• L’EMPIRE DANS LES REMOUS D’UN MONDE EN MOUVEMENT

    Le n° 91 de "Recherches Internationales" est paru : un tableau de l'Empire en 2012

     

    L’EMPIRE DANS LES REMOUS D’UN MONDE EN MOUVEMENT

    L’EMPIRE DANS LES REMOUS D’UN MONDE EN MOUVEMENT

    Il y eut un instant, comme un battement de paupières dans la déjà longue histoire humaine, où tout parut résolu et donc possible. L’ours polaire terrassé et son antre ouvert au vent, l’or noir du Moyen-Orient assuré pour des lustres, les principaux obstacles étaient levés, l’histoire s’accomplissait dans le triomphe de la puissance « hors de pair » et dans la mondialisation du marché dont elle était la force propulsive. Immanquablement et en dépit de grains inévitables, le flot du bien-être soulèverait toutes les embarcations, assurant la paix universelle. S’en souvient-on encore de façon un tant soit peu précise, après une décennie d’interventions armées et alors qu’une crise économique sans équivalent depuis trois quarts de siècle obscurcit les perspectives ? Aussi paraît-il opportun, au moment où s’ouvre une année électorale aux États-Unis, de faire un point sur l’état de l’empire américain et de ses rêves de monarchie universelle.


    Encore convient-il de lever un malentendu, qui tourne au contresens, à propos de l’hôte de la Maison-Blanche. L’élection de Barack Obama à la présidence, un homme de couleur dans l’un des trois pays, avec l’Afrique du Sud et l’Allemagne nazie, où le racisme fut institutionnalisé, la personnalité de l’impétrant qui tranchait avec celle de son prédécesseur, l’espoir qui avait conduit à la mobilisation des forces progressistes et d’une partie de la jeunesse afin d’assurer sa victoire, ont fait croire qu’une bifurcation se produirait. C’était mal connaître l’homme et, plus encore, le système politique américain, son mode de fonctionnement, la nature des forces et des acteurs en présence, le poids de l’idéologie dominante, comme le montre ici Pierre Guerlain.

     

    Sans nul doute, la crise économique qui a éclaté durant le second mandat de George Walker Bush, les déficits et la dette, ne peuvent pas ne pas affecter les moyens dont dispose l’administration en place ni ne pas peser sur sa conduite des affaires. Mais, quand bien même le 44e président avait aggravé en tout point les problèmes, par les réductions et dégrèvements d’impôts qu’il avait accordés aux nantis, par le gonflement des dépenses militaires et sécuritaires qu’il avait sollicité, par l’adhésion aux dogmes néolibéraux qu’il n’avait cessé de manifester perinde ac cadaver, cette crise n’est ni conjoncturelle ni le simple fait de banquiers et traders avides, irresponsables ou indélicats. Elle remonte loin et s’inscrit dans le mouvement du capital et de sa financiarisation. Depuis un quart de siècle, les politiques mises en oeuvre par les républicains comme par les démocrates ont soutenu cette évolution, conduisant ainsi à l’hypertrophie du capital fictif et au creusement des inégalités. Sans aller jusqu’à prétendre que l’analyse que fait Rémy Herrera inspire les 99 %, les données qu’il produit sont à l’origine d’un mouvement dont le souffle tend à s’amplifier et dont la portée politique est prometteuse.

     

    Robert Bernard Reich, qui fut secrétaire au Travail durant le premier mandat de Bill Clinton, veut y voir le retour des préoccupations sociales, voire d’une analyse en termes de classes sociales, après un demi-siècle de « guerres culturelles » et de courtes querelles sur la modulation macroéconomique. Bien que les affrontements verbaux soient violents, qu’animaient jusqu’à ces dernières semaines les forces et courants coalisés au sein du mouvement de la Tea party, et que le système politique américain paraisse bloqué, c’est la continuité qui prédomine à l’extérieur, comme a pu le noter avec satisfaction Condoleezza Rice au cours d’un entretien récent.


