• Bouge, c'est gratuit

    Depuis quatre ans, dans l'agglomération du Pays d'Aubagne et de l'Étoile (Bouches-du-Rhône), les transports en commun sont gratuits. Une folie anti-économique ? Non, un choix politique et social hétérodoxe qui semble satisfaire les usagers, les employés et même le patronat local ! Enquête.

    « Les transports gratuits ? C'est super ! se réjouit ce retraité assis sur un banc de la gare routière d'Aubagne. Ça vaut vraiment le coup. On va où on veut sans avoir à compter, on peut se promener. Ma voiture, elle est au garage, je ne la prends plus que pour sortir de la ville. » Hé oui, dans cette petite ville des Bouches-du-Rhône, l'on peut entrer dans un bus sans sortir un euro. L'ancien poursuit : « C'est normal que les transports en commun soient gratuits ! Surtout en ce moment, que tout est si difficile. »

    Voilà un avis qui va à l'encontre des souteneurs de doxa économique et des zélateurs de la République ! Si ces derniers voient dans la gratuité une aggravation des inégalités sociales – puisque seuls les riches circuleraient alors en voiture –, les premiers prétendent que « ce qui est gratuit est dévalorisé », laissant entrevoir la piètre estime qu'ils ont pour l'enseignement et le système de santé publics. « L'utilisateur des transports en commun doit se comporter de manière responsable et financer le service, dans la mesure de ses moyens », proclament les Verts dans leur plate-forme nationale. Pour le Groupement des autorités responsables de transport [1], comme pour la Fédération nationale des associations des usagers de transport, la gratuité est aberrante, sinon dérisoire. Selon Pierre-Henri par JMBEmangard, maître de conférences à l'université du Havre 2, « la gratuité crée l'illusion qu'il peut exister des biens ou des services qui n'ont pas de coût et peuvent être consommés sans limite ». Quant à Esther Dubois [2], directrice de la prospective Transports à la Communauté de Clichy-Montfermeil (Seine-Saint-Denis), elle juge que la gratuité « n'a pas de sens ! La valeur du déplacement, le transport […] est un “échange fluide”, un gisement de relations et de services pluriels qu'il s'agit de faire émerger, de valoriser en système d'échanges sociaux. Il n'est donc pas seulement une valeur “monétaire”, mais une valeur ajoutée sociale : créatrice de relations, de connections, de liens, de choix, de communautés, de nouvelles richesses partagées. La mobilité devrait donc pouvoir révéler une communauté d'usage. Il s'agit de fonder de nouvelles valeurs, des systèmes de “monnaies complémentaires”, permettant la création de communautés, d'individus mobiles, usagers-acteurs. » Et blablabla.

    Cette artillerie dogmatique habillée des fausses vertus du bon sens, Nathalie Castan, directrice du service transports de l'agglomération du Pays d'Aubagne et de l'Étoile, la connaît bien. Lorsque a été décidée, en 2008, la mise en place des transports gratuits dans cette commune et quatorze autres environnantes (Bouches-du-Rhône et Var), « on nous a expliqué que l'argent investi pourrait servir à d'autres choses, que ça allait augmenter le nombre des incivilités. On s'est même entendu dire que ça favorisait les déplacements inutiles, comme aller se promener ou voir des amis ! » La société Véolia, détentrice de la concession depuis une trentaine d'années et aujourd'hui chargée de la gestion du parc de bus en délégation de service public (DSP), avait d'emblée refusé. Et pourtant, trois ans après la disparition des tickets, l'opération est un franc succès : la fréquentation des bus a augmenté de 160 %. « Aucune des inquiétudes, aussi bien celles de Véolia que celles des personnels, ne se sont réalisées. On le saurait, parce que la facture du prestataire aurait augmenté. Mais c'est vrai qu'au début, pour rassurer les conducteurs, on a mis en place une petite équipe de médiateurs. Au bout de quelques semaines, nous les avons supprimés : ils ne servaient à rien », explique la responsable des transports. « Notre salaire a un peu bougé, en mieux. Et fini le temps passé à faire la caisse, à rendre la monnaie. Je préfère l'ambiance qu'il y a maintenant à celle de l'époque où c'était payant », confie un chauffeur.

