• Ma vie sans Ferrat

    Un an après la mort du chanteur, Colette, sa femme, a ouvert leur maison d’Antraigues à Michel Drucker pour Paris Match.

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     Un entretien avec Michel Drucker - Paris Match

    Quand il m’arrive de me retourner sur ma longue vie d’homme de télé, je découvre avec un certain étonnement que cet étrange métier ne m’a pas donné beaucoup l’occasion de me faire de vrais amis, au sens solide du terme. Le monde des artistes est un monde à part, peuplé d’êtres à la fois forts et fragiles, qui vivent en permanence dans l’inquiétude et l’incertitude du lendemain. Centrés sur eux-mêmes, effrayés par la peur de disparaître, de ne pas tenir la distance. Leur ego occupe tout leur temps, tout leur espace. Avoir une relation d’amitié très forte demande un minimum d’investissement. « Parlez-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse » laisse peu d’espoir à un « retour sur investissement ».

    L’amitié, comme une fleur, a besoin d’être arrosée régulièrement pour ne pas pâlir, jaunir, se flétrir et mourir jeune. J’ai pourtant, dans mon panthéon, quelques très rares ­personnalités avec qui j’ai noué une relation forte. Elles sont mes références, mes repères, mes guides, mes consciences. Jean Ferrat était de celles-là. Il est entré dans ma vie il y a près de trente ans, prudemment, silencieusement, sur la pointe des pieds. Quelques grandes émissions de télé et des visites régulières dans son repaire ardéchois ont suffi à tisser un lien durable, à établir entre nous un rapport fraternel fait de ­discrétion, de pudeur, de non-dits et, au cours de ces dernières années, de nombreux coups de téléphone brefs, compte tenu de son état de santé. Son souffle court et la gravité de sa voix, si chaude habituellement, traduisaient son angoisse, sa souffrance, son désarroi.

    Je n’étais pas revenu à Antraigues-sur-Volane depuis sa disparition. Ma dernière visite avait eu lieu le dernier été qui précéda sa mort. Cet après-midi d’août 2009, avant mon ­décollage en hélicoptère du stade d’Antraigues, il m’avait ­demandé de survoler une dernière fois sa petite maison, ­accrochée au flanc de la montagne. Le salut qu’il m’adressa depuis sa terrasse, la main sur le cœur, était un adieu. Il se ­savait au bout du voyage mais il continuait à se battre pour ne pas abandonner Colette, la femme de sa vie. Jean et ­Colette, Colette et Jean. Quarante ans d’amour, de complicité et, à la fin, une lutte de chaque jour contre la maladie.
    Pour la ­première fois, Colette me reçoit seule et, à peine descendues les premières marches de cette maison toute en petites terrasses ombragées, j’ai l’impression que Jean va me rejoindre. Des souvenirs m’envahissent, précis. Oural, son berger allemand à poil long (il lui avait dédié une chanson), va venir frôler nos jambes, je le sens. Il doit être en contrebas, avec son maître qui pêche au bord du torrent. Jean se repose ; il fait sa sieste. A moins qu’il ne soit dans son petit bureau. Je crois entendre quelques accords de guitare. Il finit de ciseler un texte, comme un ébéniste polit son meuble. Les camélias sont en fleur ; il fait un temps d’été. Yves Jouanny, le copain restaurateur de La Remise, la « cantine » de Jean au village, va apporter des truites pêchées le matin même pour le déjeuner, et Jean­ ­ouvrira une bouteille de blanc. Je l’entends me dire : « Michel, demande à ton copain Besancenot de ne pas diviser son camp. Il a un beau coup à jouer avec Mélenchon. La gauche doit être unie sinon elle ratera le coche. » Colette me sourit, son regard voilé me dit tant de choses.

    Paris Match. Colette, quels souvenirs gardes-tu de ta ­première rencontre avec Jean Ferrat ?
    Colette Ferrat. C’est une image très précise. Nous sortions du Temps perdu, un petit café-restaurant-cabaret sur la place d’Antraigues. Il avait une DS 19 blanche, voiture mythique de l’époque. J’étais un peu désemparée car ma vieille Porsche 912 était en panne. Me voyant contrariée, il est venu me rassurer, il m’a embrassée gentiment. Je n’ai jamais oublié ce moment. Il était déjà installé à Antraigues depuis quelques années.

    Que faisais-tu à l’époque ?
    J’étais monitrice d’éducation physique au lycée ­Triboulet à Romans. J’habitais Valence et, d’habitude, je faisais la route à Vespa.

    Que représentait Jean Ferrat pour toi dans les années 60 ?
    Je connaissais peu l’artiste car j’écoutais surtout Brassens. Mais, très vite, j’ai découvert son répertoire, la profondeur de ses textes et sa voix envoûtante.

    A quoi ressemblait votre vie au quotidien, dans cette région si sauvage ?
    Jean a eu une vie d’artisan dont le grand bonheur était, avant tout, d’écrire et de composer. Nous menions une existence calme, rythmée par les saisons, très marquées dans cette région unique. Jean aimait beaucoup sa maison, qui n’était qu’une grange quand il l’a achetée. Une maison accrochée à une pente rocheuse, au flanc d’une petite montagne surplombant un torrent où il aimait pêcher. Quatre bergers allemands à poil long nous ont accompagnés pendant de longues années. Ouralou, Machu-Picchu, Java et ­Eldorado. Il a adoré ses chiens.

