• Ils veulent réhabiliter les communards

    A l’occasion aujourd’hui de la montée au mur des Fédérés, commémorant les massacres des communards, des historiens réclament une réhabilitation de cette page d’histoire parisienne.

    Parti Communiste Français

    Tombée en désuétude, la montée au mur devrait être plus suivie cet après-midi. « On attend 2000 personnes », espère Serge Portejoie, porte-parole de l’association des Amis de la Commune, qui organise la cérémonie chaque année. Anniversaire oblige, la Commune sort un peu de l’oubli en 2011, avec une exposition à l’Hôtel de Ville, et une nouvelle qui commence aujourd’hui au couvent des Cordeliers*.
    Episode largement méconnu
    Cette terrible guerre civile, qui a opposé une partie du peuple parisien désireux de créer une république sociale et le gouvernement monarchiste issu des urnes et dirigée de Versailles par , reste cependant encore largement méconnue, alors qu’elle a fait des dizaines de milliers de morts. Ce sera une des revendications de la montée au mur cette année. « La Commune de Paris n’est décrite qu’en quelques lignes dans les manuels scolaires aujourd’hui, explique Jean-Louis Robert, professeur d’histoire émérite de Paris-I. Cela tient à plusieurs facteurs : d’abord, depuis des années, le XIXe siècle est sacrifié dans l’enseignement, et la Commune en est victime. Surtout, un silence s’est abattu sur cet épisode : en 1880, en échange de la grâce des communards qui avaient fui la répression, il avait été décidé de ne plus évoquer cette guerre civile. Ça a continué jusqu’à nos jours. »

    Des historiens et des associations rappellent même que les 15000 communards condamnés à l’époque le sont toujours aujourd’hui : l’amnistie n’a pas effacé les condamnations. « Ainsi, la famille du peintre , qui a participé à la Commune, a dû continuer longtemps de payer les dommages et intérêts auxquels l’artiste avait été condamné pour avoir commandé la destruction de la colonne Vendôme », explique Jean-Louis Robert. Beaucoup plaident pour réintroduire la Commune dans la mémoire collective, dans l’enseignement, lors de commémorations officielles… A Paris, ce travail a déjà commencé avec la pose de plaques dans certaines mairies de l’est, où les partisans de la Commune étaient les plus nombreux.

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    La "montée" au Mur des Fédérés

    Un pèlerinage rouge

    (1878-1914)

    Par Alain Dalotel (Gavroche n° 9, avril-mai 1983, p. 14 à 20)

    Le Mur des Fédérés, au cimetière du Père-Lachaise, où furent très probablement fusillés et inhumés nombre de communards en mai 1871, fait partie de la mythologie des militants de gauche. Il fut choisi avant 1914 comme le symbole de la « sauvagerie bourgeoise ». La montée au Mur était surtout l’occasion de célébrer une « messe rouge » et souvent le lieu d’affrontements politiques.
    Immortelles rouges, bleuets et myosotis L’anniversaire du 28 mai se déroule toujours à peu près de la même façon. Pendant une dizaine de jours, les réunions préparatoires se multiplient, puis, la veille, les journaux « révolutionnaires », bordés de noir, appellent à la manifestation. Ce jour-là, vers treize heures, la concentration commence, généralement aux alentours de la salle Lexellent, boulevard de Ménilmontant. Ce café est plein de manifestants qui se passent des mots d’ordre ou improvisent discours et meetings. Sur le boulevard, les camelots vendent des portraits de communards, des brochures, des chansons, des fleurs, des insignes. Jusqu’à 14 heures, le cortège bourdonnant se forme. Les anciens combattants de la commune se placent en tête, puis viennent les élus et les responsables socialistes et enfin les dizaines de groupes rassemblés derrière leurs drapeaux et bannières.