    Pourtant, la terre a continué à tourner et ses peuples ne sont pas restés inactifs. Le monde est incontestablement en mouvement, les cartes sont rebattues, ce qui pose une série de problèmes de fond à la puissance américaine, mais les remises en cause extérieures restent trop partielles, régionales et contradictoires pour être systémiques, la nouvelle donne n’est pas encore visible et ce mouvement même reste sensible et perméable aux décisions prises ou ajournées aux États-Unis, tant sur le plan intérieur qu’à l’échelle internationale. Cet entre-deux freine les ajustements stratégiques qui devraient s’imposer, ce qui bloque, entretient ou aiguise les tensions, au Proche- Orient par exemple, retarde les solutions possibles, paralyse les instances internationales et en entrave l’indispensable démocratisation.


    Bien que la part des dépenses militaires dans le PIB américain ait décliné par rapport aux années cinquante, elles représentent aujourd’hui la moitié de celles de la planète, d’autant moins justifiables que la plupart des autres puissances sont des alliées. Bien qu’il n’y ait face à elle plus aucune coalition antagonique, l’OTAN perdure et s’est transformée en structure d’intervention du capital mondialisé, comme le démontre Alain Joxe. Bien qu’aucun autre pays ne dispose de plus d’un porte-avions, un onzième est financé par le Pentagone, pour un coût initial de 5 milliards de dollars. Alors qu’à Prague, dans son premier discours urbi et orbi, le président Obama avait déclaré vouloir progresser sur la voie du désarmement nucléaire, 100 milliards de dollars seront dépensés au cours
    de la prochaine décennie pour moderniser l’arsenal américain. Bien qu’aucun de ses voisins ne soit menaçant, l’objectif est de disposer par ailleurs d’une flotte de 320 bâtiments et d’une aviation de 2 200 chasseurs. Bien que le service militaire ait été aboli et que l’on soit entré dans l’« ère de la participation » chère à la secrétaire d’État Hillary Clinton, les États-Unis en sont arrivés à un stade plus avancé que le simple complexe militaro-industriel dont le président Eisenhower déplorait l’émergence et l’influence dans son allocution d’adieu.


    Une hydre aux cent têtes est née du greffage de ce complexe militaro-industriel à une constellation de politiciens, de lobbies et de collectivités territoriales soucieuses de garantir l’emploi, à une galaxie de centres de recherche et de think tanks, à une myriade d’intellectuels, de journalistes, de publicistes et de propagandistes de la défense. La bête se nourrit de l’idéologie de l’exceptionnalisme américain, de la conviction que le pays a reçu la mission de régir le monde, parce que son exemple est salutaire et que ses intérêts coïncident avec ceux du reste des humains.

     
     Pourtant, ceux-ci semblent rester sceptiques, voire carrément hostiles, et, à cet égard, les événements du 11septembre ont bien marqué un tournant, non en eux-mêmes, mais par la réponse que les groupes dirigeants, les médias et une grande majorité de citoyens américains leur ont donnée. Ce en quoi les terroristes ont été exaucés. Aujourd’hui, c’est d’un État de sécurité nationale qu’il convient de parler, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.


    Robert Charvin le montre, le droit international, dont les États- Unis se sont toujours protégés, ne sert plus de référence. Le jus ad bellum et le jus in bello sont réécrits ou interprétés sans vergogne. Non seulement on ne déclare plus la guerre, depuis en vérité plusieurs lustres, non seulement on s’y lance sans l’aval de l’ONU, et quand celle-ci adopte une résolution, on l’interprète de « façon créative », comme à propos de la Libye, mais encore la limite entre l’état de paix et la pratique de la guerre a été effacée. Avec le lancement de la « longue guerre contre le terrorisme », la reconversion du Pentagone à la doctrine de la contre-insurrection, d’ailleurs fort mal assimilée, l’extension illimitée des définitions – terrorisme, « états faillis », menaces et risques non-conventionnels –, le champ des interventions devient extensible à souhait : Pakistan, Yémen, Somalie, Kenya et Ouganda, Libye, pays du Sahel ou Philippines, Colombie et Mexique. Le risque est réel que dans ce pays, par exemple, où la violence générée par les cartels de la drogue et les clivages sociaux gagne en intensité, les États-Unis s’engagent dans une contre-insurrection, alors qu’ils nourrissent cette économie souterraine par leur demande « insatiable » de stupéfiants et entretiennent les exactions par leurs exportations légales ou illégales d’armes personnelles. Dans le même temps, la militarisation de la frontière commune s’intensifie.

