• Noël à Buchenwald

    Noël à Buchenwald par Roger Martin

    Noël à Buchenwald

    Illustration : Zcape Site internet : http://zcape1.deviantart.com/

    Ça sent le sapin (2/8). Notre série de huit nouvelles noires pour les lecteurs de l'Humanité pour les fêtes de cette fin d'année 2012. À lire dans l'Humanité d'aujourd'hui : L'homme aux semelles de pneus par Patrick Bard.

    Décembre 1944

    Jamais la situation n’a été aussi désespérée.

    L’hiver est là. La colline de l’Ettersberg ne suffit pas à arrêter les vents qui s’engouffrent dans le camp. La neige s’est transformée en glace. Les déportés qui triment à la carrière tombent comme des mouches. C’est ce que nous sommes aux yeux de nos bourreaux.

    Malgré le froid, la faim, la vermine qui nous ronge, nous avions repris espoir…

    Paris libéré, l’Union soviétique presque débarrassée des envahisseurs, les partisans yougoslaves à l’offensive malgré la terreur oustacha, partout les armées allemandes refluaient. Sur le sol du Reich lui-même, Dresde, Francfort, Hambourg n’étaient plus que ruines et décombres fumants. Des dizaines de milliers de civils erraient dans des villes fantômes au milieu de cadavres, cependant que les bombardiers alliés, par vagues grossissantes, venaient chaque nuit semer la désolation.

    Et voilà que l’espoir déserte. Les haut-parleurs de Buchenwald diffusent des communiqués triomphants. Le 16 décembre, l’armée allemande a lancé une offensive foudroyante dans les Ardennes belges. Non seulement les Alliés n’ont pas réussi à la mettre à genoux mais elle a reconstitué une grande partie de sa puissance de feu, des tanks sortent par centaines d’usines souterraines, tous les hommes valides de seize à soixante ans sont mobilisés, une nouvelle armée blindée SS, la 6e, vient d’être créée.

    Les sourires refleurissent sur le visage de nos maîtres. Le camp bruisse de rumeurs savamment entretenues. Des armes terribles vont entrer en action, élaborées au fond de grottes et de souterrains, au prix de milliers de morts de sous-hommes…

    Un vent de désespoir s’est levé. Chaque semaine, de nouveaux convois déversent leur cargaison de morts-vivants entassés à moitié nus, sans chaussures, sur de simples plates-formes, sous le feu de mitrailleuses pivotantes dont les servants n’hésitent pas à se servir.

    Le petit camp déborde. Des déportés qui ont réussi à tenir des mois, voire des années, s’abandonnent. Le matin, les charrettes des morts viennent procéder à la macabre récolte des cadavres dans les blocks surpeuplés. Les fossoyeurs, des squelettes qui n’ont pas toujours la force de soulever les corps de leurs semblables, découvrent au dehors, adossés aux parois des baraquements, des dizaines de déportés qui n’ont pas trouvé la force de réintégrer leur block à la nuit tombée. Assis dans la neige, la figure recouverte d’une pellicule de glace, une simple pression sur leur épaule les fait basculer lentement sur le côté.

    Le Comité international s’est réuni. La situation est grave. Il faut encore tenir. Combien de temps ? Qui le sait ? Le Comité des intérêts français, Marcel Paul, le colonel Manhès, Eugène Thomas et les autres ont pointé la priorité. Renforcer la solidarité, raviver l’espoir de ceux qui trop vite ont cru que la libération de la France entraînerait la fin de leur calvaire. Noël approche. Les dirigeants du CIF, quelles que soient leurs croyances, sont d’accord. Il faut préparer dans les blocks où les Français sont en nombre une fête dont l’aboutissement compte sans doute moins que la préparation, qui doit mobiliser, galvaniser, rassembler les déportés autour d’un but commun : surmonter leur détresse. Toutes les capacités, et elles sont nombreuses, seront sollicitées. D’ailleurs, les dirigeants du Comité international ont déjà fait leur cette proposition. Les Russes et les Ukrainiens prévoient un spectacle de chant choral, les Allemands un cabaret satirique, les Belges organiseront une messe, au-dessus du local de la morgue. Les pères Le Loir et Thyl officieront, cependant que des résistants communistes monteront la garde à l’extérieur…

    Les Français sont pris de frénésie. Des peintres, Boris Taszlitski, Pierre Mania, des musiciens, Maurice Hewitt, Yves Darriet, Marco Marcovitch, des poètes, André Verdet, un tout jeune chanteur, Robert Widerman, rivalisent dans les initiatives et le talent.

    Tous collaborent à célébrer ce que le CIF a baptisé la force de l’esprit. Bientôt, il apparaît que le programme prend trop d’ampleur, enfle démesurément. Pas de préséances, de rivalités mesquines, la décision est vite prise. Ce n’est pas une soirée qui sera organisée mais dix, vingt, d’autant que Julien Cain, directeur de la bibliothèque nationale, Christian Pineau et d’autres ont proposé des conférences, ou plutôt des causeries. Littérature, physique, astronomie, médecine… Mais la nuit du 25 décembre 1944, chacun en est tombé d’accord, c’est à la poésie qu’elle sera consacrée.

    Les blocks de Français 14, 26, 31, 34, 38, sont sur le pied de guerre. À la demande de Lucien Chapelain, un des responsables de la Brigade d’action libératrice, Yves Boulongne et André Verdet ont lancé un appel : Poètes, à vos plumes ! Et, à défaut de plumes, justement, des moignons de crayon sont entrés en action, noircissant des morceaux de papier kraft salis, déchirés, graisseux, récupérés sur des colis…

    Cette nuit-là, tandis que des camarades du Comité montent la garde dans le froid et la neige, juchés sur un tabouret ou une table, se succèdent les déportés poètes qui font reculer la peur et la mort par la force du verbe et la grâce d’un crayon qui ne dépasse pas cinq centimètres…

    La nuit est tombée, Yves Boulongne, dans un silence impressionnant, finit de dire son poème.

    Maintenant, la lutte nous a scellés

    Patiemment nous avons vécu

    Patiemment nous avons œuvré.

    Déjà un gazon d’aube

    Descelle les ruines…

    Mardi 26 décembre 44, 6 heures. L’appel s’éternise, les SS arborent des mines défaites. Un bruit court de groupe en groupe. Un frémissement passe sur la place d’appel où 25 000 déportés bravent le froid.

    L’offensive allemande vient de se briser à Bastogne, dans les Ardennes belges.

    L’espoir renaît…

     

    • Dernier titre paru : les Ombres du souvenir (Le Cherche Midi). À paraître en mars : Dernier convoi pour Buchenwald (Le Cherche Midi).

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