    Vers 14 h 30-15 heures, on s’ébranle. La grande porte du cimetière franchie, les drapeaux, extraits de leurs gaines, sont déployés, lorsque cela est autorisé, et les chants s’élèvent. Les plus repris sont La Carmagnole et l’Internationale, mais aussi l’Insurgé, le Drapeau rouge, la Ravachole, l’Hymne à l’anarchie et, après la révolte des vignerons de 1907, Gloire au 17e… Il y a aussi les cris, celui, traditionnel, de « Vive la Commune ! » et tout une série contre les « flics », l’armée, la Patrie et les gouvernements en place. L’enthousiasme et le nombre des manifestants varient en fonction des circonstances. On met une demi-heure pour parvenir au Mur où chaque groupe et des particuliers accrochent leurs couronnes et déposent leurs bouquets. Pendant plusieurs années, les porteurs de drapeaux se hissent au sommet du Mur. Le défilé proprement dit s’étire généralement jusqu’à 17 heures. Ensuite, tandis que la police procède à la « battue » dans le cimetière, les manifestants s’égayent dans les débits de boissons alentour ou rejoignent quelques salles de réunions publiques pour parler de la Commune ou chanter. Il y a aussi quelquefois, à la sortie du Père-Lachaise ou après ces meetings, des tentatives de manifestations sur la voie publique.
    Pour les adversaires conservateurs, la commémoration est une « démonstration de souvenirs haineux et violents » durant laquelle on boit « la lie du calice d’amertume ». Il est vrai que l’idée de vengeance ne disparaît pas : « Ma haine grandit, Mère 71 » lit-on sur une couronne en 1884. D’ailleurs les organisateurs, surtout au début, déclarent vouloir inspirer la « haine de la société capitaliste et bourgeoise », inculquer « l’Idée » aux enfants, jeter le massacre à la face des « possédants » en rappelant « les horreurs commises par les honnêtes gens au nom de l’ordre ».
    Cette journée, qui sent la poudre et le sang, a un caractère d’affirmation révolutionnaire. C’est l’occasion de dénoncer « l’hypocrisie » et « l’exploitation humaine », de dire ses espérances et sa tactique politique ; elle sert aussi à recharger ses batteries, à trouver une « nouvelle ardeur ». On va demander aux « aïeux » le « secret de leur héroïsme ». La manifestation doit prouver la vitalité du socialisme ou de l’anarchie.
    Mais la commémoration a surtout un caractère « religieux ». C’est un « pèlerinage rouge », une « pieuse coutume » que l’on suit par « devoir », un « acte de fidélité révolutionnaire », un « rite ». On se rassemble dans une émotion collective d’où l’esthétique n’est pas absente. La montée au Mur est un immense enterrement toujours recommencé : on vient endimanchés, en deuil, avec habits et chapeaux, en famille. Le « peuple militant » semble aimer cette pompe. Dès l’origine, les organisations ont suivi l’exemple des veuves ou des mères de fédérés en amenant des fleurs sous forme de bouquets, mais surtout de couronnes mortuaires. Il y a bien eu quelques protestations contre ces « emblèmes religieux » mais, finalement, toutes les « chapelles », généralement au niveau d’un quartier ou d’une association, se sont conformées à cette nouvelle tradition en votant l’achat ou la souscription d’une couronne quand les finances le permettent. Le prix en est élevé : 25 à 50 F après 1900. La plupart sont en immortelles rouges, cette fleur que chacun et chacune accroche à sa veste ou à son corsage. Mais on verra aussi des roses, des myosotis, des bleuets, des pivoines, des coquelicots et même des géraniums ! Les boutonnières, avec le temps, ont tendance à s’orner d’églantines. Symphonie des couleurs. Bleus des ouvriers, redingotes noires des élus. Le rouge est partout : robes des femmes, bonnets phrygiens des enfants, cravates, ceintures, rubans, parapluies, drapeaux…
    Si devant le Mur, des hommes se décoiffent et des femmes se signent, c’est parce que le 28 mai est la journée du « culte des martyrs de la sociale », célébré par les « grands prêtres et prêtresses de la Commune », Louise Michel, Paule Minck, Lissagaray, Chabert, Joffrin, Brousse, Allemane, Vaillant…
