• Le « gène » de la barricade. La résistance minière dans les Asturies, Espagne

    Les mineurs de charbon espagnols, principalement localisés dans les Asturies, dans le nord du pays, se sont mis en grève illimitée depuis la fin du mois de mai contre les mesures d’austérité du Premier ministre espagnol Mariano Rajoy. Nous publions ci-dessous un intéressant article de Veronica Rodriguez, militante de notre organisation sœur, Izquierda anticapitalista, dans les Asturies.

    En ces jours de feu et de bataille dans nos Asturies, il convient de se demander ce qu’il y a de spécial chez ces mineurs qui dressent des barricades sur les principales voies de communication asturiennes, masqués comme s’il s’agissait d’un uniforme et qui éveillent la sympathie et l’empathie chez ceux qui espéraient voir surgir un mouvement ou un soulèvement populaire contre tant de barbarie.

    J’oserais presque affirmer que nous n’attendions que cela ; un point d’appui flamboyant pour la lutte sur lequel nous puissions nous agripper ; une source d’inspiration. Au risque de paraître nostalgique, qui peut nier qu’il n’a pas pensé ou ne s’est pas remémoré ces derniers jours les événements d’il y a presque 80 ans quand les Asturies se sont soulevées dans la grève révolutionnaire d’Octobre 1934 sous le mot d’ordre d’ « UHP » (« Unios Hermanos Proletarios », « Unissez vous frères prolétaires », NdT) lancé par l’Alliance Ouvrière.

    Il pourrait sembler que les mineurs constituent un secteur plus combatif que les autres, et, jusqu’à un certain point, c’est exact. Car ce « gène de la barricade » est dans leur ADN social qui s’est constitué d’une manière particulière. Comme l’a signalé mon ami Boni Ortiz à propos des conditions historiques dans lesquelles les mineurs se sont constitués : «  nous pouvons dire que le premier travailleur de la mine asturienne, c’est le paysan du village voisin qui travaille dans la mine comme complément à l’économie familiale basée sur la petite exploitation agricole et d’élevage autosuffisante ».

     Le secteur charbonnier asturien s’est construit à partir de paysans qui cherchaient un revenu « extra », ce que l’on a appelé « l’ouvrier mixte ». Le fait que la mine n’était pas sa priorité se reflétait alors clairement dans les plaintes du patronat que A. Surge cite dans son livre « Vers la Révolution » – un ouvrage indispensable pour ceux qui veulent comprendre la configuration matérielle et sociale des bassins miniers asturiens jusqu’en 1934 - : « Il fut impossible d’obliger les mineurs à se soumettre à la discipline tellement nécessaire dans le travail minier, ainsi que de leur imposer des châtiments pour cause d’absentéisme, ce qui fait que ce dernier n’a cessé d’augmenter, surtout les lundi et les jours consécutifs aux fêtes ».

    Cette double source de subsistance aidait les mineurs à survivre sans dépendre exclusivement de leur salaire. Ce n’est qu’à partir de l’expansion du secteur minier asturien en 1919, à la suite de la crise du marché international provoqué par la Première guerre mondiale, que commence le phénomène massif de l’immigration et de l’ouvrier mineur spécialisé.

    Les capitalistes de l’époque prirent conscience qu’il était nécessaire d’empêcher les mineurs de jouir des avantages octroyés par leurs lopins de terre cultivés. Ils développèrent ainsi une série de « mesures sociales » qui, sous un habillage paternaliste, avaient comme unique préoccupation d’enchaîner le mineur rural à son entreprise.

    Déjà en 1862, dans un Bulletin Officiel, Álvarez Buylla informait que dans l’usine de Mieres on avait créé une banque d’épargne pour les ouvriers « afin de garantir leur bien être et préserver leur soumission ». Francisco Gascue, un ingénieur des mines, fut le premier à établir le lien entre la prévention sociale et l’efficacité dans le travail ; « la philanthropie est en accord avec l’intérêt de l’industriel » (Revue Minière, 1883).

    Et ils parvinrent effectivement à leur objectif. Bien qu’encore aujourd’hui de nombreuses familles qui vivent de la mine possèdent un petit lopin de terre où elles cultivent quelques légumes, la réalité du monde du travail après les années 1920 du siècle dernier est devenue essentiellement industrielle.

    Mais ce que les patrons sans expérience de notre capitalisme arriéré n’avaient pas prévu, ce fut les nouvelles conséquences d’une vie centrée dans des bassins miniers au sein desquels absolument toute la population dépend d’une manière unique et exclusive de la mine.

