• L’homme aux semelles de pneus

    L’homme aux semelles de pneus par Patrick Bard

    L’homme aux semelles de pneus

    Ça sent le sapin (3/8). Notre série de huit nouvelles noires pour les lecteurs de l'Humanité à l'occasion des fêtes de fin d'année. À lire dans l'Humanité d'aujourd'hui : Après la nuit d'Hervé Le Corre.

    Noël approchait. Depuis des mois, don Alberto croupissait dans la prison de San Cristobal de Las Casas, refusant de s’alimenter. Son âge et son état de santé préoccupant lui avaient valu la très rare faveur d’une cellule individuelle. Chaque jour, sa femme, doña Esmeralda, tout aussi âgée et voûtée qu’il l’était, lui apportait à manger. En vain. Il ne touchait pas plus à la cuisine de son épouse qu’à l’infâme brouet de la prison. Elle avait tout tenté, pourtant. Mais rien n’y avait fait. Brave, le mari, avec ça. En dépit de ses soixante-quinze ans, il cultivait encore son petit lopin : du maïs, des chiles, des patates et des tomates. Et même si, avec les ans, la terre était de plus en plus basse, personne à la maison ne mourait de faim. Ces deux-là s’aimaient d’amour vrai et don Alberto n’aurait sans doute jamais fini en prison s’il n’avait buté d’une de ses huaraches aux semelles de pneus sur le porte-monnaie qu’un gringo étourdi avait laissé échapper. Ceux-là débarquaient du monde entier, persuadés qu’ils allaient rencontrer le sous-commandant Marcos dans les rues de San Cristobal. Déçus, frustrés, ils se contentaient d’acheter un tee-shirt à son effigie avant de repartir. Bref, le porte-monnaie était plein de dollars. Don Alberto avait décidé de fêter l’événement à la cantina la plus proche. Du pulque maison, on était vite passé au mezcal. Un mot en entraînant un autre, un cabron de métis avait insulté le vieil homme qui payait tournée sur tournée. Il ne se rappelait même pas avoir bousculé le gars. N’empêche qu’il avait terminé la nuque enfoncée dans un coin du bar. Don Alberto avait échoué en prison. Il avait pris vingt ans. Mais quand on en a soixante-quinze, vingt ans, c’est perpète. Le chagrin avait submergé le mètre trente-deux et les trente-huit kilos de doña Esmeralda. Les larmes avaient coulé le long de ses joues ridées comme sur la peau d’un raisin sec. Elle n’avait que quatorze ans quand elle avait épousé son Alberto. Quatorze ans et lui seize, et guère plus grand qu’elle. Un an plus tard elle lui avait donné son premier fils. La fête que ça avait été ! Elle s’était vue vieillir avec lui. Jamais il n’était allé avec une autre. Enfin, pas qu’elle ait su. Surtout, même ivre, jamais il n’avait levé la main sur elle, ni sur quiconque avant ce soir-là. Comment avait-il fait son compte pour tuer un homme ? Et à mains nues, encore. À présent, il croupissait en cellule. Chaque jour, doña Esmeralda se présentait dès l’aube à la porte de la prison, son grand châle plein de victuailles roulé dans son dos par-dessus son chemisier de satin vert et sa jupe de laine noire. Invariablement, les gardes lui faisaient déballer son fardeau pour y trouver le même contenu : tortillas de maïs, tamales, un peu de guacamole aux grillons et c’était tout. Marco et Carlos, les deux gardes, avaient fini par se prendre d’affection pour cette vieille toute flétrie qui venait avec tant d’assiduité nourrir son homme en vain. Un prisonnier modèle, pourtant. Humble, souriant, toujours. Jamais un mot plus haut que l’autre. Et timide ! C’était un véritable crève-cœur de voir ces deux-là séparés. Depuis quelque temps surtout. Au début, elle lui laissait les plats, dans l’espoir qu’un peu plus tard il se forcerait à s’alimenter. Mais il ne touchait à rien, et du coup, c’étaient les deux gardiens qui engloutissaient ses spécialités. Force était de reconnaître que doña Esmeralda cuisinait diablement bien. Chaque jour la petite vieille repartait, son grand châle vide pendant sur ses flancs, la tête enfoncée dans les épaules, masquant ses sanglots furtifs, traînant des pieds. Le cœur brisé par tant de chagrin, Marco et Carlos regardaient s’éloigner ses longues nattes blanchies, sa silhouette harassée, sachant la fin du vieux inéluctable. Doña Esmeralda avait beau multiplier les prouesses culinaires dans l’espoir de raviver l’appétit de don Alberto, c’était pour rien. Il maigrissait tant et si bien qu’il semblait même rapetisser. Il n’avalait rien, en dehors de quelques gorgées d’eau quotidiennes. Au prix d’une incommensurable volonté, Esmeralda poursuivait cependant ses efforts, refusant de se rendre à l’évidence. Don Alberto se mourait et Marco comme Carlos voyaient bien qu’à présent le dénouement se comptait en jours. Bientôt, le pauvre vieux à l’haleine méphitique qui tenait à peine sur ses jambes tremblantes se coucherait pour ne plus se relever. Prostré, silencieux, il attendait placidement la visite de la flaca, la mort, qui viendrait le délivrer d’un coup de faux. Le dernier matin, Marco et Carlos se doutaient que ce serait le dernier, doña Esmeralda se présenta à la prison, voûtée plus que d’habitude encore, ployant sous le poids d’un monceau de nourriture. Marcos et Carlos n’osèrent pas même échanger un regard en la voyant ressortir de la cellule aussi lourdement chargée, silencieuse et secouant la tête de désespoir. Elle repoussa du pied la porte de la cellule sur la silhouette de don Alberto, recroquevillé sous sa couverture. C’était fini. Elle n’avait même pas déballé ses plats. Ils la raccompagnèrent cérémonieusement jusqu’à l’entrée et la regardèrent partir en se signant, une prière aux lèvres. Rien qu’à imaginer ce qu’elle avait préparé, les gardes eurent l’eau à la bouche. Ils s’en allèrent déjeuner sur le champ. Le vieux patienterait bien un peu avant de rejoindre la morgue.

    Quelle ne fut pas leur surprise, deux heures plus tard, en découvrant une orgie de tortillas, de tamales sous la couverture mitée, en lieu et place du cadavre de don 
Alberto. La vieille les avait bernés. Elle était repartie avec son vieux dans son grand châle plié comme une hotte, son vieux qui avait maigri jusqu’à ce que les trente-huit kilos de sa bonne vieille puissent supporter son poids. Nul ne les revit à San Cristobal.

    Il est un restaurant en bordure de la Ruta 2, au nord de l’État de Sonora, près de la frontière américaine, où, dit-on, une vieille indienne aidée de son vieux prépare les meilleures tortillas, les meilleurs tamales de tout le Mexique.

    • Photographe, romancier et « routologue », Patrick Bard a écrit Orphelins de sang (Seuil). 
Dernier ouvrage paru : Sortir de la longue nuit : Indiens d’Amérique latine (avec Marie-Berthe Ferrer, Albin-Michel).

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