    Dans leur « homélie », leur « prêche dominical », ils prophétisent chaque fois la Révolution. Cette messe rouge permet à tous les fidèles de témoigner de leur « foi socialiste ». Ils « communient » dans un souvenir de plus en plus beau, de plus en plus inaccessible. Les « héros de 1871 » sur les « tombes » desquels on va se recueillir, sont sanctifiés. Personne ou presque ne se pose de questions sur ce qui avait pu les diviser. On les transforme au besoin. Lissagaray présente par exemple le jacobin Delescluze comme ayant été « éminemment socialiste ». Sur la semaine sanglante, guère d’analyse non plus, ni de recherche. Après les hésitations du début sur le nombre des morts – de 17 000 à 40 000 – la « mémoire collective » adopte celui de Pelletan, 35 000, qui sonne terriblement bien. Trop bien. Ce chiffre épouvante. C’est pourquoi les manifestants, en venant « honorer la mémoire des morts », enterrent aussi « la Révolution insurrectionnelle ». Pour les jeunes, la Commune est certes une page « merveilleuse » de l’histoire ouvrière, mais elle est surtout une tragédie qui finit au pied d’un mur atrocement triste où des mitrailleuses impitoyables vous déchiquettent. Le 28 mai a le goût amer de l’impuissance et de la déroute. On vient donc saluer des « vaincus » ; la majorité des inscriptions sur les couronnes sont plutôt « défaitistes » (« Aux victimes », « Aux martyrs », « Aux morts »…) : 20 sur 36 en 1897, 25 sur 39 en 1900, 19 sur 28 en 1911…
    La bataille du souvenir L’origine des commémorations annuelles de la semaine sanglante, le dimanche le plus proche du 28 mai, date finale de la Commune de 1871, est mal connue. L’une des premières remonte à 1878, lorsque l’Egalité, le journal du marxiste Jules Guesde, organise un banquet-souvenir. L’année suivante, une « poignée » de pèlerins se rassemble au Père-Lachaise, mais la première véritable manifestation se déroule le 23 mai 1880, entre l’amnistie partielle des communards (condamnés, exilés ou déportés) du 3 mars 1879, et l’amnistie totale du 11 juillet 1880. Zehr, ex-officier fédéré et ouvrier en bronze, l’aurait d’abord proposée, mais le grand initiateur est le « Comité socialiste d’aide aux amnistiés et non amnistiés ». Outre ce comité, les promoteurs sont l’Union fédérative ouvrière, l’Union syndicale des travailleurs de la Seine, et les journaux socialistes le Prolétaire et l’Egalité. Bref, l’idée est venue des milieux où s’est constitué le Parti ouvrier, moins de dix ans après l’écrasement de la Commune de Paris.
    L’endroit retenu, le terrain situé dans la 76e division, devant le mur de Charonne, à l’est du cimetière du Père-Lachaise (20e arrondissement), correspond, semble-t-il, à l’une des fosses communes de 1871, mais aussi à un lieu où il y eut des exécutions sommaires. Ernest Pichio, dès 1872, dans son tableau Le triomphe de l’ordre, le représente : on y voit une fosse et une foule tombant sous les balles devant un mur. Spontanément, dans les années suivant la défaite, des familles viennent fleurir ce terrain dont l’accès est interdit. En 1880, le Prolétaire affirme que c’est là que les derniers combattants de la Commune, acculés, ont été fusillés et là aussi qu’on aurait déversé des tombereaux de cadavres. Y a-t-il eu 147, 800 ou 2 200 fusillés devant le « mur fatal » ? A-t-on enfoui ici 1 200, 1 600 ou 10 000 corps ? Provenaient-ils de la prison proche de la Roquette où près de 2 000 personnes auraient été massacrées ? Au mystère s’ajoute le mythe. En 1883, le socialiste Joffrin aurait dit sur les lieux : « Ici reposent 35 000 camarades ». Les cartes postales de 1908 représentant le Mur portent en légende : « 20 000 hommes, femmes et enfants ont été fusillés devant ce mur ».
    Le Mur lui-même, en 1880, n’est encore qu’un élément du « sinistre » décor, on n’évoque alors que « la tranchée des insurgés ».
    La première montée au « Mur funèbre » est l’occasion pour les socialistes d’affirmer un camp et un « parti de classe » face aux radicaux. Ces derniers ne cherchent-ils pas à utiliser politiquement le drame des communards ? Au parlement, ils ont mené « la bataille » en faveur de l’amnistie et l’un d’entre eux, Camille Pelletan, vient de publier son livre La semaine de mai. Pour nombre de « révolutionnaires » en tout cas, la commémoration ne saurait être une journée d’émeute.
