• Le mode de production capitaliste

    A. — Le capitalisme prémonopoliste

    Chapitre 5 — La coopération capitaliste simple et la manufacture

    5.1. La coopération capitaliste simple.

    Le capitalisme se rend d’abord maître de la production telle qu’il la trouve, c’est-à-dire avec sa technique arriérée d’économie artisanale et petite-paysanne, et ce n’est que plus tard, à une phase supérieure de son développement, qu’il la transforme sur des bases économiques et techniques nouvelles.

    La production capitaliste commence là où les moyens de production sont détenus par des particuliers, et où les ouvriers privés des moyens de production sont obligés de vendre leur force de travail comme une marchandise. Dans la production artisanale et dans les petites industries des paysans se forment des ateliers relativement importants, qui appartiennent aux capitalistes. Ces derniers étendent la production, sans modifier au début ni les instruments, ni les méthodes de travail des petits producteurs. Cette phase initiale du développement de la production capitaliste s’appelle la coopération capitaliste simple.

    La coopération capitaliste simple est une forme de socialisation du travail dans laquelle le capitaliste exploite un nombre plus ou moins important d’ouvriers salariés occupés simultanément à un travail de même espèce. Cette coopération capitaliste simple apparaît lors de la désagrégation de la petite production marchande. Les premières entreprises capitalistes furent fondées par des marchands accapareurs, des usuriers, des maîtres-ouvriers et des artisans enrichis. Dans ces entreprises travaillaient des artisans ruinés, des apprentis, qui n’avaient plus la possibilité de devenir maîtres-ouvriers, des paysans pauvres.

    La coopération capitaliste simple présente des avantages sur la petite production marchande.

    La réunion de nombreux travailleurs dans une seule entreprise permet d’économiser les moyens de production. Construire, chauffer et éclairer un atelier pour vingt personnes coûte moins cher que construire et entretenir dix ateliers occupant chacun deux ouvriers. Les dépenses nécessitées par les outils, les entrepôts, le transport des matières premières et des produits finis, sont également réduites.

    Le fruit du travail d’un artisan pris à part dépend dans une large mesure de ses qualités individuelles : de sa force, de son habileté, de son art, etc. Dans le cadre d’une technique rudimentaire ces différences entre travailleurs sont très grandes. Déjà de ce seul fait la situation du petit producteur est extrêmement précaire. Les producteurs qui pour la fabrication d’une marchandise d’une seule et même espèce dépensent plus de travail qu’il n’en faut dans les conditions moyennes de la production, finissent inévitablement par se ruiner. Les ouvriers étant nombreux dans un atelier, les différences individuelles entre eux s’effacent. Le travail de chaque ouvrier s’écarte dans un sens ou dans l’autre du travail social moyen, mais le travail d’ensemble de nombreux ouvriers occupés simultanément correspond plus ou moins à la moyenne du travail socialement nécessaire. De ce fait, la production et la vente des marchandises d’un atelier capitaliste deviennent plus régulières et plus stables.

    La coopération simple permet une économie de travail, un accroissement de la productivité du travail.

    Prenons un exemple : la transmission de briques de la main à la main par des ouvriers faisant la chaîne. Chaque travailleur accomplit ici les mêmes mouvements, mais ses actes font partie d’une seule opération commune. Résultat : le travail va beaucoup plus vite que si le transport des briques était effectué par chacun pris à part. Dix personnes travaillant ensemble produisent, pendant une journée de travail, plus que ces mêmes dix personnes travaillant isolément ou qu’une seule personne travaillant pendant dix journées de même durée.

    La coopération permet de conduire des travaux simultanément sur une grande superficie, par exemple : l’assèchement de marais, la construction de barrages, de canaux, de voies ferrées ; elle permet également de dépenser sur un espace réduit une grande quantité de travail, par exemple, pour la construction d’édifices ou pour les cultures agricoles qui réclament beaucoup de travail.

    La coopération a une grande importance dans les branches de la production où des travaux doivent être exécutés rapidement, par exemple, pour la rentrée des récoltes, la tonte des moutons, etc. L’emploi simultané d’un grand nombre d’ouvriers permet d’accomplir rapidement ce genre de travaux et d’éviter par là de grosses pertes.

