• La crise financière est-elle en train d’emporter la démocratie ?

    Il y a des questions qu’on aimerait ne pas avoir à se poser. Et puis, on n’en est pas encore là après tout, alors pourquoi se faire du mal ? Tout simplement parce que lorsqu’on en sera « là », il sera trop tard pour réagir, et parce que de financière puis économique, la crise est aujourd’hui devenue politique. 

    Alors que l’Italie est bord de la rupture et que la France vacille, les réponses apportées jusqu’alors à la crise semblent avoir épuisé le peu de crédit qu’elles avaient initialement. Le pare-feu qu’est censé être le Fond européen de stabilité financière (FESF), tient davantage du pistolet à eau en l’absence des fonds nécessaires pour dissuader la spéculation (les pays européens n’ont pas suffisamment de disponibilités financières pour cela et les pays émergents ont pour le moment décliné l’invitation). Quant aux politiques d’austérité imposées aux peuples européens pour rassurer les « marchés », elles s’avèrent totalement contreproductives dans la mesure où elles compromettent une potentielle croissance économique et amenuisent les recettes fiscales des Etats nécessaires notamment au remboursement de la dette publique. Comme le souligne Joseph Stiglitz, cette potion mêlant austérité et privatisation, n’a pas marché dans des conditions pourtant moins défavorables en Asie du Sud-Est et en Amérique du Sud, et est en train d’échouer en Grèce et en Irlande où elle est à l’œuvre. Elle est donc inévitablement vouée à l’échec appliquée à l’échelle de l’Europe.

    Pourtant ce sont bien ces réponses qui sont privilégiées par nos responsables politiques. L’heure est même à la surenchère. Face aux échecs constatés, c’est la timidité de ces politiques qui est pointée du doigt : il faut donc plus d’argent pour le FESF et plus d’austérité pour être crédible. Changer leur ampleur ne parviendra malheureusement pas à résoudre les difficultés actuelles dans la mesure où ces politiques ne s’attaquent pas aux causes de la crise mais à ses symptômes.

    En cohérence avec les politiques néo-libérales à l’œuvre au cours des trente dernières années, c’est l’irresponsabilité d’Etats incapables de contrôler leurs dépenses publiques qui est désignée comme mère de tous les maux. Parfois accompagnée de relents xénophobes sur le laxisme « naturel » des pays du Sud de l’Europe (certains esthètes incluant également l’Irlande dans ce groupe), cette attaque porte plus largement sur la légitimité de l’Etat social. Bien que dénoncer les dépenses publiques ne résiste pas à l’analyse des faits comme l’illustre Paul Krugman, elle a le mérite de mettre le doigt sur ce qui est au cœur de la crise actuelle : l’incompatibilité entre l’idéal démocratique de cohésion sociale et de réduction des inégalités d’un côté et l’idéologie néo-libérale selon laquelle la société doit se conformer aux mécanismes du marché autorégulé de l’autre.

    Cette tension découle de deux ingrédients. Le premier est que les mécanismes marchands sont imparfaits et ne peuvent donc être à la base du développement harmonieux des sociétés humaines. Comme l’écrit Joseph Stiglitz : « Il y a seulement quelques années, une idéologie à la mode - la croyance dans l’efficacité de l’économie de marché libre de toute entrave - a mené la planète au bord de la ruine ». Le second ingrédient tient au fait que des éléments essentiels à la cohésion sociale (Karl Polanyi liste la monnaie, le travail et la terre)[1] ainsi que les outils de cette cohésion sociale (à savoir les dépenses publiques mais aussi et surtout la fiscalité qui les finance) ne peuvent être régulés par des mécanismes strictement marchands quand bien même ceux-ci seraient débarrassés de leurs imperfections.

    En traitant la monnaie, le travail et la terre comme s’il s’agissait de simples marchandises et en les soumettant aux fluctuations et exigences des marchés financiers, les politiques néolibérales ont sapé les fondements de la cohésion sociale. Cette financiarisation des rapports sociaux qui pèse à la fois sur les Etats, les entreprises et les ménages, explique largement les maux de nos sociétés. C’est le cas du surendettement comme mes travaux l’ont démontré. C’est également le cas du chômage et de la précarité professionnelle (voir les travaux de Robert Castel ou d’Alain Supiot), des crises financières (voir les travaux de Michel Aglietta et d’André Orléan ou de Jean-Michel Servet) ou encore du développement des inégalités et de la neutralisation des politiques fiscales censées les combattre (voir les travaux de Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez).

    En mettant en œuvre les réponses apportées jusqu’à présent à la crise, les décideurs politiques ne font que renforcer la dépendance à l’égard des marchés financiers au travers des dettes colossales qui sont accumulées (pour renflouer les établissements financiers, payer les intérêts croissants demandés par les investisseurs/spéculateurs pour les titres de la dette publique, etc.), tout en renforçant les maux qui accablent nos sociétés (affaiblissement de l’Etat social, accroissement des inégalités, de la précarité, du chômage, du surendettement, etc.). Ils prennent ainsi le risque d’un scénario potentiellement dévastateur : l’exacerbation des tensions – jusqu’alors présentes à l’état latent au sein du corps social – en raison des souffrances sociales imposées au nom de la stabilité des marchés et de la sauvegarde de l’Euro, conduira à une situation où les principes démocratiques pourraient être amenés à disparaître.

    Si pour le moment ce scénario est encore une fiction, il s’est déjà produit par le passé dans une situation extrêmement similaire à celle qui est la nôtre aujourd’hui. Karl Polanyi explique en effet comment, face aux conséquences de la crise de 1929 due aux excès de la libéralisation financière[2], deux réactions furent possibles : la mise au pas du marché par le Politique ou l’abolition des mécanismes démocratiques au profit du marché.

