C'est un paysan que je croise, à l'occasion, depuis quelques années. Comme je passe devant sa maison, je décide de lui rendre une petite visite de courtoisie. Je suis accueillie dans la cour de ferme par un concert d'aboiements rageurs qui ne couvrent pourtant totalement le grand silence qui s'écoule des battants grands ouverts de l'étable moderne qui en délimite le fond. Au loin, de l'autre côté de la route, un tracteur se presse mollement pour venir à ma rencontre. C'est le paysan qui m'a vue de loin garer mon vélo sur la propriété et qui ne m'a manifestement pas encore remise. Il faut bien dire que je tiens une bonne forme, dans tous les sens du terme, et qu'il m'a connue... plus trapue.
Vous êtes en vacances, en ce moment ? J'ai vu que l'étable était vide.
Le principe est simple : la grosse boiboite lui livre un lot de petits veaux avec leurs sacs de nourriture. Le paysan les parque dans des hangars-étables dont les animaux ne sortiront pas de tout leur séjour et se contente de les engraisser en leur filant la nourriture livrée avec les bestiaux. Ça simplifie déjà nettement la tâche : pas besoin de pâturages pour les animaux, de leur courir après dans les prairies, de les rassembler dans les stabulations ou de se faire chier à trouver du fourrage qui coûte un bras quand l'herbe pousse mal ou se fait rare. Je ne critique pas, je comprends la démarche : tu réceptionnes des veaux que tu ne connais pas, tu les engraisses un certain moment avec des aliments dont tu ignores tout, probablement le temps de devenir
certifié VF, élevage à la ferme, et on revient t'embarquer les bestiaux pour une destination dont tu le bats les steaks, en échange d'un salaire prédéterminé et sachant que tu peux partir en vacances entre deux livraisons. Que demande le peuple agricole de plus, je vous le demande ? C'est juste que ces veaux, c'est typiquement le genre de viande que le paysan ne servira jamais à bouffer à sa table.
En fait, non. J'ai arrêté.
Tu as arrêté les veaux ? Tu fais quoi à la place ?
Rien, j'ai arrêté, j'ai pris ma retraite.
Déjà ? Je croyais pourtant que cette organisation t'allait bien, non ?
Oui. C’est juste qu'il y a quelque temps, on m'a expliqué que mes installations n'étaient plus aux normes. Qu'il fallait que je refasse les étables entièrement ! Et là, je me suis dit que j'allais arrêter les conneries et surtout pas me coller 30 patates de crédit sur le dos à mon âge. Le plus simple, c'était d'arrêter.
C'est un peu partout pareil. Dans le coin, il y a aussi du canard. Beaucoup. Ben oui, le magret et le foie gras que l'on déverse par tonnes dans les rayonnages festifs et gourmands un peu partout dans le monde, faut bien les prélever quelque part et c'est sur une véritable armée de canards que cela se fait. Là aussi, l'élevage paysan a fait place à la rationalité en intégration verticale. De longs et bas bâtiments de tôle vaguement climatisés ont poussé un peu partout dans la cambrousse, comme des cèpes après une pluie d'orage. Je les sens avant de les voir. Je les appelle en mon for intérieur les stalags 13. Univers concentrationnaire ovipare à ras des pâquerettes. Que l'on remplit à la gueule de poussins fraîchement éclos et livrés par palettes entières. Pour l'engraissage. Et le label. Important, le label. C'est d'ailleurs pour ça que les bâtiments ont de petits portails creusés à chaque extrémité : pour que les palmipèdes puissent se traîner à la lumière du jour dans l'interstice boueux qui sépare chaque bâtiment. Élevés en plein air, élevés en plein Gers... mais aussi mal lotis que la plupart de leurs autres collègues à plumes. Toute cette promiscuité volaillère produit des tonnes de fientes dont l'odeur âcre me prend à la gorge bien avant que je sois sur l'exploitation. Ça ne sent même pas la merde. Ça sent la mort, la maladie, la décomposition. Les jours de grandes chaleurs, les côtés des grands bâtiments en tôle se soulèvent un peu pour faire circuler l'air que de grands ventilos peinent à brasser et ce souffle fétide me cueille en plein effort, me brûle les poumons à force de me retenir de vomir. Les élevages de poulets sont du même acabit et puent à peine un peu moins. Là aussi, c'est de l'élevage d'exportation. Les producteurs-ouvriers, entièrement soumis aux diktats de leurs superviseurs, ont souvent aussi une basse-cour, à part, à l'ancienne. Pas de rationalité. Pas de normes européennes changeantes. Juste des barbaries, les canards dont la viande est fabuleuse, qui gambadent à leur guise et prennent l'ombre sous les figuiers dont ils gobent les fruits à l'occasion. C'est ceux-là qu'on bouffe. Pas les autres. Pas les prisonniers des stalags bien aux normes.
