• Le joyeux délitement de l'idée européenne

    Il est rare que je prenne du plaisir à lire un éditorial du "journal de référence". Et pourtant, ce miracle s'est produit aujourd'hui. Quelle ne fut ma surprise en voyant "Le Monde", le propagandiste le plus borné et le plus béat de la "construction européenne", titrer son éditorial "Le triste délitement de l'idée européenne".

     

    Lisons donc le "journal de référence":

     

    Les Français veulent moins d'Europe. Une majorité d'entre eux se dit indifférente à l'idée européenne. Quand elle n'y est pas hostile. Moins d'un Français sur deux estime important que l'Europe permette à son pays de peser davantage sur les décisions politiques et économiques prises au niveau mondial. Le même pourcentage juge que la défense d'un " modèle européen " - économie de marché associée à une forte protection sociale - n'est pas une priorité en ce XXIe siècle naissant.

    S'il y avait au sein de l'Union européenne (UE) un classement des opinions en fonction de leur degré d'europhilie, la France serait sans doute dans les rayons du bas. Les derniers partisans de l'intégration européenne sont prévenus : ils vont très vite avoir besoin d'une solide dose d'antidépresseurs.

    Tels sont du moins les enseignements d'un sondage réalisé par l'insitut Ipsos/Logica pour Le Monde sur " L'attitude des Français à l'égard de l'Europe ". On peut toujours chicaner sur la difficulté qu'il y a à appréhender les évolutions de l'opinion sur une question aussi vaste. Mais, enfin, le résultat est là, que nous publions ce jour. Il mesure l'humeur du pays sur l'Europe : elle est défavorable.

    Cela explique sans doute qu'aucun des candidats en lice pour le scrutin présidentiel du 22 avril ne manifeste le moindre enthousiasme européen.

    Il y a un côté paradoxal dans ce désamour pour l'Europe. Pour faire face " aux grands problèmes des années à venir ", une majorité de Français réclame une renationalisation des politiques. Ils veulent un " renforcement des pouvoirs de décision de la France ", même, disent-ils, " si cela doit conduire à limiter ceux de l'Europe ".

    Or, depuis une dizaine d'années, les institutions communautaires ont de moins en moins de pouvoir. " Bruxelles " ne décide plus grand-chose, les Etats ont repris le dessus. L'Europe n'a jamais été moins fédérale qu'aujourd'hui. Il y a une renationalisation de toutes les politiques.

    On n'ose jamais le dire, mais une partie de la crise de l'euro vient de là. Les Etats, à commencer par l'Allemagne et la France, ont estimé qu'ils pouvaient s'affranchir des règles fixées par traité sur le niveau autorisé de leur déficit budgétaire. Aucune instance " bruxelloise " n'a eu assez d'autorité pour s'imposer aux Etats.

    L'école souverainiste l'a emporté. Elle est majoritaire aujourd'hui dans l'opinion, à en croire le sondage. L'idée de souveraineté partagée - au coeur de la construction européenne - est battue en brèche. Les souverainistes français sont ainsi venus conforter la conception britannique de l'Europe : aucun empiétement sur les pouvoirs des Etats, et notamment de leurs Parlements. Hormis l'établissement du grand marché unique, il n'y a plus guère de " politique communautaire ". Mais la perception de l'opinion est qu'il y en a encore trop... C'est regrettable. Le rôle des politiques est de convaincre que la réponse aux défis de l'avenir passe par plus d'Europe.

     

    Ce qui est intéressant dans cet éditorial, c'est de constater à quel point les eurolâtres sont incapables de sortir du cadre mental dans lequel ils raisonnent depuis trente ans. Ils constatent - difficile de faire autrement - le désamour des français pour la construction européenne, mais ils ne le comprennent pas. Comment les français peuvent-ils demander la renationalisation des politiques pour "faire face aux grands problèmes des années à venir" ? (message implicite: alors que seule l'Europe permettrait de le faire ?). Il est urgent d'y remédier, et "le rôle des politiques" n'est nullement de suivre le désir de leurs mandants, mais au contraire de les convaincre que "la réponse aux défis de l'avenir passe par plus d'Europe".