    Ainsi, la coopération a engendré une nouvelle force productive sociale du travail. Déjà la simple réunion des efforts de divers travailleurs aboutissait à l’accroissement de la productivité du travail. Cela permettait aux propriétaires des premiers ateliers capitalistes de fabriquer à meilleur compte les marchandises et de concurrencer avec succès les petits producteurs. Accaparés gratuitement par les capitalistes, les résultats de la nouvelle force productive sociale du travail servaient à leur enrichissement.

    5.2. La phase manufacturière du capitalisme.

    Le développement de la coopération capitaliste simple a amené la naissance des manufactures. La manufacture est la coopération capitaliste fondée sur la division du travail et la technique artisanale. La manufacture, comme forme du processus de production capitaliste, a dominé en Europe occidentale à peu près depuis la moitié du 16e siècle jusqu’au dernier tiers du 18e siècle.

    Le passage à la manufacture s’est effectué selon deux voies différentes.

    La première, c’est la réunion par le capitaliste, dans un seul atelier, d’artisans de différentes spécialités. C’est ainsi qu’est née, par exemple, la manufacture de la carrosserie, qui groupait dans un même local des artisans autrefois indépendants : charrons, selliers, tapissiers, serruriers, chaudronniers, tourneurs, passementiers, vitriers, peintres, vernisseurs, etc. La fabrication des carrosses comporte un grand nombre d’opérations qui se complètent les unes les autres, et dont chacune est exécutée par un ouvrier. Cela étant, le caractère antérieur du travail artisanal se modifie. Par exemple, l’ouvrier serrurier ne s’occupe alors, pendant un temps assez long, que d’une opération déterminée dans la fabrication des carrosses et cesse peu à peu d’être le serrurier qui, autrefois, fabriquait lui-même une marchandise finie.

    La seconde voie, c’est la réunion par le capitaliste, dans un seul atelier, d’artisans d’une seule spécialité. Auparavant, chacun des artisans accomplissait lui-même toutes les opérations nécessitées par la fabrication d’une marchandise donnée. Le capitaliste décompose le processus de production dans l’atelier en une suite d’opérations dont chacune est confiée à un ouvrier spécialiste. C’est ainsi qu’est apparue, par exemple, la manufacture d’aiguilles. Le fil de fer y passait par les mains de 72 ouvriers et même plus : l’un étirait le fil, l’autre le redressait, un troisième le sectionnait, un quatrième taillait la pointe, etc.

    La division manufacturière du travail est une division du travail à l’intérieur de l’entreprise lors de la fabrication d’une seule et même marchandise à la différence de la division du travail dans la société entre les différentes entreprises lors de la fabrication de marchandises différentes.

    La division du travail à l’intérieur de la manufacture suppose la concentration des moyens de production entre les mains du capitaliste qui est en même temps le propriétaire des marchandises fabriquées. L’ouvrier salarié, contrairement au petit producteur, ne fabrique pas lui-même la marchandise ; seul le produit commun du travail de plusieurs ouvriers se convertit en marchandise. La division du travail à l’intérieur de la société suppose la dissémination des moyens de production entre des producteurs isolés, indépendants les uns des autres. Les produits de leur travail, par exemple de celui du menuisier, du peaussier, du cordonnier, du cultivateur, se présentent comme des marchandises, et le lien entre les producteurs indépendants s’établit par le marché.

    L’ouvrier qui accomplit dans la manufacture une opération particulière de la fabrication d’une marchandise, devient un ouvrier parcellaire. Répétant sans cesse une opération simple, toujours la même, il dépense moins de temps et de force que l’artisan qui exécute tour à tour une série d’opérations diverses. D’autre part, avec la spécialisation, le travail devient plus intensif. Auparavant, l’ouvrier dépensait une certaine quantité de temps pour passer d’une opération à une autre, pour changer d’outil. Dans la manufacture, ces pertes de temps étaient moindres. Peu à peu la spécialisation s’est étendue non seulement à l’ouvrier, mais aussi aux instruments de production qui se perfectionnaient, s’adaptaient de plus en plus à l’opération partielle à laquelle ils étaient destinés.

    Tout cela devait aboutir à un nouvel accroissement de la productivité du travail.

    La fabrication des aiguilles en est un exemple frappant. Au 18e siècle, une petite manufacture avec 10 ouvriers produisait, en appliquant la division du travail, 48 000 aiguilles par jour, soit 4 800 aiguilles par ouvrier. Or, sans la division du travail, un ouvrier n’aurait même pas pu produire 20 aiguilles par jour.