    « Agir autrement qu’en paroles » (Louise Michel) « Les insurrections, ces « filles de la misère » ne mènent qu’aux hécatombes », a écrit l’écrivain communard Jules Vallès. Malgré les divers incidents provoqués par la police, les groupes socialistes et les quelques milliers de personnes qui défilent de la Bastille au Père Lachaise accomplissent surtout un « acte religieux ». Les amnistiés vont d’ailleurs réagir le plus souvent en anciens combattants. Beaucoup, sans doute « assagis » par la déportation et l’exil, se satisfont de cette nouvelle république qui se met en place après l’éviction du président Mac Mahon et des dirigeants conservateurs. En 1880, la première célébration du 14 juillet depuis la Révolution est un immense succès. Des socialistes qui voulaient alors monter au Mur y renoncent.
    On veut ériger un monument aux Fédérés. Rochefort, ex-directeur républicain de La Lanterne et de la Marseillaise, demande fin 1880 au conseil municipal de Paris un emplacement. Un Comité des « combattants de 1871 » se constitue au même moment autour de Gaillard, l’ancien Directeur des barricades de la Commune. Ce groupe fournira bientôt des hommes et des idées au Comité du monument des Fédérés, animé dès 1882 par Lissagaray, combattant et historien de la Commune.
    Le mouvement ouvrier et socialiste se divise alors en diverses « chapelles ». En 1881, anarchistes et blanquistes quittent le Parti ouvrier qui éclate de nouveau l’année suivante en deux partis : les « possibilistes » et les « guesdistes ». Ajoutons les groupes indépendants, les cercles et les syndicats, et les journaux comme La Bataille de Lissagaray et Le Cri du peuple de Jules Vallès. Querelles et dissensions forment la toile de fond des manifestations de mai. Ce qui est en cause ne semble pas être le principe de la Révolution, mais la question des moyens. Pour les 28 mai, les anarchistes, qui parlent de revanche, veulent sortir du style processionnaire : Louise Michel est pour une attitude plus offensive, elle aimerait « qu’on agisse autrement qu’en paroles […] nos cadavres serviront de piédestal aux générations futures ». On parle « d’armée prolétarienne » mais, en fait, une conception strictement commémorative se dessine rapidement. Blanquistes (1884), puis possibilistes (1885) expriment leur doute sur l’efficacité d’une journée de « lutte armée » à l’occasion de ces anniversaires.
    Drapeaux rouges contre drapeaux noirs À cette époque, la double question du « terrain » et du monument préoccupe beaucoup les militants. Le terrain où se trouve le mur étant transformé en décharge publique et menacé d’une vente par concessions, les socialistes et leurs alliés radicaux, appuyés par le journal La Justice de Clemenceau, obtiennent au conseil municipal, fin 1883, la réservation pour 25 ans. Mais le préfet de la Seine, Poubelle, s’y oppose. Une souscription est néanmoins ouverte dans La Bataille et Joffrin réussit à faire voter par le conseil municipal, le 16 mars 1884, une proposition invitant l’administration à donner l’autorisation d’ériger un monument. Poubelle réitère son refus. La souscription rassemble 6 134 F, dont 2 459 F vont au monument à Delescluze, l’un des « grands martyrs » de mai.
    Le comité général du monument tente, le 16 mai, d’installer un semblant d’édifice : une grille de 37 mètres de long et douze dés en pierres de Lorraine. Scandale ! Une partie provient du Palais des Tuileries, brûlé par les communards en mai 1871 ! L’administration séquestre les matériaux. On craint des affrontements pour le 23 mai, mais les manifestants se contentent de suivre les consignes du Comité en apportant plantes et arbustes. Les journaux socialistes ont appelé au Mur ! Le mythe devient réalité. Malgré une « boue effroyable » due à la pluie, chacun tient à s’en approcher le plus possible…
    Le 24 mai 1885, le gouvernement de « concentration républicaine », dirigé par des radicaux, veut empêcher le déploiement du drapeau rouge, cet « emblème de la guerre civile ». Des heurts extrêmement violents opposent manifestants et « forces de l’ordre » dans la nécropole, et devant le Mur sur lequel flotte un drapeau rouge géant de l’Union socialiste révolutionnaire. Le Cri du peuple dénonce ces « massacres » – on parle de plusieurs morts – et leur préméditation. Côté pouvoir, le préfet de police Gragnon met en cause les « meneurs » et les « bandes armées », le ministre de l’Intérieur Allain-Targé, la « minorité d’agitateurs qui a voulu déborder la démocratie parisienne ». La répression de 1885 provoque l’éclatement des « fidèles du 28 mai ». Les possibilités, par hostilité pour Lissagaray, ce « pierrot enroué et vantard » et sa « feuille de chou », par peur aussi d’être entraînés malgré eux dans des affrontements causés par les anarchistes, défileront maintenant le matin, sans drapeau rouge. Tous les autres groupes vont poursuivre en 1886 la « guerre des drapeaux » et l’année suivante, après la manifestation de l’après-midi, 400 « marcheurs » cherchent à envahir la voie publique. Mais c’est en 1888 que les tensions internes au mouvement révolutionnaire vont brutalement se révéler à cause du boulangisme.
    « Notre brave général Boulanger » Le général Boulanger, ministre de la Guerre républicain en 1886, a évolué vers la droite. Mis à la retraite, il est maintenant soutenu par des royalistes et des bonapartistes et paraît menacer l’assemblée nationale d’un coup d’État. Son nationalisme revanchard et son antiparlementarisme sont populaires. Il a aussi des appuis à gauche et à l’extrême gauche. Pour lutter contre « l’opportunisme » de Jules Ferry, certains socialistes, notamment les blanquistes, vont jusqu’à oublier que Boulanger a participé comme colonel de l’armée versaillaise à la semaine sanglante ! Rochefort, avec son journal L’Intransigeant, bataille pour le « brav’général ».
    Les possibilistes, qui montent au Mur le matin du 27 mai, veulent, militairement au besoin, mettre un terme à l’aventure boulangiste, « afin de sauver la République », ce « minimum de la Sociale ». Ils viennent de participer avec Clemenceau, Pichon, Chautemps, Pelletan, Lissagaray, Camelinat, à la fondation du Comité des droits de l’homme et du citoyen qui mêle, dans un réflexe de défense républicaine anti-boulangiste, « prolétaires et bourgeois ». Les autres « écoles révolutionnaires » les condamnent au nom de la « lutte des classes ». Mais cet accord fragile et superficiel vole en éclats dans l’après-midi, car les anarchistes mettent leurs menaces anti-boulangistes à exécution. L’un d’entre eux, Lucas, grimpé sur le Mur des fédérés avec deux compagnons, tire trois coups de révolver sur Rouillon et d’autres blanquistes proches de Rochefort. Des bagarres s’ensuivent. Au lendemain de ces incidents, des blanquistes prennent leurs distances vis à vis de Boulanger.
    On se dispute l’héritage. En mai 1889, le possibiliste Lavy déclare que son parti est le « vrai continuateur de la tradition communaliste », les blanquistes (CRC) qui défilent de leur côté avec les terrassiers en tenue de travail se réclament, eux aussi, de 1871. En octobre 1889, le CRC se divise : d’un côté ceux qui, avec Granger, restent fidèles à Rochefort, de l’autre ceux qui, avec Vaillant, dénoncent la « déviation boulangiste ». La mêlée entre frères ennemis a lieu le 28 mai 1890. Le matin, un seul incident : la couronne des « boulangistes » est jetée à l’égoût par les possibilistes. L’après-midi, au milieu des tombes, les vaillantistes donnent aux « traîtres », aux « renégats sacrilèges », une leçon de cannes plombées ! Rouillon est grièvement blessé. Il mourra trois mois plus tard. Les rochefortistes vont alors créer le comité central révolutionnaire socialiste qui deviendra antisémite.
    En 1891, après la fusillade contre les grévistes du 1er mai à Fourmies, malgré le vent unitaire qui semble se lever, il y a trois montées distinctes au Mur. Le 24 mai, les possibilistes « nuance Brousse » y vont le matin, les possibilistes « nuance Allemane » (ils ont formé l’année précédente le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire) et les anarchistes l’après-midi. Le 29 mai, c’est au tour des autres organisations, sous l’égide de la Commission d’organisation du 1er mai dominée par les Guesdistes.