     

    L'éditorial pêche par excès d'optimisme. L'école souverainiste ne l'a pas emporté. Ou du moins pas encore, puisqu'il reste quand même "le grand marché unique" et la monnaie unique à défaire. Mais plus fondamentalement, ce ne sont pas les "souverainistes" qui ont gagné, ce sont les fédérastes qui ont perdu. Il n'est pas inutile de rappeler l'histoire: depuis l'accession de Giscard d'Estaing à la présidence en 1974, les fédérastes ont eu le champ libre. Avec l'effacement des gaullistes et la montée au pouvoir des centristes - de droite puis de gauche - plus aucun obstacle pour bloquer le processus d'intégration. Pendant les trente ans qui ont suivi, les fédérastes ont pu faire à peu près ce qu'ils ont voulu, portés par une opinion hypnotisée par le discours europhile distillé par l'ensemble des médias et l'immense majorité de la classe politique. Ce furent les années Delors-Mitterrand, ou texte après texte on a transféré aux institutions européennes et aux marchés les pouvoirs des états. L'acte unique, les accords de Schengen, le traité de Maastricht ne sont que deux jalons de cette longue suite d'abandons. Les fédérastes ont donc eu une extraordinaire opportunité historique: ils ont eu trente ans pour montrer que les institutions "fédérales" et les marchés pouvaient permettre aux européens de vivre plus heureux, plus riches, mieux protégés.  Que l'intégration européenne permettait à l'ensemble de peser plus lourd dans les discussions internationales que la somme de ses composantes. Ils ont eu toutes les manettes, ils ont pu faire à peu près ce qu'ils ont voulu. Il est normal qu'ils soient jugés sur les résultats.

     

    Or, les résultats sont devant nous. L'Europe qui sort de ces trente ans de frénésie fédéraliste est plus inégalitaire, plus précaire, moins influente que jamais. L'obsession libérale a mis par terre les services publics, et notamment les services publics qui sont des monopoles naturels, où le coût de fonctionnement du marché et la désoptimisation qu'il apporte dépasse de très loin les avantages qu'il procure. Elle a aussi provoqué une course à l'échalotte pour voir qui baissait plus fortement les impôts sur les sociétés pour attirer les entreprises chez lui, qui réduisait plus vite les dépenses sociales au nom de la sacro sainte "compétitivité", et ces courses ont affaibli les réseaux de solidarité sociale et le "vivre ensemble" a l'intérieur et à l'extérieur des nations. Et s'il est exact de dire que l'Europe s'est globalement enrichie, bien téméraire qui pourrait attribuer cet enrichissement à la construction européenne, dont la croissance globale a été inférieure à celle de ses principaux concurrents.

     

    Au fur et à mesure que les désastres provoqués par le "marché unique" et la fuite en avant vers l'élargissement ont été visibles, les eurolâtres ont été obligés de se rabattre sur le seul argument invérifiable dont ils disposent, la fameuse "paix" que la construction européenne est censée assurer. Seulement voilà, cet argument qui pouvait déclencher chez les générations qui ont connu les guerres mondiales un réflexe irrationnel d'adhésion perd son efficacité au fur et à mesure que ces générations disparaissent.

     

    Les eurolâtres ont aussi essayé de rejeter sur les autres leurs fautes et leurs erreurs, expliquant que si l'Europe fonctionnait mal c'était parce que les méchants "souverainistes" enkystés dans les états-nations leurs mettaient des bâtons dans les roues. C'est le conte de fées, répété pendant trente ans, qui raconte que si ça marche mal, "ce n'est pas parce qu'on a trop d'Europe, mais parce qu'on n'en a pas assez". Cet argument, qui servit pendant trente ans à confier à la technostructure européenne un levier après l'autre a fini par lasser le public. D'abord, parce que de toute évidence les méchants souverainistes étaient impuissants à empêcher que des textes nettement fédéralistes soient votés les uns après les autres.