    La spécialisation du travail dans la manufacture, comportant la répétition constante des mêmes mouvements peu compliqués, mutilait l’ouvrier physiquement et moralement. Il y eut des ouvriers à la colonne vertébrale déviée, à la cage thoracique comprimée, etc. Ainsi, la productivité du travail dans la manufacture augmentait au prix de la mutilation de l’ouvrier.

    Elle [la manufacture] estropie le travailleur, elle fait de lui quelque chose de monstrueux en activant le développement factice de sa dextérité de détail, en sacrifiant tout un monde de dispositions et d’instincts producteurs.
    ( K. Marx, Le Capital, livre 1, t. 2, p. 49. )

    Les ouvriers des manufactures étaient l’objet d’une exploitation féroce. La journée de travail atteignait jusqu’à 18 heures et plus ; le salaire était extrêmement bas ; l’immense majorité des ouvriers des manufactures était sous-alimentée ; la nouvelle discipline capitaliste du travail était inculquée par des mesures implacables de coercition et de violence.

    La division manufacturière du travail, écrivait Marx,

    crée des circonstances nouvelles qui assurent la domination du capital sur le travail. Elle se présente donc et comme un progrès historique, une phase nécessaire dans la formation économique de la société, et comme un moyen civilisé et raffiné d’exploitation.
    ( K. Marx, ibidem, p. 53. )

    Dans les sociétés esclavagiste et féodale, il existait deux formes de capital — le capital commercial et le capital usuraire.

    La naissance de la production capitaliste marquait le début du capital industriel. Le capital industriel est le capital engagé dans la production des marchandises. Un des traits caractéristiques de la phase manufacturière du capitalisme est le lien étroit et indissoluble entre le capital commercial et le capital industriel. Le propriétaire d’une manufacture a presque toujours été aussi un accapareur. Il revendait les matières premières aux petits producteurs, distribuait des matériaux à domicile pour les faire transformer, ou bien il achetait aux petits producteurs des éléments d’articles manufacturés, pour les revendre. La vente des matières premières et l’achat du produit se mêlaient à une exploitation usuraire. Cela avait pour effet d’aggraver considérablement la situation du petit producteur, aboutissait à la prolongation de la journée de travail, à la baisse des salaires.

    5.3. Le mode capitaliste du travail à domicile.

    Dans la phase manufacturière du capitalisme, la distribution de travail à domicile prit une large extension.

    Le travail à domicile pour le capitaliste consiste à transformer, pour un salaire aux pièces, les matériaux reçus de l’entrepreneur. Cette forme d’exploitation se rencontrait parfois déjà au temps de la coopération simple. Elle a lieu aussi dans la phase de la grande industrie mécanisée, mais elle caractérise précisément la manufacture. Le travail à domicile pour le capitaliste apparaît ici comme un appendice de la manufacture.

    La division manufacturière du travail décomposait la production de chaque marchandise en un certain nombre d’opérations séparées. Souvent l’accapareur manufacturier trouvait avantageux de fonder un petit atelier où ne s’opérait que l’assemblage ou la finition de la marchandise. Toutes les opérations préparatoires étaient exécutées par des artisans à domicile, mais ceux-ci n’en étaient pas moins sous la dépendance absolue des capitalistes. Souvent les artisans, disséminés dans les villages, ne traitaient pas avec le propriétaire de l’atelier, mais avec des maîtres-ouvriers intermédiaires qui les exploitaient à leur tour.

    Les artisans travaillant à domicile recevaient du capitaliste un salaire de beaucoup inférieur à celui de l’ouvrier occupé dans l’atelier du capitaliste. L’industrie attirait les masses de paysans que le besoin d’argent contraignait à chercher un gagne-pain auxiliaire. Pour gagner une petite somme d’argent, le paysan s’épuisait et faisait travailler tous les membres de sa famille. Une journée de travail excessivement longue, des conditions de travail nuisibles à la santé, l’exploitation la plus impitoyable, tels sont les traits distinctifs du travail capitaliste à domicile.

    Ces traits sont caractéristiques des nombreux métiers artisanaux de la Russie tsariste. Les accapareurs, devenus en fait les maîtres des industries artisanales du village ou du district, pratiquaient largement la division du travail parmi les artisans. Par exemple, dans l’établissement des Zavialov, à Pavlovo (dont l’atelier d’assemblage, entre 1860 et 1870, occupait plus de 100 ouvriers) un simple canif passait par les mains de 8 à 9 artisans. Forgeron, coutelier en lames, emmancheur, trempeur, polisseur, finisseur, affileur, marqueur travaillaient à sa fabrication. Un grand nombre d’ouvriers parcellaires étaient occupés, non dans l’atelier du capitaliste, mais à domicile. De même étaient organisées la fabrication des voitures, du feutre, les industries travaillant le bois, la cordonnerie, la boutonnerie, etc.