    N’a-t-il pas eu parfois envie de revenir à la scène, qu’il avait quittée si tôt ? Sa dernière apparition parisienne ne datait-elle pas de 1972 au Palais des Sports ?
    Pas vraiment, même si, parfois, je l’entendais me dire : “Tout de même, Aznavour, Nougaro, quelle pêche !” Mais quand il a ­décidé de quitter le métier, il sentait que faire de la scène devenait trop technique, trop gigantesque. Il n’avait plus la force d’assurer des tournées devenues des barnums. Jean venait du cabaret. Brel avait pris la même décision quelques années plus tôt.

    Gardait-il quand même le contact avec le métier ?
    Assez peu. Mais il se tenait au courant. Il écoutait beaucoup France Inter malgré la tristesse et, parfois, la colère qu’il ressentait de ne pas être programmé sur cette radio de service public. Il s’en était ouvert à la ­direction des programmes de l’époque. Et puis, il était en relation permanente avec Gérard Meys, son ami et homme de confiance, producteur et éditeur. Ils ont formé un couple unique pendant cinquante-deux ans. Isabelle Aubret a toujours été là, elle aussi. Il la considérait un peu comme sa petite sœur et sa meilleure interprète. Sans oublier Francesca Solleville, fidèle parmi les fidèles. Ce trio est indissociable de la vie de Jean.

    Suivait-il de près l’actualité en général ?
    Il regardait les journaux télévisés et s’inquiétait beaucoup à l’approche du XXIe siècle. Ce qui vient de se passer au Japon lui aurait certainement inspiré une chanson sur la folie des hommes et la révolte de la planète.

    Derrière son regard sombre, quelquefois mélancolique, et son répertoire grave, Jean aimait-il rire ?
    Il aimait la vie, et si certaines chansons ont évoqué les grands problèmes du monde, la faiblesse des plus démunis, la classe ouvrière, les paradoxes et les violences des régimes ­communistes, l’antisémitisme, il avait des moments de grande joie et de bonheur partagé. Les parties de boules sur la place d’Antraigues avec Félicien, à qui il a dédié une chanson, les soirées passées à jouer aux cartes étaient ses petits bonheurs à lui.

    Et il aimait aussi beaucoup le tennis !
    Jean était fou de tennis. Avant ses ennuis pulmonaires, il jouait souvent en simple et en double sur les courts du village. Il n’a jamais raté un tournoi du Grand Chelem. Il veillait ­souvent la nuit ou se levait tôt pour les différés d’Australie et des Etats-Unis. Il adorait Wimbledon et Roland-Garros. Nous ­allions parfois porte d’Auteuil et aussi à Monte-Carlo. ­Federer a été son idole. Il le considérait comme un grand artiste, comme un créateur.

    Parlait-il souvent de ses origines ?
    Rarement, mais il n’a jamais oublié qu’il s’appelait Jean Tenenbaum, dont le père n’est jamais revenu d’Auschwitz. C’était une douleur secrète. “Nuit et Brouillard” est une chanson majeure de son répertoire, comme “Potemkine” ou encore “Le bilan”.

    Quelles sont tes chansons préférées ?
    Evidemment “Aimer à perdre la raison”, “Que serais-je sans toi”. Mais je crois que ma préférence va à “Ma France”. Tout est dit dans cette chanson.

    Quelles sont les images qui reviennent quand tu penses à vous deux ?
    Je pense à Jean tout le temps, souvent la nuit quand je ne trouve pas le sommeil. Je revis nos merveilleux voyages en Jordanie, au Kenya, en Egypte ; je revois nos croisières en Norvège, en Italie, en Grèce, nos périples gastronomiques. Nous connaissions la plupart des chefs étoilés de France. Jean adorait la grande cuisine. C’était un épicurien, un bon vivant. Si vous écoutez “L’amour est cerise”, vous découvrez un autre Ferrat, qui plaisait beaucoup aux femmes. Il m’est arrivé de demander à certaines fans, venues frapper à notre porte ou s’étant introduites dans notre jardin, de respecter sa tranquillité. Mais il aimait les gens, leur parler, connaître leur vie. Il n’était pas un mondain.

    Comment aurait-il vécu cette vague d’émotion qui a submergé les Français au lendemain de sa mort et ce défilé ininterrompu qui a lieu chaque week-end sur sa tombe ?
    Il aurait été absolument sidéré par ces réactions. Jamais il n’aurait pensé être aussi présent dans le cœur des gens car, disons la vérité, qui, à part toi, Michel, a parlé à Ferrat et l’a programmé à la radio et à la télé pendant toutes ces années ? J’ajoute que le succès considérable des CD et des DVD sortis depuis un an lui aurait fait chaud au cœur.

    Comment ce petit village d’Antraigues va-t-il continuer à vivre sans la présence de Jean ?
    En 2012 naîtra un festival de la chanson et bientôt ­ouvrira la Maison Jean-Ferrat, sur la place du village. Ce sera un lieu de culture vivante où se rencontreront des auteurs, des ­comédiens, des poètes. Jean connaissait et aimait ce projet. Ce travail de mémoire est ma façon de continuer à aimer l’homme qui m’a rendue si heureuse pendant toute une vie. Que serais-je sans lui ?

    http://www.parismatch.com

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