     

    Le "triste délitement" dont l'éditorialiste de Le Monde parle sans se demander un instant quelles pourraient être les causes est  le reflet d'un constat d'échec. D'un échec accablant. D'un échec issu de la combinaison entre le dogmatisme libéral des eurolâtres et du "hubris" fédéraliste qui les a rendu sourds aux objections rationnelles contre leurs projets, y compris lorsqu'elles venaient de leur propre camp. La conception de l'Euro en est peut-être l'exemple le plus absurde: lorsqu'on lit aujourd'hui sous la plume de Jacques Delors qu'il était parfaitement conscient en 1992 des défauts de conception de la monnaie unique, on peut se demander pourquoi il n'avait pas tiré la sonnette d'alarme à l'époque. Mais bien sur, c'était impossible. C'eût été considéré comme un acte de trahison et puni d'exil politique. L'important était d'imposer la monnaie unique avant que les opinions publiques réalisent, et le reste on verrait plus tard. Et plus tard, on a vu.

     

    Le désarroi des europhiles, dont l'éditorial du Monde témoigne, est compréhensible. Refusant de regarder la réalité en face et d'en tirer les conséquences, ils ne peuvent comprendre pourquoi les peuples rejettent leur idéal. Comme ils n'ont pas anticipé et pas compris la victoire du "non" en 2005. Et donc à chaque échec ils n'arrivent à proposer comme remède que cette potion éculée du "il faut plus d'Europe" et charger les politiciens de porter cette bonne parole. Qui peut croire aujourd'hui que l'exemple désastreux des grecs, des espagnols, des portugais et des irlandais chassés de leurs maisons, de leurs emplois et pour beaucoup réduits au chômage, à la misère et à l'exil pourrait être rendu acceptable par des discours politiques ? La "construction européenne" nous avait été vendue par les politiques avec la promesse que tout cela n'arriverait jamais. Pourquoi les croire s'ils venaient à nous dire aujourd'hui que cela n'arrivera plus jamais à condition qu'il y ait "plus d'Europe" ?

     

    Cette crise a été pour tous les européens l'opportunité de comprendre que l'Europe n'était pas - et n'est pas prête d'être - une communauté politique. Que contrairement à ce qui se passe à l'intérieur d'une nation, ou la solidarité entre les différentes unités qui la composent est automatique et inconditionnelle - pensez aux transferts permanents entre les régions françaises riches et les régions pauvres - la solidarité entre les unités qui composent l'Europe n'est ni automatique, ni inconditionnelle. Et une fois que l'on admet que l'Europe n'est pas une "communauté politique", l'idée d'une souverainété "partagée" tombe d'elle même (1). Comment pourrions nous "partager" la souverainété avec des gens qui ne sont pas prêts à nous aider sans poser des conditions - léonines - lorsque nous sommes dans la mouise ou plus banalement, lorsque nous sommes plus pauvres qu'eux ?

     

    Et une fois que les peuples ont compris cela, une fois qu'ils ont été réveillés du songe europhile dans lequel la méchante fée les avait plongés, il est logique qu'ils arrivent à la conclusion que si l'Europe n'est pas capable de les protéger - au sens large du terme - il feraient mieux de se tourner vers l'Etat national qui, lui, a développé au cours de longs siècles cette capacité. Et donc de lui redonner pour cela tous les instruments qu'il avait confié au cours des années à la technostructure européenne, technostructure qui a montré au cours de la crise son insensibilité, son manque d'empathie, et il faut bien le dire, son incompétence devant les problèmes qu'elle avait, par action ou omission, créé.

     

    Ainsi, après des années de nous répèter sans cesse que l'Europe était notre avenir, les eurolâtres commencent finalement à comprendre que l'Europe pourrait bientôt être notre passé.

     

    Descartes

     

    (1) Je mets le mot "partagée" entre guillemets parce que, par essence, la souveraineté ne se partage pas. Le terme de "souverainété partagée" a été inventé pour déguiser le fait que, dans la tête de ses concepteurs, il s'agissait de déposséder de la souverainété le niveau national pour la situer au niveau européen. Ce qui suppose l'existence d'un "peuple européen" où la souverainété pourrait résider "essentiellement", pour reprendre les termes de la Déclaration de 1789. Parler de "peuple européen" implique que l'Europe constitue une "communauté politique".


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