    En 2008, alors que ce projet de la gratuité était encore à l'étude, les autorités municipales avaient contacté le préfet pour se garantir de toute erreur juridique, les textes de loi concernant la DSP étant extrêmement minces et sujets à de multiples interprétations. « Dans un premier temps, la préfecture a fait la sourde oreille, poursuit Nathalie Castan. Après une rencontre avec des responsables qui semblaient ignorer le dossier, nous avons décidé de voter la délibération instaurant ce nouveau système de transport. Deux mois après, le préfet nous attaquait au tribunal administratif sans, heureusement, déposer un référé qui nous aurait contraint à tout arrêter. Le 6 décembre 2011, il a été débouté. Il a fait appel… »

    Flash back : en 2009, la population de l'agglomération du pays d'Aubagne et de l'Étoile passe la barre des cent mille habitants. Dans le cadre de l'impôt nommé « Versement transport », les employeurs des entreprises composées de plus de neuf salariés déboursaient jusqu'alors, 0,6 % de leur masse salariale. Avec l'augmentation démographique, le pourcentage est fixé dorénavant à 1,05 % : les recettes de cette taxe, exclusivement dédiée aux transports, passent alors de 3 à 5 millions d'euros consacrés, de fait, à mettre en place la gratuité. Finies les dépenses liées à l'impression des billets et des cartes d'abonnement, aux salaires des contrôleurs, à l'achat et à l'entretien des appareils de validation, dont l'ensemble engloutissait, comme à Châteauroux – autre ville ayant mis en place la gratuité – près de la moitié de la recette des ventes des titres de transport. Selon les comptes municipaux, le budget global du réseau des autobus est de 9,2 millions d'euros. Quatre millions d'euros venus de l'Agglo s'ajoutent aux cinq millions collectés à travers le « Versement transport » pour financer l'ensemble. « Aujourd'hui, le nouveau projet est de construire un tramway, lui aussi gratuit, qui devrait finalement relier Aubagne à Marseille, comme cela a été le cas entre 1905 et 1956. Un tel programme permet de passer à une nouvelle tranche du “Versement transport” en la portant maintenant à 2 %. Personne ne rechigne. Les employeurs y voient leur intérêt, celui, notamment, d'avoir des salariés qui arrivent à l'heure… », rapporte la responsable de l'Agglo. Mais ici, contrairement à l'installation des caméras de vidéosurveillance financée par l'État à 50 % pour l'installation et à 100 % pour le raccordement aux services de police, dans le cadre du fond interministériel de prévention de la délinquance, pas un euro n'est versé pour contribuer à la possibilité de circuler sans avoir à payer.

    « Mais, prévient Nathalie Castan, ce qui fonctionne sans problème à Aubagne, n'est pas forcément applicable dans des villes comme Paris, où les transports sont saturés. La gratuité augmenterait le nombre d'usagers et les infrastructures actuelles ne pourraient supporter une telle affluence. Mais il est vrai aussi que dans ce type de grande agglomération personne n'a l'intention de se pencher sur la question. C'est presque un sujet tabou. Le fait de devoir payer est destiné à limiter l'utilisation des transports. Et il ne faut pas chercher bien loin pour savoir qui subit cette restriction imposée par le prix du billet… »

    Que les transports en commun puissent être gratuits, comme c'est déjà le cas dans une quinzaine de communautés de communes en France, ou comme cela va l'être dans la ville de Tallinn, capitale de l'Estonie, avec ses quatre cent mille habitants, apparaît comme une brèche dans les lois d'airain de l'économie travesties en pur exercice de la raison. On imagine mal l'initiative communale qui s'expérimente ici mettre la marche arrière. Et l'idée d'avoir à monter dans un bus tout en guettant l'arrivée inopinée de quelques contrôleurs zélés, prompts à appeler en renfort les forces de police pour régler cet acte de délinquance majeure qui consiste à voyager sans billet, pourrait faire partie du passé. Ce n'est pas la pire des nouvelles, même si elle n'est pas la solution à tout.


    [1] Association créée en 1980, le Gart regroupe 263 autorités organisatrices de transports, dont 185 communautés d'agglomération et communautés urbaines, 59 conseils généraux et 19 conseils régionaux.

    [2] Dans la revue Trans flash d'avril 2010.


    » Lire la suite sur : CQFD, mensuel de critique sociale.


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  • Commentaires

    1
    Indigné !!
    Lundi 6 Août 2012 à 10:13

    Pierre-Henri Emangard quand on sait quel train de vie mène cet homme et quel patrimoine il possède, j'ai honte à sa place !

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