• Dette : le hold-up intellectuel des libéraux

    Les libéraux, pour l’heure, réussissent un véritable tour de force. La crise ouverte en 2007 est clairement celle de leur modèle. Pendant des années, à défaut d’augmenter les salaires, les ménages ont été poussés à la dette. Cela a effectivement soutenu la croissance pendant un temps. Jusqu’à ce que cette dette privée explose. Depuis, la dette publique a pris le relais. Sans elle, les économies se seraient littéralement effondrées. Or les libéraux en prennent prétexte pour imposer un peu plus leur modèle. Les pays européens se sont ainsi lancés dans une véritable course à l’austérité. Pour séduire les marchés financiers, c’est à qui réduira le plus le nombre de fonctionnaires, les retraites, les salaires.

    En France, la dette publique est de l’ordre de 90 % du PIB. C’est évidemment beaucoup. Mais encore faut-il ne pas noircir le tableau. La mise en rapport d’un stock de dette avec un flux annuel de production n’a guère de sens. Pour un ménage, il est fréquent d’avoir une dette supérieure à son revenu annuel : cela n’est pas nécessairement un problème, peut permettre de se projeter dans l’avenir. La dette est d’autant moins un problème pour l’Etat qu’il n’est justement pas un ménage. Celui-ci est tenu de rembourser son stock de dettes, les banques n’accordent plus de crédit passé un certain âge. L’Etat, lui, n’est pas mortel. Il n’est en aucun cas tenu de réduire sa dette à zéro contrairement à ce que soutient la funeste règle d’or. Il a la possibilité de la reconduire. Et c’est ce qu’il fait traditionnellement : il emprunte pour payer le capital à rembourser. Les entreprises le font aussi souvent. Le crédit n’est pas un mal en soi. Dans nos économies monétaires, il occupe une place centrale, soutient la demande, laquelle détermine la production.

    Au nom de quoi le privé aurait-il le droit de s’endetter et pas le public ? La focalisation sur le trou du public et non sur celui du privé, autrement plus important, renvoie au discours libéral selon lequel le public est improductif et pèse sur le privé. Or l’Etat produit aussi de la richesse, les services publics augmentent le PIB. Les Etats-Unis avaient une dette publique de 120 % du PIB à l’issue de la seconde guerre mondiale. Cela n’a pas empêché la suite : avec la croissance, la taxation des hauts revenus et un peu d’inflation, la dette y a ensuite fondu comme neige au soleil (moins de 30 % au début des années 1970).

    L’important en matière de dette publique est ce que paie l’Etat chaque année au titre de la dette, à savoir les intérêts. Le véritable poids de la dette n’est pas ainsi de 90 %, mais de 2,5 % du PIB, soit les 48 milliards d’euros effectivement payés par la France (en 2010). Cela ne justifie aucunement les discours alarmistes en vogue. Durant les Trente Glorieuses, ce poids était de 1 % du PIB. Mais au milieu des années 1990, il était de plus de 3,5 % à cause des taux d’intérêt prohibitifs d’alors. Le poids réel de la dette dépend certes du stock de dette mais aussi des taux d’intérêt. Il y a un moyen simple pour baisser ceux-ci : il suffit que la Banque centrale garantisse la dette et s’engage à l’acheter si les taux excèdent un certain seuil. Seule la Banque centrale européenne s’y refuse. Elle n’intervient qu’à reculons et à dose homéopathique, d’où le déferlement de spéculation. Refusant de s’attaquer à la finance, la zone euro se place sous la coupe des marchés. Et les néolibéraux parviennent ainsi à leur fin : imposer des programmes d’austérité sans précédent.

    L’exemple grec le montre pourtant : l’austérité, en plongeant les pays dans la dépression, creuse finalement déficits et  dettes  publics, d’où  le  défaut  de  paiement et  l’acceptation
    délétère  qu’un  Etat  développé  puisse  faire  faillite  comme  n’importe  quel  ménage  ou entreprise.