Oui, logique. Mais avec quoi tu vis maintenant ?
Ben ma retraite MSA et comme famille d'accueil.
Ça te fait combien, la retraite agricole ?
410 €/mois, pour 40 ans de boulot. Ça fait envie, hein ?
Et ta femme ?
180 €/mois, conjointe d'exploitant !
Putain, c'est pas lourd. Et quand tu vas claquer ?
Tu comptes : 180 €/mois plus la moitié de ma retraite, ça lui fera 395 €/mois.
C'est nettement moins que le minimum vieillesse.
Oui, c'est même moins que le RMI. Pour une vie de travail.
Et tes terres, tu vas en faire quoi ?
Il y a déjà du monde intéressé. Tout autour, ça a été racheté. Par un gros. Il veut aussi les miennes. Je pense que je vais aussi lui vendre.
Il aurait pu produire de la viande de qualité, comme un résistant, comme ce paysan savoyard entraperçu l'autre soir dans un reportage de Arthus-Bertrand. Un vieux de la vieille. À qui on ne la fait plus. Les bacchantes grises érigées vers le ciel comme un ultime et dérisoire défi, le mec a laissé tomber les conneries productivistes pour recommencer à faire de l'Abondance. Dans des alpages de carte postale. L'Abondance est à la vache ce que Marilyn Monroe était à la femme : sa plus belle expression, une sorte de fantasme incarné.
Moi qui étais chez mon paysan l'après-midi même et qui suis originaire de la région du vieux moustachu, je suis soufflée : le maïs est une plante tropicale qui a donc besoin de beaucoup de chaleur et d'eau, une plante déjà pas adaptée au grand Sud-Ouest, dont elle accapare tout le réseau hydrographique jusqu'à le mettre à genou dès le printemps, mais c'est encore moins une céréale de montagne.Quand j'étais jeune, à moment donné, il a fallu faire du maïs. Partout, on ne parlait plus que de ça : le maïs, le maïs, le maïs. Tous les paysans du coin se sont mis au maïs. On n'avait pas de raison de se méfier. Un soir, ma mère de 82 ans rentre à la ferme et me dit :
pourquoi tu ne fais pas de maïs ? Tout le monde fait du maïs. Toi qui es moderne, tu devrais faire du maïs.
Des normes, des paysans, des injonctions, des vaches élevées hors-sol avec des aliments coûteux et pas adaptés. Et des pépettes. Plein de pépettes. Sauf pour les paysans. D'ailleurs, bientôt, on va changer les normes. Encore. Pour redonner des farines animales à manger aux animaux d'élevage. Logique. Rationnel. Mais ça dépend pour qui.Bon, la première année, ça a donné. Pas terrible, mais ça a donné. L'année suivante, ça a été catastrophique. Et là : les pépettes. Tous ceux qui avaient planté le maïs, ils ont touché les pépettes. Et pendant 30 ans, ça a duré comme ça : une année sur deux, hop, les pépettes ! Pour les vaches, y n'en avait pas. Y en avait que pour le maïs. Avec lequel on nourrissait les vaches. Sauf que le maïs, c'est pas prévu pour nourrir les vaches. Il manque des protéines. Lesquelles sont dans le soja. Qu'on ne produisait pas, mais qu'on importait des États-Unis. Alors que les vaches, c'est fait pour manger de l'herbe. C'est quand même bien fait, non ?