    L’année suivante, tandis que l’on est entré dans la période des attentats anarchistes, les efforts de cette commission amènent un progrès. Certes il y a encore trois défilés et, lors de celui du 22 mai, des anarchistes attaquent les rochefortistes, mais le 29 mai, c’est presque une « manifestation d’ensemble » à laquelle participent POSR, POF, CRC, socialistes indépendants, étudiants, collectivistes, anarchistes. En fait, l’union reste superficielle.
    Les tentatives de réconciliation connaissent leur sommet et leur limite le 28 mai 1893. Dans le cortège explosif, guesdistes, allemanistes, blanquistes, anarchistes, rochefortistes, ouvriers et étudiants. Russes et Polonais se côtoient. Des multitudes de gamins de 14-15 ans sont là, criant avec ardeur. Lorsque la foule arrive au Mur, où Lucas a apposé « le Manifeste des dynamiteurs », on entend « Vive Ravachol ! Vive l’anarchie ! ». Des coups sont échangés. Un formidable tumulte couvre les seize discours. Brunet préconise « la propagande par le fait ». Le cri le plus repris est « Vive la Révolution ! », mais on entend aussi « À bas la patrie ! ». Les bagarres, dans des « flots d’étoffes rouges », se poursuivent durant toute la cérémonie. Cette manifestation de masse, qui ravit « les fidèles à l’Idée », précède le bras de fer entre le mouvement ouvrier et le gouvernement républicain qui ferme la Bourse du travail.
    Les beaux dimanches du « Père Lépine » Le 9 décembre 1893, l’anarchiste Auguste Vaillant lance une bombe dans la Chambre des députés ; le 12 février 1894, un autre anarchiste, Émile Henry, fait de même au café Terminus. Ces attentats à Paris entraînent le vote des « lois scélérates » contre les libertés et, début 1894, « l’exposition et le port de drapeaux soit sur la voie publique, soit dans les édifices, emplacements et locaux ouverts au public » sont interdits. Les deux comités organisateurs de la manifestation du Père-Lachaise acceptent, avec regret, cette suppression. Le 27 mai, la police fait savoir aux députés socialistes envoyés en délégation que les manifestants ne pourront se rendre au Mur que par « petits paquets », afin de déposer silencieusement leurs couronnes. Les 1 500 personnes rassemblées salle Lexellent refusent d’y aller. Les gouvernants veulent-ils « massacrer les socialistes » ? 1 000 « argousins » sont devant le cimetière, 2 000 au fond. On voit Lépine, le nouveau préfet de police, parader en souriant. Il s’agit en fait d’une nouvelle politique répressive. En 1896, le POSR appelle à l’abstention, pour ne pas voir « défiler les révolutionnaires tels que de dociles moutons ». Le processus unitaire ayant été relancé quelques mois plus tard par le banquet socialiste de Saint Mandé, de très nombreux manifestants retrouvent le chemin du Mur le 28 mai 1897, mais le Père-Lachaise est alors « transformé en campement militaire ».
    Le 28 mai 1899, lors de la commémoration organisée par le Comité d’entente socialiste mis en place à l’occasion de l’affaire Dreyfus pour défendre la République à nouveau menacée, les chants, les cris et le drapeau rouge réapparaissent et les « réacteurs » rochefortistes sont sévèrement corrigés. Bagarres, arrestations. En 1900, c’est pire. La manifestation se fait contre le ministre de la Guerre Galliffet, « le fusilleur » de la Commune et le ministre socialiste Millerand, le « traître », tous deux membres du gouvernement de Défense républicaine de Waldeck-Rousseau, formé en juin 1899 pour faire face à l’agitation antidreyfusarde. Les heurts sporadiques se transforment en violents affrontements, suivis de nombreuses arrestations. Lépine et ses « brutes policières » sont dénoncés. Cette répression, très dure, continue en 1901 contre la manifestation des « ministériels », le 19 mai, et contre celle des « révolutionnaires », le 26 mai. Le Mur est littéralement couvert de policiers, des manifestants y sont frappés à coup de crosse.