    Dans le premier cas, en principe, la démocratie ne disparaît pas. Un exemple en est donné par l’élection du Front populaire et les grèves de 1936 qui ont amené des réformes sociales d’envergure dans le cadre du jeu démocratique. Cependant, ce mouvement de mise au pas du marché peut par ses excès anéantir la démocratie comme en témoigne l’expérience soviétique à la même époque. Albert Camus donne d’ailleurs une lecture passionnante (mais exigeante) des raisons pour lesquelles de telles révoltes et révolutions aboutissent le plus souvent à l’autoritarisme.

    Dans le second cas, ce sont les principes démocratiques qui sont abandonnés dans le but de préserver le système économique et financier. Loin des caricatures, cet abandon n’est pas le fait d’une prise de pouvoir soudaine par les mouvements fascistes. Karl Polanyi montre au contraire le caractère progressif de ce renoncement mis en œuvre par les autorités politiques élues démocratiquement. « Finalement, le moment allait venir où le système économique et le système politique seraient l’un et l’autre menacés de paralysie totale. La population prendrait peur, et le rôle dirigeant reviendrait par force à ceux qui offraient une issue facile, quel qu’en fût le prix ultime. Les temps étaient mûrs pour la solution fasciste »[3]. Le prétexte fut évidemment de protéger les citoyens car « seul un Etat autoritaire peut affronter les contradictions inhérentes au capitalisme »[4].

    Ce parallèle entre les années 1930 et aujourd’hui peut paraître caricatural. Il n’y a pas aujourd’hui de nouveau Hitler ou Mussolini menaçant l’Europe et la démocratie. Il est cependant peut-être utile de préciser que si la démocratie venait à être mise en cause, cela ne se ferait pas avec les habits du passé. Le mouvement serait dans un premier temps plus télégénique, plus en phase avec les réseaux sociaux, plus dans l’air du temps en somme. Il pourrait être incarnées par des personnalités apparemment apolitiques, des technocrates ou financiers apportant « seulement » une réponse technique. De plus, bien que le danger ne paraisse pas imminent, certains évènements des années et semaines récentes présentent des ressemblances inquiétantes avec les premiers stades du processus aboutissant à l’anéantissement de la démocratie tel que le décrit Karl Polanyi.

    Tout d’abord, le lien entre les citoyens et leurs représentants est profondément dégradé. D’un côté, le pouvoir politique est en grande partie discrédité par la dénonciation de l’influence excessive d’une oligarchie sur le pouvoir politique – dénonciation qui n’est plus considérée comme l’apanage des théories conspirationnistes[5] et qui s’illustre notamment par le succès en libraire des livres traitant des « très riches ». De l’autre, les consultations démocratiques que sont les référendums, sont disqualifiées non seulement parce que les citoyens sont tenus pour insuffisamment sages et informés pour apporter une réponse pertinente à la question posée (cf. les dénonciations puis l’abandon du référendum Grec) mais également parce que leur résultat – lorsqu’il déplaît - ne prête pas à conséquence (cf. les votes négatifs Français, Néerlandais et Irlandais au projet de constitution Européenne). Dans ces conditions, les partis d’extrême droite et leur rhétorique du « tous pourris » séduisent un électorat croissant en Europe et leurs idées influencent de plus en plus souvent les partis de la droite traditionnelle et le débat public.

    Ensuite, au nom de la prétendue efficacité requise pour répondre aux enjeux de la crise, ces dernières semaines ont vu Nicolas Sarkozy et Angela Merkel s’affranchir du fonctionnement démocratique des institutions européennes – aussi imparfaites soient-elles – pour convoquer le chef du gouvernement Grec, George Papandréou, et le sommer d’appliquer telle ou telle réforme et de renoncer à son référendum avant d’en fixer la question posée.

    Enfin, la révocation, sous la pression des marchés financiers, des chefs de gouvernements Grec et Italien – et bientôt Espagnol – pourtant démocratiquement élus, et leur remplacement dans la foulée par des gouvernements appelés au choix « technocratiques » ou « d’union nationale » avec à leur tête des financiers, ne peut qu’illustrer les tensions croissantes entre la finance et la démocratie[6].

    Bien que ne constituant pas une analyse en profondeur des évolutions politiques à l’œuvre, ces différents éléments alertent néanmoins quant aux enjeux des réponses qui seront apportées à la crise. Il n’est pas question ici d’explorer ces différentes possibilités (on en trouvera ici, ici, ou ), mon objectif était seulement de souligner que les choix qui sont et seront faits auront potentiellement des conséquences dévastatrices pour la démocratie selon que seront privilégiées les exigences des marchés financiers ou la cohésion sociale et la croissance économique.

    http://alternatives-economiques.fr/


     [1]  Karl Polanyi, 1983 [1944], La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris : Editions Gallimard.[2]  Pour mémoire, la capitalisation boursière est revenue au niveau de 1914 seulement au cours des années 1990 comme l’explique Thomas Piketty.[3]  Karl Polanyi, 1983, op. cit., p.304.

    [4]  Extrait de discours de Mussolini cité par Karl Polanyi. Voir Karl Polanyi, 2008, Essais, Paris : Seuil, p.393.

    [5]  Voir par exemple le blog de Simon Johnson (ex économiste du Fonds Monétaire International).

    [6]  On notera au passage que le gouvernement Grec « d’union nationale » compte un ministre, deux secrétaires d’Etat et un ministre adjoint d’extrême droite, ce qui ne s’était jamais vu depuis la chute de la dictature des colonels en 1974.


    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :