• Journal d’une lycéenne sous l’Occupation.

    Aline Dupuy, Th. Crouzet, F. Vivas. Journal d’une lycéenne sous l’Occupation.

    Bernard GENSANE
     

    Ceci est un livre à trois voix, mais aussi à trois étages. Les auteurs sont partis du Journal d’Aline Dupuy, élève-institutrice à Toulouse pendant la guerre. Ils ont ensuite fait réagir Aline à ce qu’elle avait écrit. « L’histoire des Français sous l’Occupation ne peut pas se suffire de l’événementiel. Elle se doit d’être aussi transhistorique et sensitive. C’est son rythme », expose Frédéric Vivas. Les auteurs ont enfin replacé un témoignage de première main dans des perspectives synchronique et diachronique : une réflexion de Frédéric Vivas sur l’écrit intime (« ce texte n’est pas un écrit sur l’écrit mais à partir d’un écrit »), une analyse historique de “ Toulouse la rouge ” par Thierry Crouzet. Le journal intime est donc devenu extime en étant étayé par les sciences humaines, sociales et historiques. Nous avons affaire à un ouvrage très rigoureux, les notes infrapaginales sont innombrables et érudites. Mais cet ouvrage, comme le journal qui en est le socle, n’est « ni la glorification du héros, ni la commisération de la victime, ni la stigmatisation du salaud. »

    Aline et ses amis normaliennes (Vichy avait remplacé cette qualification par celle, beaucoup plus hiérarchisante, d’« Elève-Maître ») sont issues de milieu fortement politisés. L’éducation, la culture sont pour ces jeunes femmes les principaux vecteurs de transformation sociale. L’ascension sociale se réalise par les diplômes et le ralliement aux idées républicaines. Ceci n’est pas rien, car que l’école soit républicaine signifia concrètement que, dans chaque commune de Haute-Garonne disposant d’un enseignant sorti de l’École normale, il y eut un centre de Résistance, ou encore qu’en quatre ans 84 professeurs et étudiants de la Faculté des Lettres de Toulouse furent pourchassés, emprisonnés ou déportés par la police de Vichy ou par la Gestapo.

    La principale enseignante d’Aline n’est autre que Madame Badiou, l’épouse du maire de Toulouse à la Libération, et la mère du philosophe Alain Badiou. Une femme de gauche, de culture, une grande pédagogue qui sait rendre abordable et réutilisable le canon littéraire. En ces temps de guerre, il valait mieux travailler. Surtout par les grands froids sans charbon : « Les profs de gym redoutaient de nous faire monter à la corde, car on se pelait les doigts. Un manteau était un bien vital. » Les jeunes ont faim mais savent s’offrir des petits bonheurs : « Achat d’une photo de Bernard Blier, 1, 50 franc. Qu’il était beau ! ».

    Avant même d’être ignoblement répressif, le régime de Pétain (Toulouse est en zone non occupée) est le pourvoyeur d’une idéologie qui du passé veut faire table rase : « Au triptyque Liberté, Égalité, Fraternité, doit succéder un homme nouveau, avec pour devise Instinct, Tradition, Sélection. » Cela lui est d’autant plus facile que, selon la phrase dramatique de l’historien Jean-Pierre Rioux, le peuple est « débandé, haché par l’effroi, toutes tripes dehors ». Sans parler des grandes consciences qui, comme Claudel, lui tire dans le dos : l’écrivain se félicite de « la fin de cet immonde régime parlementaire », un cancer issu de « l’immonde tyrannie des bistrots, des francs-maçons, des métèques, des pions et des instituteurs. »

    Résister, au niveau qui est celui d’une jeune normalienne, n’est pas un mot, c’est un comportement de tous les jours. Une succession de petits gestes banals mais résolus. Comme celui du prisonnier de Midnight Express qui, soudainement, se met à tourner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre lors de la promenade. Chaque semaine, on demande aux élèves de saluer le drapeau, de chanter “ Maréchal, nous voilà ! ”. Aline et ses condisciples ne chantent pas, elles font semblant, ou alors elles chantent faux. Les sons qui constituent le mot “ Maréchal ” ne sortent pas de leur bouche, de leur souffle. Le vieil autocrate est nié. Madame Badiou va utiliser Montaigne (peut-être d’origine marrane du côté maternel, d’ailleurs) comme une arme contre les égarements fanatiques du régime. Montaigne, c’est la tolérance, dit Aline, l’ouverture aux autres, la raison. Il se met à la place des autres pour voir comment ils pensent. En étudiant Montaigne, on ne devient pas un béni-oui-oui. Fort bien vu.

    Autre acte de résistance, petit mais tellement symbolique : Aline achète le manuel d’histoire Mallet-Isaac, qu’elle revendra ensuite à sa “ fille pédagogique ”. Un véritable acte d’insoumission. Mallet avait été tué pendant la Première Guerre mondiale (il s’était engagé volontaire à l’âge de 50 ans). Le ministre de l’Éducation Abel Bonnard avait prévenu dans Gringoire : « Il n’est pas admissible, que l’histoire de France soit enseignée aux jeunes Français par un Isaac. »

    En 1944, le camp d’en face plie mais ne rompt pas. La Milice, ce rassemblement de voyous dévoyés, recrute plus que jamais, malgré les défaites allemandes et l’imminence de la Libération. Dans sa lettre pastorale, Monseigneur Choquet, l’archevêque de Tarbes – un fervent de Vichy – remet en cause l’autorité et la légitimité du général De Gaulle.

    Heureusement, quelques grands prélats (bien rares) font honneur à leur église. Le cardinal de Toulouse, Mrg Saliège, est l’une des deux ou trois éminences à dénoncer les déportations de Juifs, à condamner le STO et les exactions nazies – après avoir soutenu l’aide aux réfugiés espagnols. Il sera fait compagnon de la Libération sans avoir été officiellement résistant. Et Juste parmi les nations. En 1945, grâce à Raymond Badiou et quelques autres résistants authentiquement de gauche, Toulouse redeviendra ce qu’elle avait été depuis longtemps : la “ République rouge du Midi ”. Au point que – les vents ont bien tourné – le nonce apostolique, Mgr Roncalli (futur Jean XXIII) inaugurera la Semaine sociale de Toulouse le 30 juillet 1945. Normal, après tout, pour une ville qui aura su, à ce point, conjuguer son histoire rebelle et sa tradition d’hospitalité.

    Cet ouvrage a également le très grand mérite de nous rappeler que la Résistance fut aussi une affaire de femmes. Souvenons-nous, par exemple, du roman et du film éponyme L’armée des ombres qui ne comporte qu’un seul personnage féminin, uniquement parce qu’il est nécessaire à l’économie du récit. Le témoignage d’Aline Dupuy confirme qu’il y eut, à Toulouse comme ailleurs en France, une résistance au féminin. À commencer par Madame Badiou. Mais peu de femmes furent chef de réseau. Il n’y eut quasiment pas de femmes dans les bureaux de Londres, à part comme secrétaires. Le plafond de verre, là aussi. Il faudra des années aux femmes, malgré le droit de vote en 1945, pour qu’elles puissent se libérer des schémas vichystes, pour pouvoir tout bêtement sortir sans chapeau sans être traitée de dévergondée (euphémisme pour prostituée), pour pouvoir avorter (un acte passible de la peine de mort sous Pétain), pour que leur corps et leur esprit n’appartiennent plus à la nation, mais à elles-mêmes.

    Toulouse, 1943-1945. Toulouse : Le Pas d’oiseau, 2013.

    http://bernard-gensane.over-blog.com/

    URL de cet article 19947
    http://www.legrandsoir.info/aline-dupuy-th-crouzet-f-vivas-journal-d-une-lyceenne-sous-l-occupation.html

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