     
    Bien qu’elle ne soit plus la grande idée devant changer la face de la guerre, la « révolution dans les affaires militaires » se poursuit, réseau-centrée, recourant à des armes toujours plusprécises, réduisant davantage encore les pertes américaines. Elle se prolonge avec les armements mis au point et les méthodes établies durant les interminables « guerres indiennes » du Moyen-Orient, si bien qu’un voile gris recouvre désormais les conflits. Recours aux sociétés militaires privées et aux forces spéciales, adjonction de civils des deux sexes travaillant le « terrain humain », formation de nouveaux cipayes, confusion grandissante entre les organes de renseignement et les militaires, symbiose du diplomatique et du militaire ; qui aujourd’hui faitou, plus exactement, qui aujourd’hui ne fait pas la guerre sous une forme ou sous une autre ? Leon Edward Panetta passe de la CIA au secrétariat à la Défense et est remplacé, à ses fonctions de directeur général, par David Howell Petraeus, le « roi David », qui a guerroyé en Irak et en Afghanistan toutes ces dernières années. Certains programmes des départements d’État et de la défense sont interchangeables et bien des ambassades américaines disposent de forces supplétives, officielles ou privées. La conduite de la guerre à l’aide des drones et des forces spéciales confine de plus en plus à des exécutions à distance, sans sommation et sans simulacre d’un jugement qui pourrait être gênant, y compris lorsqu’il s’agit de citoyens américains, protégés pourtant par leurs droits constitutionnels. C’est tout à la fois une adaptation de « l’île du docteur Moreau », imaginée jadis par H.G. Wells, et le retour au juge Roy Bean (1825-1903) qui, à lui seul, était la « loi à l’ouest du Pecos ».


    La société américaine elle-même est entrée dans un état d’exception perpétuel, à la suite d’une campagne ininterrompue de peur, de l’adoption d’une législation sécuritaire dont le « Patriot Act » constitue le fleuron, de la création d’un nouveau ministère, le département de la sécurité du territoire (Homeland Security), de la prolifération des organes, services et programmes de surveillance et de renseignement, de la création, le 1er octobre 2002, d’un commandement militaire intégré, l’US Northern Command dont le théâtre recouvre l’Amérique du Nord et dont les missions peuvent l’amener à intervenir à l’intérieur du pays en cas de trouble ou de calamité naturelle. Dans un livre récent – Top Secret America, the Rise of the New American Security State – où ils développent et précisent le contenu d’enquêtes publiées dans le Washington Post, les journalistes Dana Priest et William M. Arkin décrivent la dimension invisible des États-Unis, celle de leurs services de surveillance, d’espionnage et de contre-espionnage. Il conviendra d’y revenir et il suffira, pour l’heure, d’indiquer qu’entre 2001 et 2011 près de 700 milliards de dollars on été consacrés à la sécurité du territoire, total auquel deux chercheurs proposent d’ajouter les coûts d’opportunité (augmentation des primes d’assurance, délais dans les départs des avions, etc.) de ces mesures, qu’ils chiffrent à 417 autres milliards de dollars. Quant au budget de la communauté du renseignement – 16 agences et organisations relevant de l’exécutif, FBI non compris, dont les pouvoirs ont été accrus, ni les agences privées travaillant avec les pouvoirs publics –, il est passé de 26,7 milliards de dollars en 1997 à 80 milliards en 2011.

     
    Ce dossier ne prétend pas à l’exhaustivité. La question si importante de l’immigration a été abordée dans le numéro précédent de Recherches internationales. D’autres le seront à l’avenir, comme celles des brevets ou de l’énergie, dans des articles ou à travers de notes de lecture. Le diagnostic peut paraître sévère, mais les faits sont là. Ils ne préjugent pas des résultats des élections prochaines.


    Patrice Jorland



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