    Un cran de plus est franchi l’année d’après. Les manifestants, tronçonnés en minuscules paquets, après avoir passé sept rangs d’agents, doivent suivre, dûment encadrés, un itinéraire allongé à plaisir. Plus on approche du Mur, plus les forces de l’ordre sont denses. Un tract, un cri de « Vive la Commune ! », un couplet de l’Internationale, et les hommes de Reisse, l’officier de paix du 20e qui fait « la police du Mur », se précipitent. Il y a peu de riposte physique de la part des manifestatns. On se contentera de poser ensuite la « question Lépine » au Conseil municipal ou à la Chambre des députés. Les numéros des « agents brutaux » sont désignés, un réquisitoire contre le « petit monsieur maladroit » que serait Lépine est dressé. Celui-ci, nullement impressionné, va, en 1903, jusqu’à faire savoir par une note adressée aux journaux que des milliers d’hommes sont mobilisés avec des consignes « très sévères » contre les « provocateurs ».
    Lors de cette commémoration, placée sous le signe de la lutte contre « la calotte » – on est alors sous le ministère Combe qui prépare la loi sur la séparation de l’Église et de l’État – il y a de sérieux incidents mais, dans l’ensemble, les manifestants, moins nombreux que les « tartares de la préfecture », sont découragés. Devant ce débordement de « flicaille » beaucoup ne vont plus au Mur. Les élus socialistes « blocards », qui soutiennent le gouvernement, recommandent le calme ; quant aux autres, ils se désintéressent de la manifestation. Lépine, en 1904, est arrivé à ses fins ; les socialistes semblent matés.
    Anciens communards et nouveaux socialistes C’est en 1904 que le comité du monument aux fédérés et le groupe fraternel des combattants de la Commune relancent leurs activités. Après les nombreux refus essuyés depuis des années, Jean Sery, secrétaire du comité, et Allemane reprennent la question du terrain et surtout du monument en 1907, dans le quotidien socialiste L’Humanité. Ce dernier note que deux des premiers défenseurs du projet ont atteint aux plus hautes fonctions : Clémenceau est président du Conseil, Pichon ministre. L’occasion semble propice. Surtout après le vote, le 20 décembre 1907, par le Conseil municipal, de la concession perpétuelle.
    Le comité et les « pouvoirs publics » connaissent alors une lune de miel. L’inauguration d’une plaque de marbre de 2,20 m portant l’inscription en lettres dorées « Aux morts de la Commune, 21-28 mai 1871 », est négociée. Drapeaux rouges et chants seront acceptés, mais la police devra être respectée et les « suspects et provocateurs » écartés.
    Le parti socialiste SFIO, unifié depuis 1905, prend en main la manifestation que les anarchistes boudent. 10 000 personnes viennent, le 25 mai 1908, déposer 25 couronnes et écouter 16 discours. On en profite pour inaugurer le monument à Pottier, l’auteur de l’Internationale. Une cérémonie réussie, à peine ternie par des incidents de dernière minute : des socialistes indépendants, Faillet, un ancien communard, Morel et Lajarrige, sont bousculés et même frappés par des socialistes « unifiés », leurs couronnes mises en pièces. Lépine, qui intervient, est malmené. Pour Faillet, les manifestants qui chaque année, viennent « en bande hurler la Carmagnole et l’Internationale n’ont rien à voir avec les communards ».
    Il est vrai que les survivants sont moins nombreux chaque année. En 1893, il reste en vie une trentaine des 86 élus qui avaient siégé à l’Hôtel de ville en 1871 ; ils ne sont plus que treize en 1907. Le groupe de l’Association fraternelle des anciens combattants de la Commune ne rassemble que quelques dizaines d’hommes, 50 en 1892, autour de Navarre, Sery, Camelinat, Chatelain, Champy, Lejeune… En 1880, la majorité des manifestants sont de jeunes ouvriers de quinze à dix-huit ans. Des gens interpellés entre 1895 et 1914, il ressort que le « militant du Mur » est le plus souvent un ouvrier des métiers qualifiés, d’une trentaine d’années, d’origine plutôt provinciale. Il n’a donc pu connaître la Commune que par tradition. Le Mur, pour lui, est « historique ». Vaillant, député du 20e arrondissement, dans son discours de 1908, le sacralise tout en confortant le mythe : « Et c’est à ce mur, écrit-il, que les derniers, les plus valeureux combattants de la Commune, étaient fusillés. Aussi le Mur est-il devenu pour nous le monument de la Commune, le monument de ses héros, le monument de la République sauvée, de la Révolution prolétaire en marche ». Désormais, le Mur, « notre mur », comme l’écriront et le ressentiront les militants de la gauche, est devenu le tombeau des communards inconnus, et la commémoration, un pèlerinage.