    De nombreux exemples d’exploitation féroce des artisans ont été cités par Lénine dans son ouvrage Le Développement du capitalisme en Russie. Ainsi, dans la province de Moscou, vers 1880, 37 500 ouvrières travaillaient au dévidage des filés de coton, au tricotage et à d’autres métiers de femmes. Les enfants commençaient à travailler à 5 ou 6 ans. Le salaire moyen était de 13 kopeks par jour ; la journée de travail atteignait 18 heures.

    5.4. Le rôle historique de la manufacture.

    La manufacture a été la transition entre la petite production artisanale et la grande industrie mécanisée. La manufacture se rapprochait de l’artisanat parce qu’elle avait à sa base la technique manuelle, et de la fabrique capitaliste, parce qu’elle était une forme de grande production fondée sur l’exploitation des ouvriers salariés.

    La division manufacturière du travail représentait un grand pas en avant dans le développement des forces productives de la société. Cependant la manufacture, basée sur le travail manuel, était incapable de supplanter la petite production. Un fait est typique de la manufacture capitaliste : c’est le petit nombre des établissements relativement importants et le grand nombre de petits établissements. Les manufactures fabriquaient une partie des marchandises, mais l’immense majorité de celles-ci était fournie, comme auparavant, par les artisans qui se trouvaient, à divers degrés, sous la dépendance des accapareurs capitalistes, des distributeurs et des manufacturiers. La manufacture ne pouvait donc embrasser la production sociale dans toute son étendue. Elle était une sorte de superstructure ; la base demeurait comme avant la petite production avec sa technique rudimentaire.

    Le rôle historique de la manufacture a été de préparer les conditions du passage à la production mécanique. À cet égard, trois circonstances apparaissent particulièrement importantes. Premièrement, la manufacture, en portant à un haut degré la division du travail, a simplifié beaucoup d’opérations. Elles se ramenaient à des mouvements si simples qu’il devint possible de substituer la machine à l’ouvrier. En second lieu, le développement de la manufacture a abouti à la spécialisation des instruments de travail, à leur perfectionnement considérable, ce qui a permis de passer des outils manuels aux machines. Troisièmement, la manufacture a formé des cadres d’ouvriers habiles pour la grande industrie mécanique, grâce à leur spécialisation prolongée dans l’exécution de différentes opérations.

    La petite production marchande, la coopération capitaliste simple et la manufacture avec son appendice : le travail à domicile pour le capitaliste, sont actuellement très répandues dans les pays économiquement arriérés et sous-développés, tels que l’Inde, la Turquie, l’Iran, etc.

    5.5. La différenciation de la paysannerie. Le passage de l’économie fondée sur la corvée à l’économie capitaliste.

    Dans la phase manufacturière du développement du capitalisme, l’industrie s’est de plus en plus séparée de l’agriculture. La division sans cesse accrue du travail avait pour résultat que, non seulement les produits de l’industrie, mais aussi ceux de l’agriculture se convertissaient en marchandises. Il s’effectuait dans l’agriculture une spécialisation des régions suivant les cultures et les branches agricoles. On a vu se former des régions d’agriculture commerciale : lin, betterave à sucre, coton, tabac, lait, fromage, etc. C’est sur cette base que se développait l’échange non seulement entre l’industrie et l’agriculture, mais aussi entre les différentes branches de la production agricole.

    Plus la production marchande pénétrait dans l’agriculture, et plus la concurrence se renforçait entre les agriculteurs. Le paysan tombait de plus en plus dans la dépendance du marché. Les variations spontanées des prix du marché renforçaient et aggravaient l’inégalité matérielle entre les paysans. Des disponibilités de monnaie s’accumulaient entre les mains des couches aisées de la campagne. Cette monnaie servait à asservir, à exploiter les paysans non possédants ; elle se transformait en capital. Un des moyens de cet asservissement était l’achat à vil prix des produits du travail paysan. La ruine des paysans atteignait peu à peu un tel degré que beaucoup d’entre eux étaient obligés d’abandonner totalement leur exploitation et de vendre leur force de travail.

