué !

     

    Mais peut-être la mesure la plus urgente, et la plus accessible, consisterait-elle, en attendant, à faire enfin payer au capital le prix des désordres qu'il recrée indéfiniment dans la société par le travail sans fin de ses déplacements et de ses restructurations. Karl Marx et Friedrich Engels avaient de longue date noté — dans le Manifeste du parti communiste, en 1848 — que le capitalisme « ne peut exister sans révolutionner toujours plus avant les instruments de production (...). Le boule­versement continuel de la production, l'ébranlement ininterrompu de toutes les catégories sociales, l'insécurité et le mouvement éternel distinguent l'époque bourgeoise de toutes celles qui l'ont précédée ».

    Que ce soit la logique même du capital, et que nous ayons à la souffrir pour n’avoir pas trouvé encore le moyen de sortir de son ordre, c’est notre lot.

    Mais il n’entre pas nécessairement dans celui-ci que la société doive subir sans mot dire les catastrophes sociales et humaines permanentes que le jeu des capitalistes réengendre continûment.

    Si donc nous ne savons pas encore comment arrêter le mouvement infernal, nous pouvons au moins d'abord songer aux moyens de le ralentir, et ensuite remettre à qui les causes l'obligation de réparer les dégâts.

     

    Tels pourraient donc être les termes d'un grand compromis politique, le seul qui puisse rendre le capitalisme tempo­rairement admissible, en fait le minimum que devrait revendiquer une ligne sociale-démocrate un peu sérieuse : « Nous prenons acte qu'il entre dans la logique de l'accumulation du capital de tout désta­biliser uns cesse; pour l'heure, nous ne pouvons pas faire autrement que de l'ac­cepter à un certain degré ; vous êtes donc encore libres pour un moment de vous adonner à votre jeu. Mais sous certaines conditions structurelles seulement. Et sous l'impératif sine qua non que, de votre mouvement perpétuel, vous assumiez tous les dommages collatéraux. »

     

    Que la division du travail soit soumise à un processus incessant de restructuration — par l'arrivée constante de nouveaux produits, de nouveaux procédés et de nouveaux concurrents —, soit ! Mais c'est au capital lui-même que revient d'en supporter les coûts sociaux, par exemple en finançant seul un fonds de restructu­ration ayant à charge de satisfaire les obli­gations légales réelles qui accompagne­raient tout plan social :

     

    • Retrouver un emploi à chacune des victimes (sous des critères exigeants d'adéquation géogra­phique et professionnelle);
       
    • Financer les mobilités volontaires;
       
    • Prendre à sa charge des programmes de formation étendus pendant toute la durée du retour à l'emploi.

     

     

    Il n'est évidemment pas question que ce fonds de restructuration, financé exclusivement par le capital — puisqu'il s'agit de ses propres nuisances —, soit sous son seul contrôle — puisqu'il s'agit de la vie des salariés. Ce sont donc ces derniers, et leurs représentants, qui en géreront les allocations, et notamment qui définiront les critères de l'emploi admissible ; eux encore qui décideront de ce qui meublera le temps du retour à l'emploi, à propos de quoi on leur sug­gère de ne pas manquer d'imagination : loin de s'arrêter aux formations profes­sionnelles, ces programmes pourraient tout aussi bien valider des enseignements très généralistes, passages à l'université ou dans des institutions ad hoc, telles que le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), à multiplier, consacrées à la reprise d'études, à tous niveaux, des adultes « non-étudiants », ou encore, pourquoi pas, des moments d'investisse­ment dans des associations militantes ou des causes collectives.

     

    Il y a quelque chose de réjouissant à l'idée que des salariés en transition pour cause de plans sociaux pourraient se retrouver à étudier l'histoire politique et celle des mouvements sociaux, ou bien l'économie critique (ou ce qu'ils veulent, d'ailleurs), perspective qui, en soi, et en plus du prélèvement obligatoire spécial destiné au fonds, pourrait décider les entre­prises à y regarder à deux fois avant de licencier, une opération aussi coûteuse, et à tous les titres, devenant la solution de tout dernier ressort. Le capitalisme, dit-on, n'est qu'inventivité. Gageons donc qu'il saura déployer toute sa créativité pour faire son chemin parmi les obstacles d'un coût du licenciement rendu prohibitif, exactement comme il a su le faire parmi ceux du renchérissement des matières premières, ou jadis des taux d'intérêt.

     

    Sans doute ce fonds, comme tout fonds de mutualisation, -créera-t-il à court terme des inégalités... au sein du capital, entre les entreprises durablement créatrices d'emplois et celles qui en détruisent régu­lièrement, les premières payant pour les secondes. Mais, à long terme, toutes les entreprises finissent par passer de la première dans la deuxième catégorie, et deviendront donc bénéficiaires du système. Entre-temps, on pourra laisser au groupe du capital le soin de régler lui‑même ses petits problèmes de coordina­tion interne et de définir pour son propre compte ses critères à lui de l'équité ; du moment que l'enveloppe globale du fonds est acquittée, le reste ne nous intéresse pas.


     

    On pourrait également ajouter ceci : a fortiori quand l'entreprise est conduite à la faillite, mais avant même, une décision de licenciement collectif est une atteinte suffisamment rude à la vie des salariés pour justifier qu'ils se réapproprient leur destin commun de producteurs. Un plan social pourrait donc ouvrir des préroga­tives élargies aux représentants des sala­riés, comme l'octroi d'une majorité au conseil d'administration et la pleine parti­cipation aux organes de direction. Si le capitalisme est la soumission du travail, celle-ci n'aura de légitimité que tant que le capital... créera du travail. Cette condi­tion s'entend évidemment localement, à la différence des idéologues libéraux qui se gargarisent de ce que la mondialisation a si bien fait croître le monde « globale­ment », par pays émergents interposés, résultat sans doute admirable, mais qui fait une belle jambe aux licenciés européens.

     

    Il s'agit donc de soumettre la soumis­sion ! En tout cas de lui demander ses titres, c'est-à-dire de faire ses preuves. Les capitalistes aiment à rappeler qu'ils sont « ceux qui créent les emplois » : on va les prendre au mot. Ils se targuent également sans cesse d'aimer les aiguillons et les défis à relever : on va leur en donner. Toute incapacité collective à créer de l'emploi finira en cotisations accrues au fonds de restructuration; toute incapacité individuelle, en abandon du pouvoir patronal.

     

    On le voit, il s'agit ici d'esquisser tout un camaïeu de transition vers une sortie du capitalisme, dont l'étape principale résiderait dans la réappropriation par les salariés de leur souveraineté de produc­teurs — soit l'abolition de la propriété financière comme principe de la dévolu­tion du pouvoir et la pleine association politique des salariés à la détermination de leur destin commun.

    L'instrument de ce glissement progressif pourrait là encore. si l'on ose dire, capitaliser... sur les échecs du capital. Toute situation de redressement judiciaire ouvrirait au collectif des sala­riés un droit de préemption pour 1 euro symbolique, à charge pour eux de s'orga­niser en communauté politique de produc­tion — ce que j'ai appelé ailleurs une « récommune » (15). Si, comme on peut l'imaginer, le capital ne souhaite rien tant que conserver son pouvoir, gageons que les plans sociaux et les dépôts de bilan vont rapidement passer de la catégorie « procédé ordinaire de gestion » à celle de « phobie cauchemardesque ».

     

    Le socialisme de nettoyage, ça suffit

    C'EST tout cela que font revenir d'un coup le choc PSA et l'inénarrable minis­tère du passage de la serpillière ; tout cela qui dessine le vrai paysage de la bataille, celle qui ne peut jamais avoir lieu là où elle devrait censément, c'est-à-dire dans le débat électoral, et qui prend forcément place ailleurs, en l'occurrence sur le front des luttes sociales. Par une sorte de malé­diction historique, c'est de nouveau le PS qui s'y colle. Après Talbot 1983 et Vilvorde 1997, PSA 2012. Mais, depuis si longtemps, de l'eau coléreuse a coulé sous les ponts, et il se pourrait que, cette fois, le socialisme du passage entre les gouttes finisse rincé.

     

    Rarement un événement a eu, sans doute par son ampleur, le don de concen­trer à ce point les enjeux les plus fonda­mentaux d'une époque. M. Tchuruk a eu ses rêves éveillés ; nous pouvons aussi avoir les nôtres. Nous pourrions rêver éveillés que PSA deviendrait un emblème et un point de ralliement politique, mais de la politique du mouvement social, qui saurait reconnaître dans ce tragique cas particulier l'universel du combat contre le capitalisme mondialisé.

     

    Visiblement, les syndicats et les salariés de PSA sont remontés comme des coucous. Il ne faut pas les laisser seuls. Un mouvement social «PSA » ne serait pas simplement PSA : il serait Technicolor, Air France, Fralib, Conti ; il serait le mouvement social des salariés présents, hélas voués à être rejoints bientôt par de nombreux autres, que la crise européenne et le capi­talisme néolibéral s'apprêtent à jeter comme des malpropres. Un mouvement social qui dirait que le socialisme de nettoyage, ça suffit, qu'après avoir soigneusement évité pendant tant d'an­nées de déranger tout ce qui agresse le salariat, il va falloir revenir à quelques résolutions fondamentales. Et que le vrai changement, c'est maintenant.

     

    FRÉDÉRIC LORDON.

     

    1. Débat avec Jacques Généreux, 3 juillet 2012, www.lemonde.fr
    2. Fonds d'investissement dans des sociétés non cotées en Bourse, notamment au moyen du fameux rachat par endettement (leverage buy-out ou LBO). 
    3. Lire Raoul Marc Jennar, « Deux traités pour un coup d'Etat européen », Le Monde diplomatique, juin 2012. 
    4. Lire « En route vers la Grande Dépression? », La pompe à phynance, 18 mai 2010, http://blog.monde­diplo.net  
    5. Toutes choses qu'il faudrait accompagner de leurs détails techniques. Cf. Les économistes atterrés, Changer d'économie et L'Europe maltraitée, Les liens qui libèrent, Paris, respectivement 2011 et 2012; ou encore « Sauver les banques jusqu'à quand ? », «Le commencement de la fin », « Euro, terminus ? », « La fausse solution des eurobonds », La pompe à phynance, 11 mai 2010, 11 août 2011, 24 mai et 1" juin 2012. 
    6. Un rêve au demeurant fort proche d'être réalisé par Apple... 
    7. Biens et services entrant dans la production de marchandises (matières premières, énergie, pièces détachées...).
    8. Lire le dossier sur le protectionnisme dans Le Monde diplomatique de mars 2009.
    9. Qui détient 31 % des parts mais 48 % des droits de vote, auxquels s'ajoutent les 4,5 % des salariés. 
    10. Lire Isabelle Pivert, « La religion des quinze pour cent », Le Monde diplomatique, mars 2009. 
    11. Sanofi, rapport annuel 2011. 
    12. Lire « Instabilité boursière : le fléau de la cotation en continu », La pompe à phynance, 20 janvier 2010. 
    13. Lire « Et si on fermait la Bourse ? », Le Monde diplomatique, février 2010. 
    14. Lire « Enfin une mesure contre la démesure de la finance, le SLAM ! », Le Monde diplomatique, février 2007.
    15. La Crise de trop. Reconstruction d'un monde failli, Fayard, Paris, 2009.

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