    La dette publique française n’était que de 25 % du PIB en 1982. Comment expliquer son explosion ensuite (36 % en 1991, 58 % en 1996 et à présent 90 %) ? Les libéraux pointent l’excès des dépenses de l’Etat (qui concentre l’essentiel de la dette publique). Or celles-ci, austérité budgétaire oblige, se sont contractées : de 25 % du PIB au milieu des années 1990 à 22 % entre 2006 et 2008. Le solde budgétaire dépend en fait principalement des recettes. L’analyse keynésienne est  ici précieuse : en cas de stagnation ou de récession, on a du chômage, mais aussi une dégradation des comptes publics, à la fois parce que des dépenses augmentent (prestations chômage, etc.), mais surtout en raison de la chute des recettes fiscales qui dépendent directement de la croissance. Le déficit public est passé de 3,3 % en 2008 à 7,5 % du PIB en 2009. Cela ne s’explique pas par la relance de N. Sarkozy, particulièrement piteuse au regard de ce qui a été fait aux Etats-Unis ou en Chine, mais par la chute des rentrées fiscales. En clair, il existe deux types de déficits. Les déficits expansionnistes : les dépenses publiques soutiennent la  croissance, ce  qui  permet d’escompter un  surcroît de recettes et la réduction des déficits initiaux. Les déficits récessifs : les politiques d’austérité plombent l’activité, ce qui creuse les déficits par défaut de recettes. C’est exactement ce que subit la Grèce : malgré des coupes drastiques, son déficit en 2011 est le même qu’en 2010.

    La dette publique n’est pas la question principale. Sa forte croissance ces quatre dernières années est d’abord liée à la crise. Pour la réduire, il faudra sortir de celle-ci. Or les choix effectués nous conduisent tout droit à la dépression.

    Le  modèle  néolibéral  s’appuie  sur  quatre  grands  volets :  la  finance  libéralisée,  le  libre échange, l’austérité salariale et la contre-révolution fiscale (les baisses d’impôts pour les riches). Sortir de la crise, et ainsi réduire la dette publique, ne pourra se faire sans rompre avec chacun d’eux. Outre la domestication de la finance (la nécessaire recapitalisation des banques en offre l’opportunité) et une autre politique monétaire, cela passe par le retour à une fiscalité progressive (les  cadeaux aux  riches ayant aussi  creusé la  dette), une  relance budgétaire indispensable pour certains besoins (l’éducation, la santé, mais aussi l’écologie qui exige des investissements publics massifs) et par une relance salariale générale, plus soutenue dans les pays qui ont des excédents commerciaux exorbitants comme l’Allemagne. Car derrière la crise de la dette, il est une autre crise, celle de l’euro. Loin de conduire à la convergence, son introduction, en supprimant l’ajustement des parités monétaires, s’est traduite par un creusement des déséquilibres. L’Allemagne, par une austérité salariale redoublée, accumule des excédents (elle fait pire que la Chine en termes de part des exportations dans son PIB) au détriment de l’Europe du Sud (Grèce, Portugal, Espagne, mais aussi Italie et France). Or qui dit déficit, dit dette à souscrire pour les payer, de même que les excédents doivent être placés auprès des pays déficitaires. Face à cela, les solutions fédéralistes (eurobonds, transferts budgétaires, etc.) sont des impasses : loin de résorber les déséquilibres par le haut (la relance de la demande interne en Allemagne), elles les entretiennent. On ne peut pourtant concevoir comme horizon pour l’Europe, celle de travailleurs du Sud au chômage aidés par ceux du Nord  afin  de  consommer  des  marchandises que  ces  derniers  produiraient  toujours  plus durement (pour financer les transferts). L’Europe mérite mieux. A défaut de quoi c’est l’euro qui sera remis en cause.

    Christophe Ramaux (Maître de conférences en économie à l’Université Paris I et membre du collectif des Economistes atterrés)


    Une version courte de cet article est parue dans Le Monde.fr, 01/12/2012, sous le titre « Cessons de nous focaliser sur le déficit public »

    http://www.atterres.org/article/le-monde-d%C3%A9cembre-2011


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