    Ainsi, avec le développement de la division sociale du travail et l’accroissement de la production marchande, s’opérait une différenciation de la paysannerie ; des rapports capitalistes s’établissaient à la campagne, on y voyait apparaître de nouveaux types sociaux de population rurale, qui formaient les classes de la société capitaliste : la bourgeoisie rurale et le prolétariat agricole.

    La bourgeoisie rurale (les koulaks) pratique une économie marchande en employant le travail salarié, en exploitant les ouvriers agricoles permanents, et encore davantage les journaliers et les autres ouvriers temporaires engagés pour les travaux agricoles saisonniers. Les koulaks détiennent une part considérable de la terre (y compris la terre affermée), des bêtes de trait, des produits agricoles. Ils possèdent également des entreprises pour la transformation des matières premières, des moulins, des batteuses, des reproducteurs de race, etc. Au village, ils jouent généralement le rôle d’usuriers et de boutiquiers. Tout cela sert à exploiter les paysans pauvres et une partie considérable des paysans moyens.

    Le prolétariat agricole est constitué par la masse des ouvriers salariés qui ne possèdent pas de moyens de production et sont exploités par les propriétaires fonciers et la bourgeoisie rurale. C’est de la vente de sa propre force de travail que le prolétaire agricole tire surtout sa subsistance. Le représentant typique du prolétariat rural est l’ouvrier salarié pourvu d’une parcelle de terre. L’exploitation de son minuscule lopin de terre, l’absence de bêtes de trait et de matériel agricole contraignent fatalement ce paysan à vendre sa force de travail.

    Le paysan pauvre s’apparente au prolétariat agricole. Il possède peu de terre et peu de bétail. Le blé qu’il produit ne suffit pas à le nourrir. L’argent nécessaire pour manger, se vêtir, pour tenir le ménage et payer les impôts, il est obligé de le gagner surtout en se louant. Il a déjà cessé ou presque d’être son maître pour devenir un semi-prolétaire rural. Le niveau de vie du paysan pauvre, comme celui du prolétaire rural, est très bas et même inférieur à celui de l’ouvrier industriel. Le développement du capitalisme dans l’agriculture aboutit à grossir de plus en plus les rangs du prolétariat rural et de la paysannerie pauvre.

    La paysannerie moyenne occupe une position intermédiaire entre la bourgeoisie rurale et les paysans pauvres.

    Le paysan moyen exploite son terrain sur la base de ses propres moyens de production et de son travail personnel. Le travail qu’il fournit ne pourvoit à l’entretien de sa famille que si les conditions sont favorables. De là sa situation précaire.

    Par ses rapports sociaux, ce groupe oscille entre le groupe supérieur — autour duquel il gravite et où seule une faible minorité de favorisés réussit à pénétrer —, et le groupe inférieur où le pousse toute l’évolution sociale.

    ( V. Lénine, « Le développement du capitalisme en Russie », Œuvres, t. 3, p. 188. )

    Et c’est la ruine, le « lessivage » de la paysannerie moyenne.

    Les rapports capitalistes dans l’agriculture des pays bourgeois s’entremêlent avec des survivances du servage. La bourgeoisie, en accédant au pouvoir, n’a pas supprimé dans la plupart des pays la grande propriété féodale. Les exploitations des propriétaires fonciers s’adaptaient progressivement au capitalisme. La paysannerie, libérée du servage, mais dépouillée d’une notable partie des terres, étouffait du manque de terre. Elle se vit obligée d’en louer au propriétaire foncier à des conditions asservissantes.

    En Russie, par exemple, après la réforme de 1861, la forme d’exploitation la plus répandue des paysans par les propriétaires fonciers était la redevance en travail : le paysan, à titre de fermage ou pour acquitter un emprunt de servitude, était astreint à travailler sur le domaine du propriétaire foncier, en employant ses propres moyens de production, ses animaux de trait et son matériel primitif.