    « Sous les pavés… les flics » Le parti socialiste SFIO va renforcer son contrôle sur la manifestation. L’idée d’un service d’ordre et son ébauche étaient anciennes mais, en 1908, la première convention est passée entre les autorités officielles et les organisateurs. Des « commissaires » du parti, avec « consignes » et « insignes », doivent écarter les « gens suspects ou provocateurs ». On sait que la trêve est bien éphémère et qu’aux lendemains de l’inauguration de la plaque du Mur, le sang ouvrier coule à Draveill Villeneuve-Saint-Georges. Clémenceau, le « premier flic de France », entame une autre épreuve de force avec la CGT des syndicalistes-révolutionnaires et des anarchistes.
    Lors de la commémoration de mai 1909, les violences policières recommencent. Un argument de plus pour renforcer le service d’ordre socialiste. Des « camarades » sont désignés par les sections pour organiser le cortège. En 1911, ces « hommes de confiance », munis d’un brassard rouge avec l’inscription PS, sont 200. Il faut y ajouter des cyclistes de la Féération sportive socialiste. Renaudel sera le chef de ce service d’ordre qui doit, en principe, protéger les manifestants des « brutes lépiniennes », mais qui, en fait, sert la nouvelle politique du parti. En effet, pour conquérir le droit de manifestation à la manière des Britanniques, celui-ci veut prouver qu’il est capable de faire respecter « l’ordre public » en s’auto-disciplinant. Tâche d’autant plus délicate que la police semble vouloir ignorer cette bonne volonté : « Les flics sortaient de sous les pavés » écrit en 1910 L’Humanité.
    Néanmoins la campagne contre Lépine, « l’empereur des flics », s’intensifie dans les journaux de gauche. La SFIO, qui joue la carte de la légalité, ne fait que signaler les « mauvais policiers » coupables de « passage à tabac ». C’est dans cet esprit qu’elle intègre dans la manifestation du Père-Lachaise les « minorités agissantes » : « insurrectionnels » (groupe de la Guerre sociale d’Hervé et Jeunes gardes d’Almeyreda), libertaires de la Fédération anarchiste, communistes, puis militants de la CGT. Cette dernière, qui s’estime aussi « l’héritier légitime de la Commune », n’appelle officiellement à la montée au Mur qu’en 1913, au cours de la lutte contre le rétablissement des trois ans de service militaire. Cette manifestation unitaire, interdite, est remplacée par le meeting de masse du 25 mai organisé par la SFIO au Pré Saint Gervais (100 à 200 000 personnes).
    La montée au Mur de 1914 connaît aussi un gros succès numérique. Plus de 100 députés socialistes viennent d’être élus. La commémoration, le 24 mai, sera pour le parti l’hommage des jeunes triomphateurs à « ceux qui leur ont tracé la route » ; ils viendront « puiser » la volonté de réaliser le socialisme, ce que le secrétaire du parti, Dubreuilh, appelle la « Revanche » ! Pour y parvenir, plus question d’une insurrection romantique comme celle des communards. La SFIO préconise la voie électorale et la CGT la grève générale. L’Humanité socialiste souligne donc « le calme et la dignité » qui ont caractérisé la manifestation. Et l’anarcho-syndicaliste de la CGT, Yvetot, se félicitant du succès dans La Bataille, le quotidien syndicaliste, écrit : « Je n’ignore pas que la Commune a mis fin à une forme d’action révolutionnaire du peuple. Autre temps, autres mœurs. C’en est bien fini sans doute de la guerre civile sur les barricades »… Alain DALOTEL

     


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