    Ce « vivre ensemble » a permis d’unifier les conditions de travail et sociales en leur donnant une homogénéité similaire aux valeurs communautaires des sociétés rurales. Les capitalistes étaient parvenus à éliminer la base économique qui donnait son autonomie aux unités ouvrières domestiques, mais ce fut en créant une contradiction plus grande encore ; une base matérielle sur laquelle repose la solidarité ouvrière et qui prolonge les relations de réciprocité héritées de la campagne.

    Ce puissant esprit communautaire ne se réduit pas au fait de vivre dans le même quartier, de partager le même espace physique ; il signifie que ma maison, la tienne et celle de tous les autres sont identiques : même structure, même répartition spatiale, même matériaux… En travaillant dans le même puit de mine, on se rencontre à l’entrée, dans le vestiaire, dans la cage d’ascenseur, dans les douches, à la sortie, au bar… Nous achetons dans les mêmes magasins, de sorte que toi et ta famille vous vous habillez comme celles des autres. Il est même possible que le village lui-même soit traversé par la mine, comme à Ríoturbio, dont le nom évoque la couleur de l’eau dans la rivière après avoir lavé le charbon.

    Les bassins miniers (« Cuenca »), ce sont de petits centres urbains, peu peuplés et géographiquement isolés puisqu’ils sont constitués par une série de vallées qui étaient encore très mal reliées entre elles jusqu’à peu. Il est d’ailleurs ironique de constater que l’autoroute de la zone minière fut inaugurée quand on commença à fermer les mines. Pur hasard ? Je ne le pense pas.

    L’essence de l’esprit communautaire ancestral ne s’est donc pas perdue malgré l’industrialisation. Cohabitant avec différentes formes d’intégration, nous pourrions dire avec Polanyi que la mine est incrustée dans la vie sociale, qu’elle n’est pas une réalité économique à part, mais qu’au contraire elle traverse tout. C’est ainsi que surgit « l’identité minière », qui dote chaque personne d’une place dans le monde et dans la communauté, de manière uniforme et homogène. L’exemple le plus frappant est illustré par les femmes des bassins miniers qui se définissent en tant que « fille, sœur et femme de mineurs ». Leur identité se forme également autour de la mine et leur rôle dans la lutte a été clé à plusieurs reprises, comme dans les grèves de 1962 (des événements repris de manière brillante dans le court métrage « A coups de talons »).

    On peut objecter que tout cela s’exprime aussi dans presque tous les grands quartiers industriels du pays ou du monde, et il est exact que cela explique, en grande partie, le développement des grandes luttes ouvrières et la création des grandes organisations syndicales massivement implantées. Cependant, peu de centres de travail ressemblent à la singularité de la mine.

    Dans cette dernière, les ouvriers travaillent ensemble dans de grandes profondeurs sous terre, ils descendent dans une cage obscure et remplie d’autres mineurs, ils avancent dans des couloirs angoissants et étroits dont certains sont si bas qu’il faut progresser en rampant pour progresser d’une galerie à l’autre. Ils dépendent exclusivement des uns et des autres pour travailler et pour survivre dans des tâches solidaires et collectives, telles que le sauvetage des camarades ensevelis. Car personne, aucun service de secours, ne connaît la mine comme ceux qui y travaillent afin d’accomplir cette tâche. La pénibilité et la dangerosité extrêmes de ce travail entraînent nécessairement une solidarité extrême et cette réalité de la mine s’impose également à l’extérieur d’elle. Non seulement pour ceux qui vivent de la mine, mais aussi pour ceux qui vivent des mineurs. Aujourd’hui encore, quand il y a une grève générale dans les bassins miniers, tous les commerces et les bars, grands ou petits, ferment leurs portes. S’il n’y a pas de mine, il n’y a pas de travail, on ne consomme pas et il n’y a pas d’avenir. Pour personne.

    Cette extension de la mine au-delà d’elle-même explique la singulière matière avec laquelle sont fait ceux qui vivent et travaillent dans les bassins miniers. Ils ont transformé la culture de la barricade en patrimoine immatériel par leur capacité à la symboliser. La barricade des mineurs est un instrument, un moyen, un support d’une reconquête de significations qui remettent sur la table la persistance d’une culture ouvrière qui est bien plus qu’une simple « survivance » du passé.

    Verónica Rodríguez, militante de Izquierda Anticapitalista Asturies. Article traduit du castillan par Athaulfo Riera.

    http://www.gauche-anticapitaliste.ch/?p=7089


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