    La différenciation de la paysannerie sapait les fondements de l’économie féodale fondée sur les redevances en travail, sur l’exploitation du paysan économiquement dépendant, sur une technique arriérée. Le paysan aisé pouvait louer de la terre contre de l’argent ; aussi n’avait-il pas besoin d’un bail asservissant pour faire face aux redevances. Le paysan pauvre ne pouvait pas non plus s’adapter à ces redevances, mais cette fois pour une autre raison : n’ayant pas de moyens de production, il devenait ouvrier salarié. Le propriétaire foncier pouvait utiliser principalement pour les redevances en travail la paysannerie moyenne. Mais le développement de l’économie marchande et de l’agriculture commerciale en ruinant la paysannerie moyenne, sapait le mode d’exploitation fondé sur les redevances ou prestations. Les propriétaires fonciers multipliaient l’emploi du travail salarié, qui était plus productif que le travail du paysan dépendant ; l’importance du système capitaliste d’exploitation augmentait, tandis que celle du système des redevances déclinait. Mais les redevances, en tant que survivance directe de la corvée, demeurent encore longtemps à côté du système d’exploitation capitaliste.

    5.6. La formation du marché intérieur pour l’industrie capitaliste.

    Avec le développement du capitalisme dans l’industrie et dans l’agriculture, se formait un marché intérieur.

    Déjà dans la phase manufacturière, une série de nouvelles branches de la production industrielle avaient fait leur apparition. De l’agriculture se détachaient l’une après l’autre les différentes formes de traitement industriel des matières premières agricoles. Parallèlement au progrès de l’industrie augmentait la demande des produits agricoles. Le marché prenait donc de l’extension ; les régions qui s’étaient spécialisées, par exemple, dans la production du coton, du lin, de la betterave à sucre, de même que dans l’élevage du bétail de rapport, demandaient du blé. L’agriculture augmentait sa demande d’articles industriels variés.

    Le marché intérieur pour l’industrie capitaliste se crée grâce au développement même du capitalisme, par la différenciation des petits producteurs.

    La séparation du producteur direct d’avec les moyens de production, c’est-à-dire son expropriation, qui marque le passage de la simple production marchande à la production capitaliste (et qui constitue la condition indispensable de ce passage), crée le marché intérieur.

    ( V. Lénine, « Le développement du capitalisme en Russie », Œuvres, t. 3, p. 60. )

    La création du marché intérieur revêtait un double caractère. D’une part, la bourgeoisie des villes et des campagnes présentait une demande de moyens de production : instruments perfectionnés de travail, machines, matières premières, etc. nécessaires pour agrandir les entreprises capitalistes existantes et en construire de nouvelles. Elle accroissait également sa demande d’objets de consommation. D’autre part, l’augmentation des effectifs du prolétariat industriel et agricole, étroitement liée à la différenciation de la paysannerie, s’accompagnait d’une demande accrue de marchandises constituant les moyens de subsistance de l’ouvrier.

    Les manufactures, fondées sur une technique primitive et sur le travail manuel, étaient incapables de satisfaire la demande croissante de marchandises industrielles que présentait le marché en extension. C’était une nécessité économique de passer à la grande production mécanisée.

    Résumé du chapitre 5

    1. La coopération capitaliste simple est une forme de production fondée sur l’exploitation par le capitaliste isolé d’un nombre plus ou moins important d’ouvriers salariés occupés simultanément à un travail identique. Elle permettait d’économiser les moyens de production, créait une nouvelle force sociale productive du travail, diminuait la dépense de travail par unité de produit fabriqué. Les résultats de l’augmentation de la force productive du travail social étaient accaparés gratuitement par les capitalistes.

    2. La manufacture est la grande production capitaliste, fondée sur la technique manuelle et la division du travail entre ouvriers salariés. La division manufacturière du travail augmentait sensiblement la productivité du travail et mutilait du même coup l’ouvrier salarié, qu’elle vouait à un développement extrêmement unilatéral. La manufacture a créé les conditions nécessaires au passage à la grande industrie mécanique.

    3. Le développement de la production marchande aboutit à la différenciation de la paysannerie. Les couches supérieures peu nombreuses de la campagne rejoignent les rangs de la bourgeoisie ; une partie importante des paysans rejoint les rangs du prolétariat urbain et rural ; la masse des paysans pauvres augmente ; la vaste couche intermédiaire de la paysannerie moyenne se ruine. La différenciation de la paysannerie sape les fondements du système des redevances en travail. Les propriétaires fonciers passent de plus en plus de l’exploitation par corvées à l’exploitation capitaliste.

    4. C’est le développement du capitalisme lui-même qui crée le marché intérieur. L’extension du marché intérieur signifiait une demande croissante de moyens de production et de moyens de subsistance. La manufacture fondée sur une technique arriérée et sur le travail manuel était incapable de satisfaire la demande de marchandises industrielles que présentait le marché en extension. La nécessité s’affirme de passer à l’industrie mécanique.


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